vendredi 29 avril 2016

Rivarol écologiste ??

On regrettera l’absence, dans les « œuvres complètes » d’Antoine de Rivarol, récemment parues chez « Bouquins », d’un « projet de décret » écrit par celui-ci, parodie géniale et hilarante du verbiage des révolutionnaires de 1789 (et après) : ces « œuvres complètes » ne le sont donc pas tout à fait. Mais cessons de nous lamenter : dans son imparfaite préface (évoquée ici la semaine dernière), Mme Chantal Delsol nous en offre quelques échantillons, comme :
« Article premier. A compter du 14 juillet prochain, les jours seront égaux aux nuits pour toute la surface de la terre, le jour commençant à cinq heures. »
Ou encore :
« Art. IV. La foudre et la grêle ne tomberont jamais que sur les forêts. »
Le lecteur est frustré : où est passé le reste ? Il n’en demeure pas moins que ces fragments confirment une idée qui m’est chère : les actions les plus folles des hommes ont souvent été annoncées longtemps auparavant par quelques humoristes, satiristes ou simples farceurs.
Car, enfin, le naïf orgueil des révolutionnaires qui pensaient pouvoir régénérer le monde en quelques décrets, cet orgueil, donc, ne réside-t-il pas aussi dans l’esprit « hors-sol » de divers technocrates ou idéologues ? Sans chercher loin, il suffit de songer à cette absurdité nommée heure d’été. Voilà pour la technocratie. Les réalisations folles nées d’idéologies délirantes, quant à elles, ne manquent pas : en URSS, par exemple, lorsque l’on entreprit d’inverser le cours de certains fleuves pour irriguer d’immenses cultures sur des sols naturellement arides. Qua cela ait en partie réussi est indéniable : les géniaux ingénieurs soviétiques ont réussi à vider de ses eaux une bonne partie de la mer d’Aral. « Les faits sont têtus », aurait dit, pour le déplorer, leur principale idole[i]. La nature aussi.
Que la nature (ainsi que les faits) soit en partie caractérisée par son indécrottable entêtement, voilà qui contrarie les appétits des adorateurs de la technique ou ceux de ses « alliés » : appétit de richesse ou de confort pour les uns, de puissance pour les autres. Cela n’était pas évident avant la « révolution industrielle », tourbillon incessant dans lequel nous barbotons depuis environ deux siècles[ii]. Cela l’est en revanche bien plus depuis que nous disposons de moyens dont la puissance croît sans cesse, nécessitant de puiser en quantités croissantes les ressources de la nature. Ce besoin a d’ailleurs quelque chose d’un cercle vicieux, entraînant la nécessité de moyens eux aussi croissants pour puiser ces ressources, moyens consommant eux-mêmes des ressources, etc. Notons que cette débauche d’énergie et de machines est censée nous faciliter la vie et nous rendre plus « libres ». Ne serions-nous pas plutôt devenus les esclaves de cette illusion ?
Chaque jour nous découvrons les effets possibles, probables ou même avérés de cette gloutonnerie : pollution, climat détraqué, pénuries… sans compter çà et là le sentiment de travailler sans grande utilité.
Or voici qu’au détour des Pensées d’Antoine de Rivarol[iii] nous tombons sur une note intitulée Richesse, où nous trouvons notamment ceci :
« La terre ne donne que des revenus ; elle ne connaît pas de capitaux ; si on la mangeait en nature au lieu de vivre de ses fruits, alors elle serait un capital dont on pourrait calculer le prix et la durée, et il y a longtemps que le genre humain aurait mangé son séjour. […] Elle répare ses pertes et réside à notre voracité, en nous opposant le temps et l’espace. Si nous brûlons dans une heure un arbre qui a coûté dix ans, elle oppose l’immensité des forêts à nos étroits foyers, ses plaines à nos estomacs, etc. »
Cette pensée peut paraître bien optimiste : au fond, nos moyens de satisfaire nos appétits seraient peu de chose par rapport à l’immensité de la nature. En fait, elle est plus datée qu’optimiste : Rivarol mourut en 1801, alors que la révolution industrielle n’en était qu’à ses débuts. Il aura pu passer à côté, étant fort occupé par son observation des bouleversements politiques de son époque. En somme, c’est une pensée pertinente dans une économie principalement agricole, où l’agriculture n’est pas intensive ni mécanisée, c’est-à-dire ne nécessitant que l’effort des hommes, leur patience et leur confiance dans les dons de la création. Elle ne s’applique plus aujourd’hui.
Rivarol écologiste ? Non, par conséquent, outre que ce serait un anachronisme. Du reste, quelques esprits « techniciens » (progressistes ou libéraux) pourront se jeter goulûment sur une telle pensée : « allons, diront-ils, continuons ! La nature encaissera bien nos coups ; elle se réparera toute seule ! »
Observons qu’ils auront oublié une hypothèse explicitement énoncée par Rivarol : « si on la mangeait en nature […], il y a longtemps que le genre humain aurait mangé son séjour. » Pour Rivarol, cette hypothèse était hautement invraisemblable. De nos jours, elle a tous les traits d’un avertissement.




