La mort a bien des
inconvénients. Si elle surprend une personne jeune, au sommet de ses talents,
que l’on connaisse cette personne ou qu’on l’admire pour ces talents, on crie à
l’injustice. Si elle s’en vient réclamer son tribut à un vieillard – connu ou
admiré de même – on est un peu déçu : on avait fini par le croire
immortel, ce vieillard. Pourtant, qui que nous soyons, il nous faut un jour
quitter ce monde, en ayant si possible plié et rangé proprement nos affaires.
Immortel, on eût pu
croire que Michel Déon l’était devenu. Pourtant, il a dû finir par quitter les
lieux le 28 décembre, à l’âge de 97 ans. Bien qu’il fût « immortel »,
selon l’usage bizarre qui qualifie de la sorte les académiciens. Il rejoint
ainsi son confrère, ami et correspondant Félicien Marceau, décédé en mars 2012,
l’année de ses 99 ans[i]. Il
est vrai que les deux messieurs, avec quelques autres, mettaient plus de sel
que de poivre dans les salades vertes du quai Conti.
L’annonce du décès de
Michel Déon a été l’occasion pour nos amis les journalistes de déballer les
vieux clichés : dernière chevauchée du « vieux Hussard »
(auteur, il est vrai, des Poneys sauvages et de Cavalier, passe ton
chemin), amour des îles, de la Grèce à l’Irlande…
Sur l’enrôlement de
Michel Déon parmi les Hussards, rappelons ce qu’en avait dit en substance son
ami Antoine Blondin peu avant sa mort dans un entretien télévisé :
« L’article de Bernard Frank paru en 1952 dans Les Temps modernes, Grognards
et hussards, ne mentionne que trois noms : ceux de Roger Nimier et de
Jacques Laurent, ainsi que le mien. Roger est mort en 1962, Jacques Laurent est
à l’Académie, ce qui fait de moi le seul survivant. » Blondin, toujours
lui, donne une version légèrement différente de cette boutade dans ses entretiens
avec Pierre Assouline (Le flâneur de la rive gauche), suivie d’une autre
sur l’inclusion ou non par lui-même de Déon parmi les Hussards. Mais, quoi
qu’il en soit, il a raison quant aux noms cités dans l’article de Bernard
Frank. Ce qui permettra de ressortir une autre vieille scie : « ils
étaient quatre, comme les trois mousquetaires ». Retenons toutefois les
« quatre cartes-préfaces » écrites pour Les étonnements de
Guillaume Francoeur, d’André Fraigneau, par Nimier, Laurent, Blondin et
Déon.
Mais laissons là ces
propos de petite histoire littéraire et d’immortalité (relative, on sait à quoi
s’en tenir au moins depuis Les quarante médaillons de l’Académie, de
Barbey d’Aurevilly, qui remontent à 1863). Ils nous masquent l’œuvre.
Pour être franc, celle-ci
est inégale. Ceux qui voudront la découvrir auront tout intérêt à ne pas
commencer par les premiers romans de Déon. Ils ont quelque chose de remâché,
d’uniforme dans le ton sombre (surtout Les gens de la nuit et Les
trompeuses espérances ; Je ne veux jamais l’oublier est plus
nuancé, et le héros y prend de belles rincées avec ses amis Guillaume et
Antoine[ii]).
Ils se précipiteront en revanche sur ses écrits ultérieurs : en prenant le
large (pour Spetsai ou pour Tynagh), Déon a appris à respirer. Ce qui donne ses
Pages grecques (Le balcon de Spetsai, Le rendez-vous de Patmos,
Spetsai revisité), puis Les poneys sauvages et Un taxi mauve :
les éclopés du XXe siècle, jeunes ou vieux, aventuriers essoufflés, espions,
collabos, résistants, « soldats perdus » ou hippies exténués,
y lèchent leurs plaies. Avec encore un peu d’âge viendront le recul, donc
l’humour et le picaresque (plutôt que la gaieté) dans Le jeune homme vert
et Les vingt ans du jeune homme vert : au lieu de se lamenter
(magnifiquement, du reste), les éclopés de l’histoire sourient de leurs
déboires[iii].
Ces lectures seront couronnées (à notre humble avis) par le chef-d’œuvre de
virtuosité presque gratuite, voire d’art pour l’art, qu’est Un déjeuner de
soleil[iv].
Les néophytes (qui ne le
sont plus) penseront qu’à ce degré de connaissance de l’œuvre de Michel Déon,
il sera temps d’aller voir ses romans de jeunesse. Pourquoi pas, mais il leur
est conseillé de jeter un peu plus qu’un œil aux souvenirs du vieux maître dans
Mes arches de Noé et Bagages pour Vancouver. Ils y apprendront,
entre mille autres choses, comment Déon ne fut pas l’auteur des mémoires de
Gabrielle Chanel, mais écrivit ceux de Salvador Dali. Et qu’il avait pour
devise « les carottes sont cuites », devise que nous réprouvons,
préférant celle d’Antoine Blondin : « remettez-nous ça ! ».
[i] Cf. De Marceau à Déon, de Michel à Félicien, correspondance (1955-2005)
parue en 2011 chez Gallimard.
[ii] Décalques d’André
Fraigneau et d’Antoine Blondin.
[iii] Et rendent justice aux Contrerimes de Paul-Jean Toulet.
[iv] Où le vieil académicien
réac mentionne le nom de Thomas Pynchon !
Un commentaire tardif, mais mieux vaut tard que Ah, mais ! J'abonde dans le sens de lecture prescrit par le docteur Laval, qui me semble très pertinent. Et pour ceux qui ont déjà tout lu, les éditions de l'Herne ont publié un petit volume d'extraits du journal de Michel Déon (Journal 1947-1983), délectable.
RépondreSupprimerIls ajouteront à cette délectable lecture celle du cahier de l'Herne "Déon" paru en 2009.
SupprimerS.L.