vendredi 26 juin 2015

Aurélien Bellanger et les pavés de l’enfer

Fatalement, les menaces qui nous entourent sont si nombreuses qu’elles finissent par inspirer les romanciers. Lesquels peuvent ainsi trouver de nombreux lecteurs, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, tant ils paraissent répondre aux terreurs de leurs contemporains. C’est le cas, par exemple, du succès rencontré par Michel Houellebecq cet hiver avec Soumission.
Il paraît qu’Aurélien Bellanger est parfois comparé à Houellebecq. Est-ce parce qu’il est l’auteur d’un Michel Houellebecq, écrivain romantique ? Ou parce que ses romans suggèrent d’un ton froid, détaché, ou dans un style neutre, au choix, quelques aspects de l’enfer post-moderne ? Sans compter que lesdits romans sont entrelardés de passages pastichant –ou recyclant ? – une érudition plus wikipédique qu’encyclopédique…
L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on. Voyons quel est l’enfer dépeint par les pavés d’Aurélien Bellanger.
La Théorie de l’information
Le premier roman d’Aurélien Bellanger, paru en 2012, nous conte la vie d’un certain Pascal Ertanger, jeune prince du Minitel rose devenu nabab de l’internet : en quelque sorte le condensé de quelques patrons français ayant réussi dans ce genre d’affaires. Nous voyons grandir un petit garçon issu d’une banlieue moderne, confortable et pavillonnaire, qui deviendra d’abord bidouilleur de programmes informatiques, fera fortune, donc, dans le Minitel rose puis bâtira un empire en tant que fournisseur d’accès à Internet. Après quelques déboires, il posera au sage milliardaire, obsédé par la conservation des messages circulant entre les hommes, mémoire qu’il rendra vivante et qui aura raison de sa santé… et bientôt de la nôtre ?
On pourrait dire de ce long roman qu’il recèle bien de traits balzaciens, ou qu’il louche vers ce modèle : récit d’un mouvement social (ascensions, chutes, manipulations financières), côtoiement des hautes sphères et des milieux les plus sordides (une boîte de strip-tease en l’occurrence), morceaux comiques fort réussis pour certains (une conversation avec Nicolas Sarkozy), mais aussi tentative de captation d’une société et de son envers (symbolisé par une attirance pour les souterrains, les catacombes ou les caves) ; le monde ainsi dépeint n’est pas ragoûtant, de l’exploitation des plus bas instincts à la mégalomanie transhumaniste… Le diable ne saurait être bien loin de telles manigances, on le devine. Ne serait-ce que sous la forme d’un diablotin rigolard et joufflu, emblème de l’entreprise d’Ertanger, laquelle a justement pour nom… Démon.
On pourra reprocher à ce roman une construction un peu trop linéaire, sans doute parce qu’il est trop centré sur le seul personnage d’Ertanger. Les autres personnages, pour la plupart, lui servent de faire-valoir. Pour briser cette linéarité, peut-être, Aurélien Bellanger entrelarde son récit de chapitres d’un mystérieux texte, assez fumeux en fait, ayant pour titre La Théorie de l’information, divisé en trois parties (Steampunk, Cyberpunk et Biopunk) placées respectivement dans chacune des trois parties composant le roman.
On aurait préféré un foisonnement qui allât de soi, sans cet artifice. Comme par exemple, pour citer un roman autour d’un sujet proche, Fonds perdus, de Thomas Pynchon.
L’Aménagement du territoire
Le foisonnement qui manquait à La Théorie de l’information apparaît dans le second roman d’Aurélien Bellanger, L’Aménagement du territoire, paru en 2014 : ici, ce sont plusieurs destins qui s’entrecroisent – ou plutôt s’entrechoquent – dans une intrigue où se mêlent des considérations sur… l’aménagement du territoire[i], certes, mais aussi sur la croissance d’un groupe industriel aux débuts modestes – l’entreprise Taulpin -, des querelles villageoises et familiales, des engagements personnels plus ou moins intéressés ou exploités par les uns ou les autres, ainsi que l’action occulte d’une société secrète dont les statuts exigent la diminution des effectifs de génération en génération. Les origines de cette société secrète remonteraient au temps de Charlemagne, où elle aurait été fondée par Roland, chargé de la défense des Marches de Bretagne.
C’est précisément dans ces Marches de Bretagne, dans la bourgade d’Argel, que se concentre l’action de L’Aménagement du territoire, à l’occasion du projet de construction d’une ligne de TGV devant passer sur le territoire de cette commune. Tout le monde va manipuler tout le monde dans cette intrigue en vue de faire avancer ou échouer ce projet. On ne saurait dire quelles sont les réelles motivations des personnages : le pouvoir, la richesse, la préservation d’un paysage apparemment immobile, ou le triomphe d’idées avouables ou de théories et de buts occultes et peut-être délirants.
Le dénouement, explosif et tellurique, mettra tout le monde d’accord, d’une manière tout aussi sanglante que somme toute dérisoire, les choses suivant finalement leur cours…
Ce roman se veut probablement total et ironique. L’inspiration balzacienne fonctionne mieux ici que dans La Théorie de l’information. Peut-être faut-il aussi chercher du côté de Pynchon (oh, un Pynchon raisonnable, un Pynchon mayennais, pour tout dire) : le monde et son cours ne sont peut-être pas ce que nous croyons, bien des choses nous sont cachées dans des sociétés secrètes bouffonnes ou toutes puissantes (impossible de le savoir) ; beaucoup de choses se passent et s’expliquent (ou non) dans des souterrains où les personnages peuvent laisser leur peau et les lecteurs se perdre. L’envers du monde, l’enfer, la découverte foudroyante de terrifiants secrets ? A moins que ce ne soit qu’une vaste blague.
Cet autre pavé d’Aurélien Bellanger (aussi épais que le précédent) est écrit dans une langue classique, assez neutre, mais pas désagréable. Plus tenue que celle de Houellebecq[ii], puisque cette comparaison semble plaire à certains critiques. Qui sait si cette plus grande fermeté ne tient pas à une solide ironie ?