[i] Un genre de Prométhée barbichu et bourgeois (donc naïf et féroce) qui aimait à se faire appeler Lénine (voir ici).
[ii] Remarque d’un esprit contre-révolutionnaire : les révolutions, c’est bien gentil mais il est impossible de prévoir où elles peuvent nous mener.
[iii] Pp 1415 et 1416 de l’édition « Bouquins ».

vendredi 22 avril 2016

Des comiques et des écrivains

On sait rire en Allemagne :
L'humoriste – ou fantaisiste – allemand Jan Böhmermann s’est récemment fait remarquer pour quelques vers de mirliton, diffusés sur une chaîne de télévision de son pays, paraît-il insultants pour M. Erdogan, président de la république de Turquie. Ledit président, pris d’une fureur réelle ou feinte, a réclamé pour cela des poursuites contre ce monsieur par la justice allemande.
Certes, insulter qui que ce soit reflète toujours un certain manque d’élégance. Il y a toujours des manières plus fines de rire, même aux dépens d’un chef d’Etat peu recommandable. Mais l’affaire prend une tournure trouble : il existe, dit-on, une obscure loi allemande interdisant les insultes envers les chefs d’Etats étrangers ; et Mme Merkel aurait déclaré n’avoir rien contre son application en l’occurrence, compte tenu des liens exceptionnels et historiques entre la Turquie et l’Allemagne.
Cela appelle trois remarques :
Premièrement, supposons que Mme Merkel n’aura pas songé, en matière de liens entre l’Allemagne et la Turquie, à ceux qui existèrent par exemple en 1915. Ce serait plutôt déplacé.
Deuxièmement, cette histoire me rappelle, je ne sais pourquoi, un passage du monologue de Figaro dans Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais. Allez y jeter un coup d’œil et vous me direz à quoi servent les proclamations républicaines, démocratiques et humanitaires qu’on entend çà et là d’habitude.
Troisièmement, cet événement n’a guère fait de bruit chez nous. Où sont passé le charlisme et la défense de la liberté d’expression à tout prix ? Imaginons un instant la même affaire avec un autre nom qu’Erdogan. Poutine ou Orban, par exemple : quel beau scandale ce serait[i] !
Ça va mieux, merci :
On raconte que la semaine dernière le célèbre auteur des blagounettes s’est produit à la télévision. A ses dires, cela va mieux. On l’en félicite, en lui souhaitant une meilleure santé.
Son prédécesseur aurait déclaré peu avant à qui voulait l’entendre qu’il n’avait pas l’intention de regarder ce passionnant spectacle. Compte tenu de la proverbiale – et constante – versatilité de cet autre fantaisiste national, on ignore s’il a tenu parole.
Pour ma part, je me suis abstenu de ce divertissement, offert par notre amuseur suprême. J’avais mieux à faire ce 14 avril et je n’ai même pas la télévision.
Ledit amuseur a ensuite honoré quelques pays orientaux d’une tournée dont j’ignore si elle a répandu l’hilarité dans ces contrées traversées par de douloureuses épreuves. Il a cependant eu son petit succès au musée copte du Caire, grâce à un de ces bons mots aussi spontanés qu’inspirés dont il a le secret. Alors qu’un journaliste local manifestait sa perplexité devant l’impopularité de notre vedette en son propre pays, celle-ci lui a répondu : « vos prières sont les bienvenues ».
Curieusement, cela ne m’a pas fait rire. D’abord parce que les intentions de prière des coptes sont sans doute assez chargées en ce moment. Ensuite parce que la prière, si elle n’est pour un comique mollement laïcard que l’objet de quelques petites blagues, est une chose certainement sérieuse pour les coptes qui l’écoutaient ce jour-là ; un tel propos est pour le moins condescendant. Pour moi aussi, du reste, la prière est une chose sérieuse. Je veux bien prier pour M. Hollande, mais si, mais si ! Pas pour sa popularité, dont je me soucie au moins aussi peu qu’il semble se soucier de toute vie spirituelle. En revanche, pour qu’il songe au bien commun et œuvre pour lui, le temps qui lui reste à son poste, cela me va.
