samedi 3 décembre 2016

« L’Âge des low tech » (Philippe Bihouix)

La patience est une vertu cohérente : ses récompenses savent se faire attendre. Ainsi, c’est longtemps après ma sortie d’une grande école[i] que j’ai eu le plaisir de faire une découverte plus qu’intéressante grâce à la revue des anciens élèves de cette école. Il s’agissait, il y a bien un an, d’une brève note de lecture concernant L’Âge des low tech, ouvrage de Philippe Bihouix[ii], paru aux éditions du Seuil en 2014.
Cette découverte fut pour moi une heureuse surprise, au milieu d’articles vantant toutes sortes d’innovations techniques, organisationnelles ou managériales plus smart, lean ou agiles les unes que les autres. Parmi ces incantations d’ingénieurs enivrés par leur infinie inventivité s’insinuait enfin une réflexion à contre-courant ; et, luxe suprême, une réflexion qui demeure celle d’un ingénieur au meilleur sens du terme, sens sur lequel je reviendrai plus tard.
Il me fallut cependant encore quelque temps pour surmonter ma proverbiale paresse et enfin faire l’acquisition du susnommé ouvrage, au sujet duquel s’imposent quelques impressions.
Le livre commence par un prologue (La folle valse des crevettes) qui est un constat : les conséquences désastreuses du modèle économique et industriel actuel sur l’environnement commencent à se voir de manière indiscutable et pourraient bientôt finir par être catastrophiques. Un tableau est vite brossé de pratiques souvent absurdes[iii] et parfois dévastatrices qui ont été adoptées pour des raisons financières. Bien entendu, il y aura toujours quelques optimistes pour tenter de nous rassurer : les ressources de l’esprit humain en matière d’inventivité technique sont déjà à l’œuvre pour nous sortir de ce mauvais ; le développement durable et la croissance verte ne sont-ils pas déjà là pour nous permettre de nous gaver proprement désormais ? L’auteur n’y croit pas et n’y voit qu’une nouvelle manière de poursuivre la course folle déjà engagée.
En quelque sorte, il nous donne à entendre que nous sommes maintenant dans une situation qu’un esprit aussi fin que celui d’Antoine de Rivarol, il y a un peu plus de deux siècles, n’envisageait que comme une hypothèse improbable, voire farfelue (mais redoutable si elle venait à s’avérer) : « La terre ne donne que des revenus ; elle ne connaît pas de capitaux ; si on la mangeait en nature au lieu de vivre de ses fruits, alors elle serait un capital dont on pourrait calculer le prix et la durée, et il y a longtemps que le genre humain aurait mangé son séjour. »[iv]
Il en est de la conscience écologique comme du conservatisme : l’écologiste et le conservateur peuvent se contenter de constater combien l’époque est lamentable, voire menaçante, et contempler avec une sorte de délectation morose l’étendue des dégâts présents et à venir ; s’ils veulent en revanche faire preuve d’audace, ils peuvent aussi proposer une manière d’en sortir, qui n’hésite pas à recourir à certains retours en arrière. Non par nostalgie – ce ne sont pas des rêveurs ni des réactionnaires – mais pour découvrir des pistes viables à explorer, lesquelles pourraient avoir été oubliées, méprisées ou simplement négligées dans la course frénétique du progrès.
Philippe Bihouix montre dans la suite de son ouvrage qu’il appartient à la seconde catégorie (d’écologistes au moins ; pour le reste, je l’ignore et ce n’est pas l’objet de la présente causerie). Cette suite consiste en un développement en quatre « actes », appellation qui, pour désigner des chapitres, pourrait passer pour une coquetterie d’auteur. Il n’en est peut-être pas rien – peu importe – mais cela n’est sans doute pas gratuit : ces quatre actes, pour un pessimiste, pourraient être ceux d’une tragédie. Pour un esprit non pas optimiste mais lucide et refusant le désespoir, ils peuvent être ceux d’un drame ou d’une tragi-comédie : les périls sont vastes, mais il n’est pas impossible de les surmonter, bien que l’issue soit incertaine et de nombreux efforts nécessaires.
Le premier acte, Grandeur et décadence des « ingénieurs thaumaturges », reprend et développe le constat du prologue, en l’inscrivant notamment dans une perspective historique. L’histoire, ici, est celle des techniques, avec tous les avantages et la puissance qu’elles nous ont offerts. Avec aussi leur coût ; celui-ci est allé croissant. L’illusion de la « croissance verte », évoquée dans le prologue, est ici expliquée et analysée : en résumé, les solutions que de nouvelles techniques prétendent apporter à des problèmes dont la plupart d’entre nous sont désormais conscients n’en sont pas vraiment. Plutôt que résoudre ces problèmes, elles les déplacent. Les ressources risquant de s’épuiser et les pollutions occasionnées par la mise en œuvre de ces techniques seront différentes, voilà tout. La course frénétique continuera sur d’autres terrains, mais elle continuera[v].
Ces solutions techniques, ainsi que celles qu’elles prétendent remplacer, font partie d’un modèle économique dans lequel nous baignons, auquel nous sommes soumis et auquel nous contribuons, de manière plus ou moins consciente. S’il n’est pas viable, à quoi bon l’entretenir plutôt que le remplacer par un autre ?
Fort bien, mais par quoi ? C’est l’objet du livre en général, et en particulier de l’acte II : Principes des basses technologies.
Ces principes sont ceux des retours en arrière nécessaires avant d’envisager une bifurcation vers de nouveaux développements. Il ne s’agit donc pas d’un retour à quelque « bon vieux temps » aussi idyllique qu’imaginaire, mais d’un ensemble de réflexions orientées autour de sept axes : (1) « remettre en cause les besoins », (2) « concevoir et produire réellement durable », (3) « orienter le savoir sur l’économie des ressources », (4) « rechercher l’équilibre entre performance et convivialité », (5) « relocaliser sans perdre les bons effets d’échelle », (6) « démachiniser les services » et (7) « savoir rester modeste ».
Le cinquième axe apporte la nuance indispensable à la crédibilité de l’ensemble du raisonnement : les « principes des basses technologies » reposent sur un équilibre qui reste à déterminer de manière plus fine que dans cet ouvrage[vi], sans doute au cas par cas[vii]. L’auteur donne cependant de nombreux arguments, souvent bien choisis et éloquents, aussi bien en énonçant clairement le problème posé au départ de chaque principe et en fournissant quelques exemples de solutions.
De même que l’acte II, l’acte III (La vie quotidienne au temps des basses technologies) revendique une certaine imprécision dans l’aperçu, nécessairement approximatif, de ce à quoi pourrait ressembler notre vie une fois adoptés et appliqués les principes énoncés dans l’acte II. Divers domaines de la vie quotidienne sont abordés : l’alimentation, les transports, la finance… La vie ainsi envisagée semble assez frugale (d’aucuns diront spartiate) et quelques aspects évoqués pourront paraître farfelus ou contraignants. Mais n’est-ce pas plutôt, pour nous autres habitants de pays riches, le fait de renoncer à quelques fausses évidences (ou mauvaises habitudes) fort confortables qui nous effraie ? Comment entamer la transition ?
Cette question, élargie à des échelons plus vastes, fait l’objet de l’acte IV (La transition est-elle possible ?). Après avoir rappelé l’impossibilité selon lui de continuer comme nous le faisons aujourd’hui et la stérilité de certaines réactions (« attentisme, fatalisme et "survivalisme" »), Philippe Bihouix pose les questions associées à quelques obstacles possibles : celles liées à l’emploi, à l’échelle (en termes d’efficacité et d’influence, politique notamment, pas toujours de manière convaincante dans ce dernier cas – voir l’exemple de l’abolitionnisme anglais[viii]), mais aussi à l’habitude. Pour ne pas nous désespérer, l’acte finit « sur une note positive » : si les efforts à faire pour inverser une tendance désastreuse sont nombreux et importants, ils peuvent être coordonnés et entamés à divers échelons, et la combinaison de leurs premiers effets – l’inverse de ceux qui nous désolent actuellement – pourra s’avérer encourageante[ix].
Les quatre actes nous ayant passionnés, restait à Philippe Bihouix de nous donner un baisser de rideau ou un épilogue : Rêve s’il en fût jamais. L’analogie théâtrale perd un peu de sa pertinence ici : nous assisterions plutôt au finale d’une symphonie où tous les thèmes, condensés, s’enchaînent fort vite ; un bon aperçu pour le « spectateur » retardataire, paresseux ou distrait, ou un bon résumé pour le lecteur pressé, lequel aurait tort de s’en contenter.
En n’entrant point trop dans les détails de ce qu’il propose, ce livre évite l’écueil de l’utopie. A ce titre, il paraîtra pessimiste aux optimistes et optimiste aux pessimistes, ce qui est plutôt bon signe. Et si j’ai indiqué au début de cette filandreuse critique que je me trouvai avoir fréquenté la même école que son auteur, ce n’est pas (seulement) pour me vanter. Ce serait plutôt pour rappeler – en substance – un propos du défunt directeur de cette école au temps où j’y étais élève : « la première tâche d’un ingénieur n’est pas de résoudre des problèmes, mais de les poser. » C’est ce qu’a fait avec talent, avec rigueur et non sans humour parfois Philippe Bihouix dans L’Âge des low tech. Je me permets donc de saluer humblement ce camarade.