[i] Rivalité entre les chemins de fer et la route, évolution de l’activité et de l’habitat ruraux…
[ii] Si j’en crois ma mince connaissance du style d’icelui (par la lecture d’Extension du domaine de la lutte et de Soumission).

vendredi 19 juin 2015

Bref retour au Panthéon

A moins d’habiter une grotte, chaque Français aura entendu parler des récentes « panthéonisations » au cours desquelles M. Hollande s’est fendu d’un discours paraît-il médiocre[i] devant des cercueils parfois vides. Loin de moi l’idée de railler ou de dénigrer les honneurs rendus à quelques personnes qu’il n’est guère exagéré de considérer comme des résistants héroïques[ii], mais je reste décidément imperméable aux pompes républicaines, à leur liturgie en toc, à leurs simagrées aussi creuses que le son d’un cercueil vide. Il est d’ailleurs ironique de voir nos présidents perpétuer ce rite parodique dans un bâtiment qui fut initialement une église.
Les habitués de cette modeste chronique savent déjà ce que je pense du Panthéon, s’ils ont lu un billet écrit il y a bientôt deux ans où je citais un passage du Dictionnaire historique des rues de Paris, de Jacques Hillairet : « L’église, achevée au début de la Révolution, était loin d’être le monument de nos jours. Elle avait alors 42 hautes baies (on reconnaît leur emplacement dans les mornes façades actuelles[iii]), deux clochers de section carrée, de près de 40 mètres de haut… »
Hypertextualité
Cette citation, je l’ai récemment recyclée dans un commentaire sur un article d’un blogue fort recommandable (ici), qui avait pour sujet l’aveuglement des militants des partis politiques. Soyons précis : c’était ma réponse à la réponse d’un autre lecteur à un premier commentaire que j’avais envoyé. En résumé, ce lecteur et moi étions d’accord pour qualifier le militantisme inconditionnel de religiosité dévoyée, et la discussion s’était orientée vers le Panthéon. Dans ma réponse, après avoir cité Hillairet sur les transformations subies par la ci-devant église Sainte-Geneviève, je suggérai à cet autre lecteur d’imaginer quelle lumière il eût encore pu y entrer si…
(Parenthèse : pardon, chers lecteurs ; j’espère ne pas vous avoir égarés dans ces méandres intertextuels – ou hypertextuels ? Mais reprenons.)
Ma réponse provoqua celle de l’auteur du blogue (Patrice de Plunkett, en l’occurrence), qui me fit sourire : « La lumière ou les Lumières, il faut choisir... »
Vous prendrez bien un peu de symbolique ?
Effleurons ce que ce trait d’esprit, que j’ai fort goûté, peut avoir de sérieux et, pourquoi pas, de symbolique.
La lumière, à travers les vitraux d’une église, vient du dehors : du jour, lequel, pour un croyant, fait partie de la Création ; elle nous est donnée. Certes, m’objectera-t-on, mais quid des cierges et des veilleuses ? Eh bien, ce sont des signes et non des luminaires : signes des prières des fidèles pour les cierges, et de la présence réelle du Christ dans le tabernacle pour la veilleuse. Cela est bien, m’objectera-t-on, mais il faut bien éclairer les églises la nuit, s’il y est célébré quelque office… Je ne le nie pas, mais cela peut être vu comme l’acceptation de ce que la nuit survient à son heure et que nous sommes exposés au rythme des nuits et des jours, rythme qui fait lui aussi partie de la Création.
Dans le Panthéon muré ou aveuglé, en revanche, la lumière du jour, donnée aux hommes de même que le rythme des jours et des nuits, est refusée. Quelle que soit l’heure, quelle que soit la saison, il faudra en permanence des luminaires : pauvres Lumières qui ne viennent que d’hommes se croyant affranchis des contraintes naturelles. Triste simulacre que celui de ce Panthéon[iv] où les hommes s’adorent dans leur pénombre.
Substitution
A propos d’églises détournées, un dignitaire musulman français a proposé il y a quelques jours d’utiliser les nombreuses églises vides de notre pays pour en faire des mosquées. Cela me choque, évidemment, comme bien des Français[v]. Mais il faudrait peut-être, si nous aimons tant ces églises, leur rendre un peu de leur vie. Que faites-vous, dimanche prochain ? Entrez donc dans une église qui n’est pas vide et goûtez à la joie[vi]