Pensée de droite :
Lu il y a quelques jours dans le blogue de Patrice de Plunkett un épastrouflant florilège de citations de Mme Chantal Delsol (voir ici), tirées de la préface qu’elle a commise pour un récent ouvrage de Frédéric Rouvillois, La Clameur de la Terre – les leçons politiques du pape François. Vu la teneur de certains articles qu’il a publiés dans la presse (ici par exemple), il y a fort à parier que Rouvillois développe dans ce livre (que je n’ai pas encore lu) des propos favorables au pape François.
Or il semble que cela n’ait pas l’heur d’être du goût de Mme Delsol, qui doit avoir un problème avec l’écologie, notion dont on sait qu’elle a les faveurs du pape.
De plus, pour qui a lu quelques-uns de ses ouvrages, les sympathies monarchistes de Frédéric Rouvillois ne sont pas un mystère. Mme Delsol fait un sort à celles-ci, les qualifiant de « chimériques ».
Tout cela est un peu fort de café : préfacer un livre pour le contredire, voire le démolir, voilà qui manque d’élégance, pour commencer. De plus, qualifier de chimériques les idées d’un auteur qui a brillamment exposé en quoi les utopies peuvent être dangereuses (voir ici), c’est ce que l’on appelle ne pas manquer d’air, de même que considérer l’encyclique Laudato si’ comme un « salmigondis ». Sur ce dernier point, j’ignore dans quels pots Mme Delsol, quant à elle, fait cuire ses ragouts.
A propos de préfaces, Mme Delsol en a récemment commis une autre, cette fois pour un recueil des œuvres complètes de Rivarol, Chamfort et Vauvenargues, paru cette année en « Bouquins ». Bon, que la viande soit un peu longue et parfois filandreuse, c’est un fait, et c’est après tout le lot d’une préface érudite et universitaire ; mais l’ensemble est plutôt digeste. Notons au passage que Mme Delsol semble apprécier le genre de monarchie qui a selon elle les faveurs de Rivarol : une monarchie constitutionnelle, à l’anglaise, raisonnable, quoi. Passons, connaissant le modèle de cohésion sociale que fut le Royaume-Uni de temps à autre (après tout, Antoine de Rivarol ne pouvait pas prévoir l’apparition de Margaret Thatcher, étrange créature adulée de tout libéral-conservateur qui se respecte), ou l’exemple convaincant de la Monarchie de Juillet. Rêverie louis-philipparde ? Ce n’est pas très sérieux. Observons enfin, et cela semble être sa marque de fabrique, que Mme Delsol ne peut s’empêcher de reprocher à Rivarol son manque de rigueur. C’est sans doute ignorer qu’on lit plutôt Rivarol pour son sens du bon mot qui vise juste et frappe fort. Rivarol est un écrivain talentueux, voire génial, mais un écrivain contre, ce qui constitue sans doute sa limite, mais n’a rien à voir avec un éventuel manque de rigueur.
L’honneur, même posthume, d’une préface de Mme Delsol paraît donc redoutable.
Ecrivains de droite- et d’ailleurs :
Bien entendu, il ne faut pas confondre Antoine de Rivarol avec Rivarol, follicule réputé d’extrême droite, qui existe encore, me suis-je laissé dire. Reconnaissons à cette publication l’honneur d’avoir accueilli dans ses colonnes le talent d’un autre « Antoine de Rivarol » : il s’agit d’Antoine Blondin. Les amateurs pourront lire certains des articles de lui parus dans Rivarol dans les années 1950, dans Ma Vie entre des lignes. Curieusement, ce recueil ne comprend pas la critique élogieuse qu’il fit en 1952 d’un roman magnifique, œuvre d’un ami d’André Breton qui fut en son temps encarté au PCF : Le Rivage des Syrtes, de Julien Gracq. Lequel, à en croire la biographie de Blondin par Alain Cresciucci (parue chez Gallimard en 2004), apprécia fort cette critique.
Comme quoi, en 1952, la littérature permettait de conserver quelques morceaux de civilisation, à gauche, à droite… 