[i] Assumons ce fait ! Ne soyons pas « populiste » !
[ii] Le moyen par lequel j’ai découvert l’existence de ce livre et de son auteur m’a permis en outre d’apprendre que j’avais été pendant un an – avant quelques glissements dans le cours de mes études provoqués par une certaine légèreté de ma part – un camarade de promotion de ce dernier. Nous ne nous sommes pas croisés à l’époque. Mais il est vrai que j’étais, comme je viens de le suggérer, un élève quelque peu évanescent.
[iii] Comme celle qui a donné son titre à ce prologue, et qui consiste à pêcher des crevettes en mer du Nord, à les expédier au Maroc pour les y faire décortiquer (la main-d’œuvre y est moins chère), puis à les renvoyer au Danemark, où l’on raffole de ces petits animaux.
[iv] J’en avais déjà touché quelques mots ici il y a quelques mois.
[v] Voir p. 112 : « Notre système économique et industriel, tel James Dean au volant de sa voiture dans La Fureur de vivre, nous propose d’appuyer sur la pédale d’accélération, en espérant que l’on inventera les ailes avant d’atteindre le bord de la falaise. »
[vi] Cette observation n’est en rien un reproche. Détailler chaque équilibre n’est pas l’objet de L’Âge des low tech.
[vii] Pour aller dans le sens de l’auteur, l’exemple des hauts-fourneaux villageois du « grand bond en avant » chinois vers la fin des années 1950 démontre que tout relocaliser n’est pas la panacée.
[viii] Un complément, dans le domaine politique, à cette lecture pourra être apporté par celle de La Clameur de la terre, de Frédéric Rouvillois (voir ici).
[ix] « Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux », écrivait Ionesco – qui ne croyait peut-être pas si bien dire – dans La Cantatrice chauve. Ici, ce serait plutôt : « Prenez un cercle, élevez-le, il deviendra vertueux ».

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