[i] Je n’ai pas écouté les détails de ce discours. Pour être honnête, je considère désormais la vie trop courte pour lire ou écouter les discours des politiciens.
[ii] Geneviève de Gaulle, Germaine Tillion, Pierre Brossolette.
[iii] On les distingue en effet, particulièrement sous une lumière oblique, un soir de printemps, par exemple.
[iv] Et non un Panhagion – un hellénisant de passage pourrait-il m’indiquer si ce mot est possible ? – où l’on pourrait méditer sur les vertus de quelques compatriotes remarquables.
[v] Pour des raisons fort bien exposées par d’autres, comme ici, par exemple.
[vi] A ce sujet, voir ici chez Koztoukours.

vendredi 12 juin 2015

Morand et Nimier : une poire pour la soif ?

Alors qu’en 2012 quelques publications[i] avaient salué Roger Nimier cinquante ans après sa mort, on eût pu espérer un volume de la Pléiade au moins pour 2015, année où Nimier eût atteint quatre-vingt-dix ans. Il n’en est rien, apparemment, et la maison Gallimard se contente de publier une Correspondance (1950-1962) de Paul Morand et Roger Nimier, présentée, établie et annotée par Marc Dambre[ii]. Autant le dire d’emblée, ce n’est pas par cette correspondance que l’on conseillera à un néophyte d’entrer dans l’œuvre de Morand, ni dans celle de Nimier : il s’agirait plutôt de petits morceaux pour inconditionnels avides de la moindre miette[iii].
Amitié
Cependant, par quelques signes plutôt que par de longs épanchements (ce qui est très bien), nous parvenons à déceler la naissance et la croissance d’une amitié, voire d’une affection entre ces deux-là. La première lettre est de Morand et commence par « Cher confrère », ce qui vaut adoubement, ainsi qu’un peu plus loin un « je mise sur vous et ne veux pas perdre ». Pour commencer, le jeune Nimier répondra avec une certaine humilité (réelle ou de pure forme, il ne nous est pas permis de trancher).
Avec le temps, les échanges se font de plus en plus fréquents (mot plus adéquat ici que denses). On se donnera bientôt du « Cher ami », puis du « Cher Nimier », « Cher Roger » ou « Cher Paul ». L’affection est suggérée dans quelques lettres où Morand appelle Nimier « mon fils ».
Nous ne saurons jamais ce que ces deux amis se disaient. Il ne nous reste que ce qu’ils s’écrivirent : des mots brefs, où il est question de potins un rien datés, de rugby, de vin et bien sûr de voitures rapides. D’hospitalité aussi, puisque Nimier avait les clefs de la maison des Hayes, près de Rambouillet, dont Morand était le propriétaire. Là, il pouvait s’isoler pour écrire ou simplement dormir. De cette retraite naîtra (ce dont seuls quelques minces indices apparaissent) D’Artagnan amoureux.
Travail