[i] Que l’on se rassure : je n’ai prévu de passer mes prochaines vacances avec aucun de ces deux messieurs.

vendredi 15 avril 2016

Le scandale du "Panama Paperleakgate"

Les organes de presse de différents pays (dont la France, où Le Monde s’en charge) ont décidé de divulguer les noms de nombreux riches contribuables, de préférence célèbres, ayant jusqu’ici échappé aux rigueurs de leurs administrations fiscales respectives au moyen de sociétés écrans domiciliées à Panama. En France, parler à ce sujet des Panama Papers semble être l’usage établi.
Bien entendu, cette affaire a des aspects multiples, dont certains dépassent mon faible entendement et mes maigres connaissances. Du peu que j’ai compris, ces opérations ont toutes les apparences de la légalité. Reste donc un problème moral. Ou même deux.
Le premier est évident : soustraire ses richesses aux impôts, quand on a plus que largement de quoi payer ceux-ci, est un acte tout ce qu’il y a de plus égoïste. C’est refuser d’en faire profiter ses compatriotes – même si l’usage fait de l’argent public est certainement discutable. De plus, cela ressemble à un trait de folie, voire de possession : la recherche, quand on est pourvu au-delà du suffisant et même du superflu, d’encore plus de superflu. Ces riches se sont en somme faits les esclaves de leur argent.
Il faut ajouter à cela le caractère peu exemplaire de telles pratiques, lorsqu’elles sont le fait de politiciens. Mais peut-être se croient-ils au-delà de considérations aussi mesquines ? Rien de neuf là-dedans…
Ne négligeons pas cependant un autre problème moral qui, cette fois, devrait se poser aux journalistes. Si les comportements qu’ils entendent dénoncer sont illégaux, pourquoi, en effet, se gêner pour les dénoncer ? Mais s’ils sont légaux tout en étant moralement répréhensibles, c’est une autre affaire : qui sont ces journalistes pour jeter en pâture au public les noms de personnes se comportant mal, en risquant, de plus, d’être soupçonnés de choisir soigneusement leurs cibles et la manière de les présenter ? Il pourrait très bien, après tout, se trouver un petit malin pour, un jour ou l’autre, rappeler ses fautes à celui-ci ou à celui-là. Et il serait drôle de voir les réactions des intéressés.
En résumé, si ces journalistes sont indignés par ce qu’ils savent, qu’ils essaient plutôt d’user de leur possible influence pour inciter les responsables politiques à rendre illégales les pratiques qui les indignent. En somme, qu’ils avancent des opinions – s’appuyant sur des faits observés – plutôt que de pratiquer ce qui ressemble à du journalisme de chantage.
 
Mais intéressons-nous plutôt à un aspect, disons plus léger, de ces choses.
Panama Papers, pour commencer, est une expression qui présente deux avantages. Premièrement, ce « Panama », en France, rappellera à quelques lettrés le scandale du même nom, qui secoua quelque peu une troisième république encore bien jeune. Ce scandale brisa, anéantit ou, pour les plus habiles des éclaboussés (dont Georges Clemenceau), ralentit des carrières politiques. Brandir un « Panama », de la part des journalistes français, ne consiste donc pas à agiter un joli chapeau apprécié des élégants, mais à se donner l’aire d’un contre-pouvoir qui pourrait menacer bien des puissants. Secondement, Panama Papers, c’est en anglais dans le texte : chaque journaliste fouillant dans ces documents aura donc le sentiment gratifiant de faire partie d’une communauté internationale chargée d’importantes révélations ; et, en retenant ce nom anglais, il donnera à ses lecteurs l’impression – tout aussi gratifiante – d’être initiés à quelques mystères de cette confrérie.
En France, les titres en anglais pour ce genre d’affaires jouissent d’un prestige immense au moins depuis l’affaire du Watergate en 1974, lorsque deux journalistes du Washington Post firent « tomber » Richard Nixon. Que de gates, fermées ou ouvertes, enfoncées depuis ! Chaque affaire prenant une tournure menaçante pour un politicien, où quelque journaliste avait une chance d’abattre une proie, de faire le justicier, d’égaler ces deux mythiques, fut affublée de l’obligatoire suffixe gate : après l’Irangate aux Etats-Unis sous Ronald Reagan, nous eûmes en France notre Angolagate[i] !
Cette mode fut tenace, ce qui est un fait curieux : Watergate n’était-il pas un nom propre, celui d’un immeuble cambriolé par des espions envoyés par Richard Nixon ? En tout cas, elle dura jusqu’à l’apparition de nouveaux supports pour les fuites alimentant les journalistes d’investigation. Au XXIe siècle, place à l’électronique, aux nouvelles technologies, à l’immédiat ! Ce fut le temps des Wikileaks, tout devant être wiki, désormais, et des lanceurs d’alerte (parce que bon, pour une fois, l’anglicisme whistle-blower n’était pas terrible-terrible). Leak ne signifie jamais que fuite ; pour la petite histoire, il y eut en France dans les années 1950 une « affaire des fuites », où un certain François Mitterrand… Mais passons. Nous eûmes donc droit à quelques leaks ici où là, au nom plus ou moins euphonique : Vatileaks, Swissleaks ou, de loin le plus joli, Luxleaks. Et sur le site Internet du Monde, on trouve une rubrique Leaks : pas fuites, pas scandales, ni révélations, indiscrétions ou enquêtes. Non, le Monde vous livre des Leaks toutes fraîches.
Le XXIe siècle étant une sorte de XXe en plus fou (encore que) et en plus rapide, la mode semble passer en ce moment : désormais, c’est donc à des Papers que doit s’intéresser le journaliste qui veut du chaud. Cela durera ce que cela durera.
La question essentielle paraît donc être : quel sera le prochain vocable anglais pour désigner une réalité qui n’a somme toute pas grand-chose de neuf ? Les paris sont ouverts.




[i] Rien à voir avec tailgate, qui signifie hayon et qui désigne aussi un style de trombone pratiqué à la Nouvelle-Orléans, caractérisé par un usage assez musclé du glissando et illustré notamment par Edward « Kid » Ory (1886-1973) : écoutez donc ici ou  !