Il se trouve donc quelques considérations sur la littérature dans cette correspondance ? Fort peu, en fait. Il y est plutôt question d’édition, voire de cuisine éditoriale, à une époque où Nimier était éditeur chez Gallimard. Nous voyons dans quelques-unes de ces lettres le souci chez Nimier de mettre en valeur l’œuvre d’écrivains qu’il admire, à commencer par Morand. Celui, aussi, de leur faire exprimer leur talent et leur intelligence au sujet d’autres écrivains, notamment en leur commandant des préfaces pour « le livre de poche classique ». Paul Morand sera évidemment requis. Ce dernier souci n’est du reste pas complètement désintéressé : c’est aussi un moyen de lancer une collection et d’arrondir les revenus de quelques écrivains (cuisine éditoriale, disions-nous…), encore que l’argent ne soit pas un besoin pressant chez Morand. Ce qui le pressait plutôt, c’était de se refaire une réputation après avoir été plutôt mal vu après la Libération.
Fantaisie
Tout cela est bel et bon, mais un peu maigre. Le plus grand plaisir qui naît de cette correspondance est celui de la fantaisie : fantaisie nimiesque (par quelques échos de son style, quelques grilles de mots croisés en quatre cases pour Hélène Morand ou quelques signatures farfelues comme « Roger Joyce ») et fantaisie morandienne, notamment aux dépens du Solitaire, autrement dit Jacques Chardonne. Ces fantaisies finiront, hélas, en queue de poisson, un soir de septembre 1962 sur l’autoroute de l’Ouest et, comme chacun sait, D’Artagnan amoureux, tout juste achevé, prendra le statut peu enviable de roman posthume.
Une bande accompagne le livre : « Le guide du parfait hussard », peut-on y lire. Publicité abusive : un tel guide ne saurait exister, Nimier ayant brisé le moule si jamais il y en eut un.
Des plaisirs aussi légers, comme un rafraîchissement pris en passant au bord de la route (le temps de laisser refroidir un peu le moteur) pourront nous sembler coupables. Auquel cas une pénitence s’impose. La maison Gallimard, qui fait parfois bien les choses, y a pourvu : concomitamment à cette correspondance-ci paraît un deuxième volume de celle de Paul Morand et Jacques Chardonne[iv], qui s’étend sur plus de mille pages entre 1961 et 1963. Toutefois, pénitence n’est pas punition : nous aurons des cailloux dans les chaussures, mais aussi peut-être quelques pierres précieuses entre les mains. Nous verrons.
En attendant un volume de Nimier dans la Pléiade[v] ? Les inconditionnels, dont je suis, en seraient enchantés, et les esprits curieux de littérature auraient tout Nimier dans une main…



[i] Parmi lesquelles un riche Cahier de l’Herne.
[ii] A qui l’on doit un travail analogue sur la correspondance de Nimier avec Jacques Chardonne, parue en 1984, mais surtout un beau travail de réédition de nouvelles ou d’articles de critique de Nimier, ainsi qu’une biographie parue en 1989. Marc Dambre est maintenant professeur émériteTempus fugit.
[iii] Mais j’affirme sur l’honneur ne rechercher aucune note de teinturier de Nimier ni de Morand ; d’ailleurs, je redoute les faux.
[iv] Le premier (1949-1960) remonte à il y a un an et demi (voir ici).
[v] Que faut-il faire ? Une pétition en ligne ? Des manifestations de rue ? En criant NIMIER POUR TOUS ?

vendredi 5 juin 2015

« La Mort de Napoléon » (Simon Leys)