samedi 9 avril 2016

A dormir debout

N’étant pas économiste, je me garderai bien d’émettre un avis définitif sur le projet de réforme du code du travail, dit loi travail ou loi El-Khomri, qui fait débat ces temps-ci. Peut-être a-t-il du bon – la CGT n’en veut pas – ou alors faut-il s’en méfier – le MEDEF y est favorable.
Toujours est-il que l’on voit depuis mars se dresser une bonne partie de la gauche contre ce projet émanant d’un gouvernement de gauche. C’est le cas en particulier des « syndicats lycéens » et de l’UNEF, qui sont pourtant des viviers de cadres du Parti dit Socialiste, voire des troupes supplétives d’ordinaire déployées pour manifester contre quelque projet de loi que ce soit s’il est l’œuvre d’un gouvernement de droite. La tradition du « syndicalisme lycéen » pourrait remonter à 1986, au temps de la « loi Devaquet », ainsi que tout le folklore qui va avec : lycées bloqués, postures révolutionnaires, discours et slogans parfois astucieux, souvent confus, voire invertébrés. Les barricades de poubelles occasionnellement incendiées semblent être une invention plus récente.
On pense, bien entendu, aussi au « CPE », projet de loi des temps crépusculaires de la Chiraquie, qui avait donné lieu à des manifestations où le président d’alors de l’UNEF avait juré ses grands dieux qu’il n’avait rien à voir avec le PS, avant d’en reprendre la carte et d’y entamer une confortable carrière de politicien.
N’oublions pas cependant que je ne sais plus quelle réforme proposée par M. Jospin en 1990, alors qu’il était ministre de l’Education nationale, avait provoqué des remous dans la FIDL[i] de l’époque. De là à y voir une lutte entre courants du PS par manifestants interposés, il n’y a qu’un pas… Le mieux serait, dans le cas de 1990, d’interroger Mme Delphine Batho, alors jeune « syndicaliste lycéenne », si j’ai bonne mémoire.
C’est probablement un jeu analogue qui se joue aujourd’hui : entre les « socialistes » qui entendent encore l’être et ceux qui, au gouvernement, représentent plutôt la bourgeoisie libérale de gauche.
Cela n’est pas sans poser quelques difficultés au gouvernement : comment discréditer cette opposition tout en ménageant ceux qui la mènent – ou qui la suivent – en vue d’élections qui auront lieu l’an prochain ? Ou encore : comment plaire à ses commanditaires (une partie du patronat) sans perdre un électorat dont il se sent le légitime propriétaire ?
Pour discréditer ce mouvement, il y a bien sûr les techniques habituelles : laisser s’infiltrer les casseurs, et au besoin les échauffer un peu. Mais, pour ménager ces jeunes opposants, la partie semble plus délicate : il faudrait en quelque sorte équiper les CRS de matraques ouatées et de bombonnes de gaz tout juste lacrymogène. Et, en cas de bastonnade un peu rude, sanctionner immédiatement les agents responsables de tels dérapages.
Cela n’a du reste pas eu l’air de prendre : on vit fleurir sur les murs de Paris (et d’ailleurs, certainement), fin mars, des affiches aux jeux de mots salués çà et là à gauche pour leur originalité : « ça sent le Gattaz », ou encore, pour désigner M. Valls, « Manu militari ». Observons que ce dernier sobriquet traîne dans la « réacosphère » depuis 2013, époque bénie des Manifs pour tous. Verra-t-on les vertueux opposants de gauche passer bientôt à « Manuel Gaz » ? Je l’ignore. Mais, dans ce cas, je leur conseille d’aller un peu plus loin et de parler carrément de « Manuel Gattaz ».
Cette vague parenté avec les Manifs pour tous n’est d’ailleurs pas la seule. Premièrement, il entre dans les deux cas une part de contestation des excès – somme toute logiques – du libéralisme, avec parfois aussi des incohérences et des impasses symétriques : un certain nombre d’opposants à la « loi Taubira » ne trouveront sans doute rien à redire à la « loi El-Khomri », tandis que parmi les opposants à cette dernière se trouvent probablement pas mal de personnes qui ont applaudi à l’adoption de la première. Secondement, il y a les suites : après les Manifs pour tous, il y eut les Veilleurs ; voici venir les Nuits debout. Dans les deux cas, on pourrait voir une saine et sympathique méfiance à l’égard des partis politiques et, qui sait, une volonté de réfléchir et de débattre.
Mais la comparaison a ses limites : les Nuits debout sont assez clairement marquées par un style, voire un folklore, « jeune et de gauche » : on ne sait pas trop ce qui s’y dit ni ce qui en sort[ii] ; de plus, le nom de ce mouvement est souvent précédé d’un « # » qui vous a tout de suite son petit côté connecté, in et cool ; enfin, paraît-il, les jeunes militants des Nuits debout ont décidé d’abolir le mois d’avril : pour eux, nous ne sommes pas le 9 avril mais le 40 mars. Ce dernier aspect – pensée utopique et magique – marque bien à gauche, en tout cas.
Avez-vous compris quelque chose ? Moi non plus. Mais je me demande si le moment où M. Hollande va finir par s’opposer à lui-même n’approche pas.

[i] Fédération Indépendante et Démocratique des Lycéens. Indépendante et démocratique semble une marque de fabrique des annexes du PS (voir, dans les années 1980, l’UNEF-ID).
[ii] Certains esprits courageux ont essayé d’aller y voir par eux-mêmes : lire ici, par exemple, une tentative de description par G. de Prémare.

vendredi 1 avril 2016

« La septième fonction du langage » (Laurent Binet)

Importe-t-il tant de pester contre une certaine tendance au nombrilisme (à travers l’autofiction) chez les romanciers français ? Mieux vaut peut-être tout simplement éviter ou ignorer ceux qui font un fonds de commerce des recoins sordides de ce qui leur tient lieu d’âme, pour aller voir ailleurs. Il existe après tout quelques romanciers tentant de le faire, du moins en apparence. Reste à voir s’ils ont du talent, et surtout s’ils en font quelque chose.
Une façon, inquiète et ironique (du moins, peut-on supposer, dans ses intentions), de dépeindre notre monde, peut être celle d’Aurélien Bellanger (voir ici), à travers la technique, les affaires et la géographie. C’est intelligent, parfois bien construit et écrit avec un style qui, s’il n’étincelle pas, n’est pas désagréable. Malgré de bons morceaux d’ironie, on sent cependant un peu trop l’effort chez Bellanger.
Un autre prisme peut être celui de l’histoire, ou disons du passé. Laurent Binet, en 2010, entendait nous entretenir du sinistre Reinhard Heydrich dans HHhH, premier roman pas plus convaincant que cela. Dans La septième fonction du langage (paru chez Grasset, prix Interallié 2015), il nous entraîne à l’intersection des mondes politique, littéraire et universitaire vers 1980. Avec les avantages et les inconvénients du roman « en costumes ».
Un vrai-faux thriller
Puisque nous abordons les années 1980 naissantes (plutôt que les années 1970 finissantes ?), usons de cette affreuse épithète composée, dont la mode commença à faire des ravages un peu plus tard (était-ce vers 1985 ?). De quoi s’agit-il ? En 1980, Roland Barthes trouve la mort en traversant distraitement la rue des Ecoles, renversé par une camionnette. Triste fin pour une prestigieuse figure que ce bête accident de la circulation.
Accident ? Tous n’en sont pas sûrs, à commencer par Valéry Giscard d’Estaing, encore président de la République, qui charge un commissaire des Renseignements Généraux d’enquêter sur cette affaire. C’est que Roland Barthes aurait élaboré – à son insu ? – une arme terrible : la description d’une mystérieuse « septième fonction du langage » qui assurerait à tout orateur entré en sa possession l’adhésion de son auditoire. Or les élections approchent…
Ce commissaire, parfait stéréotype du flic français de film des années 1970, sera bientôt flanqué d’un jeune enseignant en sémiologie, travaillant évidemment à Vincennes. A la poursuite du dangereux document, ils échapperont à mille morts à Paris, à Bologne, en Amérique… Ils croiseront dans leurs aventures, pêle-mêle, Michel Foucault, Philippe Sollers et Julia Kristeva, Umberto Eco, des agents secrets bulgares, une jolie espionne russe, d’étranges (et providentiels) nervis japonais et même l’entourage de François Mitterrand.
Ce couple mal assorti est évidemment un ingrédient indispensable de tout thriller qui se respecte : l’intellectuel vaguement gauchiste et l’homme d’action droit dans ses bottes, entre qui naîtra une amitié virile, et que le danger partagé transformera[i]. D’autres ingrédients, tout aussi indispensables, ne manquent pas : les personnages et événements réels, les espions, les jolies filles, les sociétés secrètes, la mort qui rôde au coin de la rue, les fausses pistes…
Les phrases sont courtes. Le récit est au présent. Les personnages sont campés en quelques mots et quelques répliques. Du bon boulot, en somme.