Quiconque a sorti le nez de chez soi a entendu ou lu le nom de Pierre Ryckmans (1935-2014) s’il s’intéresse à la civilisation chinoise, ou celui de Simon Leys (le même) s’il a quelque souvenir des bisbilles d’un intellectuel belge avec quelques maoïstes qui ne lui pardonnèrent pas, dans les années 1970, d’avoir écrit Les Habits neufs du président Mao. Les amateurs d’essais littéraires érudits, fins et légers auront aussi gardé le souvenir du Studio de l’inutilité. La Fédération Wallonie-Bruxelles nous donne, avec la réédition de La Mort de Napoléon[i], l’occasion de découvrir un Simon Leys romancier et fabuliste.
Une histoire belge ?
Sans vouloir radoter (voir ici), observons que tout Français (au moins) entretient un rapport ambigu avec la figure de Napoléon : tyran et usurpateur ou restaurateur de l’ordre et de la loi, génie universaliste ou envahisseur mégalomane et peu avare du sang des autres, toutes ces appréciations cohabitent plus ou moins chez nous. Aussi est-il parfois nécessaire de se fier au point de vue d’un étranger. Celui d’un Belge, par exemple : à la fois humble, prompt à repérer le ridicule, et profond sans se prendre au sérieux, avec ce qu’il faut de folie.
Ce point de vue belge (ou cette manière belge), c’est celui de Simon Leys. La Mort de Napoléon nous dépeint les mésaventures d’un Napoléon piégé par le ratage d’un complot qu’il n’a en rien orchestré : son évasion de Sainte-Hélène et sa reconquête du pouvoir. Cet échec nous fera voir notamment un Napoléon qui n’a pas tout perdu de son génie mais qui sera de plus en plus réduit à l’exercer à des choses insignifiantes. Il finira dans le commerce de melons et rencontrera même, un soir, toute une foule de faux Napoléon, naturellement internés dans un asile de fous (il ne sera pas confondu avec eux, s’étant empâté et ayant perdu ses cheveux). Pour rattacher ce roman à quelque récit de retour, on pensera plus au Colonel Chabert qu’au Comte de Monte-Cristo.
La leçon d’une fable
La Mort de Napoléon est un livre bref, qui tient sur cent pages d’une belle facture, au style classique, léger et précis ; la brièveté de ce récit n’ôte rien à son caractère romanesque, l’argument s’appuyant sur le grain de sable qui fera fonctionner une machine bien agencée d’une manière autre que celle prévue.
Cependant, il peut aussi s’agir d’une fable dont il nous revient de chercher la morale[ii]. Dans quelques passages, Napoléon se comporte comme une apparition bien incarnée, qu’il appartient aux uns et aux autres de reconnaître ou non. Cela se produira parfois chez quelques-uns de ses anciens partisans ; d’autres fois, cela tombera à plat. Ces manifestations ont quelque chose d’une parodie des apparitions du Christ ressuscité dans les Evangiles. Une parodie, parce que Napoléon n’est qu’un homme. Du reste, comment le croire revenu au moment où l’on annonce sa mort (en fait celle de sa doublure, un sous-officier dévoué qui l’a remplacé à Sainte-Hélène) ?
L’homme providentiel est une figure récurrente dans l’histoire, dans notre cher et vieux pays en particulier. Il y en aura toujours pour attendre avec langueur le retour glorieux de quelque grand homme injustement écarté du pouvoir. Ils croient, non, ils savent que tout s’arrangera en sa présence bénéfique. En quelque sorte, une projection – fatalement dérisoire – de la Parousie sur la dimension politique. La Mort de Napoléon nous suggère combien cette espérance en un salut strictement terrestre est démesurée, vaine et parfois ridicule[iii].
C’est donc un livre à recommander à bien des politiciens sur le retour (à droite en particulier, par les temps qui courent) ou encore à peu près jeunes et toujours ambitieux[iv] (à droite comme à gauche). Et à des militants parfois aveuglés par leur esprit partisan. S'ils ne comprennent pas la fable, ils y prendront au moins un grand plaisir.


[i] Initialement paru en 1986. C’est le seul roman écrit par Simon Leys. Il est ici suivi d’une intéressante postface écrite par une dame nommée Françoise Chatelain.
[ii] En bon romancier, donc en artiste, Simon Leys a l’élégance de ne pas nous la livrer de manière explicite.
[iii] Ce qui ne signifie pas que l’action politique ne peut rien. Elle a son utilité mais ne peut pas tout. De même pour un grand homme ou celui qu’on considère comme tel, à tort ou à raison.
[iv] Le petit Napoléon caricatural qui est représenté sur la couverture de cette réédition a une moue aussi crispée que volontaire, et un regard aussi noir que rageur et déterminé. Pourquoi m’a-t-il rappelé un certain Manuel V., lequel exercerait, dit-on, de hautes fonctions dans notre gouvernement ?