Naturellement, tout cela est feint : il s’agit d’une construction littéraire post-moderne, de celles qui autorisent un écrivain à parodier un genre considéré comme mineur, voire vulgaire, avec de surcroit l’astuce consistant à mêler aux bombes, aux parapluies bulgares et aux pétoires les discours les plus abscons de la French Theory.
Vrai-faux est donc l’épithète qui convient. D’autant que les années 1980 pourraient bien être le commencement de l’époque où, d’un point de vue esthétique, nous barbotons encore : celle de l’allusion, de la citation, du clin d’œil ou du détournement. Cela peut être assez amusant ou très irritant, voire vain.
Rétro
Il se peut, donc, que 1980 soit à peu près le dernier moment où les choses étaient encore dans leur propre jus et non, comme depuis, dans celui, réchauffé ou imité, d’une autre époque. Reconnaissons cependant – souvenir d’enfance pour ma part – que le jus de 1980 a quelque chose de fade.
De ce fait, Binet reconstitue l’époque au moyen de détails plus épandus que saupoudrés. Fatalement, dans une poursuite automobile, il faut préciser qu’il y a une 504 et une Renault Fuego (avec pour la bonne mesure, ici ou là, une R16 ou une 404 : toutes les voitures roulant en 1980 n’étaient pas de l’année[ii]). Qu’une radio, un walkman ou un tourne-disque s’allume, et l’on entend Abba, Supertramp ou Kim Wilde[iii]. Sans oublier le tennis, sport popularisé par Björn Borg, John Mc Enroe, Guillermo Vilas, Jimmy Connors ou (mais qui s’en souvient ?) Victor Pecci et Vitas Gerulaitis[iv]. Même le Rubik’s Cube ne nous sera pas épargné (habilement utilisé cependant, pour trouver sa modeste fonction dramatique).
L’accumulation de tant de détails finit par lasser un peu. Elle sent trop la reconstitution rétro et appliquée. Binet, qui n’est sans doute pas bête, semble s’en rendre compte, mais se tire d’embarras par des pirouettes un peu faciles (mais certainement métaromanesques, ou ce que vous voudrez), comme de longues parenthèses signifiant le peu d’importance de tel ou tel détail[v].
Influences (ou clins d’œil)
Il semble convenu dans la critique de saluer dans La septième fonction du langage une atmosphère rappelant David Lodge. J’ai retrouvé cette appréciation jusque sur la carte où mon libraire a manifesté son enthousiasme en quelques exclamations. Certes, l’épisode américain, avec son côté « le colloque s’amuse », peut faire penser, en plus trash, à Un tout petit monde[vi], de Lodge. Le professeur Morris Zapp, personnage de Lodge, fait d’ailleurs sa petite apparition. Mais, pour ce qui est du trash, de la paranoïa et de quelques bonnes trouvailles romanesques (le Logos Club, par exemple), il serait plutôt permis d’y voir l’influence de Thomas Pynchon : tentative d’acclimater le genre de démence pince-sans-rire qui fait le charme de ce dernier ? Le résultat reste en-deçà toutefois. Il n’en demeure pas moins que cela se lit plutôt agréablement et que les occasions de sourire[vii] ne manquent pas. 


[i] Ils ne seront pas les seuls. Ainsi, Philippe Sollers… mais ne déflorons pas ce sujet délicat. Quant au jeune universitaire, sa métamorphose pourrait être vue comme celle des socialistes bientôt au pouvoir : du gauchiste (dans sa variété douce) à l’affairiste sans scrupules.
[ii] Quant aux espions bulgares, ils roulent en DS. Mais ce doit être de leur part une coquetterie barthésienne et mythologique.
[iii] Chantant Kids in America, bien entendu.
[iv] Mais les temps changeront : Ivan Lendl est en embuscade. Il attend son heure.
[v] Page 32, par exemple, où le commissaire entre dans un café : « Quel café ? Les petits détails, c’est important pour restituer l’ambiance, n’est-ce pas ? Je le vois bien au Sorbon, le bar en face du Champo, le petit cinéma d’art et d’essai au bout de la rue des Ecoles, mais, à vrai dire, je n’en sais rien, vous pouvez le mettre où vous voulez ».
[vi] Small World (roman paru en 1984). Un régal, à lire après Changement de décor (Changing Places) et avant Jeu de société (Nice Work).
[vii] Y compris cruellement : pauvre Philippe Sollers…