mercredi 27 janvier 2021

Aimer Paul Morand ?

 - Naturellement, pas du tout. Je le déteste même, au point d’entretenir cette détestation par la lecture abondante de ses œuvres.

C’est ainsi que j’avais répondu, voici quelques années, à une amie que m’avait interrogé devant le bon mètre de Morand qui garnissait ma bibliothèque.

Est-ce l’abondance d’one œuvre parfois inégale, que l’on ne sait trop comment aborder, ou celle des clichés dont il pâtit autant qu’il sut en profiter, qui intimide ou repousse le lecteur hésitant ? Les deux, peut-être. Efforçons-nous au moins, pour nous en débarrasser, d’énumérer les clichés.

L’Homme pressé, titre d’un de ses romans, en résume une bonne partie. Il faut d’ailleurs observer que le héros de ce roman, en partie un autoportrait de Morand[i], se rend en permanence insupportable à son entourage, voire à lui-même, par sa manie de vivre vite. Le cliché a donc sa part d’ambiguïté. Voilà pour la vitesse, le Morand sportif, courant d’air étourdissant jusqu’à sa mort à 88 ans[ii].

Citons aussi le mondain cosmopolite, ou encore l’écrivain-diplomate (à l’instar de Claudel ou de Saint-John Perse), avec une touche d’exotisme et de « Bœuf sur le toit ». Le mondain fut plutôt vraisemblablement un snob, du moins dans sa jeunesse. Quant au diplomate, le moins que l’on puisse en dire est qu’il n’a pas laissé de trace impérissable au cours d’une carrière en pointillé. Une, peut-être : son départ pour Vichy l’été 1940 alors qu’il était encore alors en poste à Londres, qui lui valut surtout une rancune tenace de la part du général de Gaulle.

À propos de Vichy, on connaît la suite, dont des détails nous sont fournis dans le Journal de guerre de Morand. Et c’est plutôt consternant : au conformisme du haut fonctionnaire soucieux de sa carrière s’ajoutent des vues singulièrement courtes en matière politique[iii] et une indifférence qui confine à la sécheresse de cœur ou d’âme devant les horreurs dont le gouvernement de Vichy se rendit complice. Un côté « que voulez-vous que ça me fasse », mêlé d’embarras quand certaines voix s’élèvent devant ces horreurs ; ainsi en août 1942 :

« Les évêques font une démarche collective des plus énergiques en faveur des Juifs de la zone libre. […] C’est inouï l’enjuivement des curés. C’est à vous rendre anticlérical. »

Ou encore en septembre de la même année :

« La brave aubergiste dit qu’elle est isolée, qu’elle n’a pas de radio, qu’elle ne lit jamais le journal. Elle n’a d’opinion sur rien, sauf sur une chose :

- C’est mal de séparer les Juifs de leurs enfants, dit-elle. D’ailleurs puisqu’on les a accueillis, il faut les garder !

C’est inouï la force de pénétration de la propagande juive. »

Ce qui est inouï en l’occurrence, c’est surtout la bêtise des remarques de Morand, une bêtise qui a quelque chose de diabolique[iv].

Ce Journal de guerre comporte cependant des aspects intéressants, dont une occasion manquée. On y lit en effet un portrait par petites touches de Pierre Laval, que Morand côtoie de près en 1942-43 ; on rêve de voir apparaître dans un roman ce personnage de parfait politicien, sûr de lui, cynique, prêt à tous les marchandages et à toutes les justifications d’iceux, jamais avare d’une anecdote ou d’une observation tendant à prouver sa fine intelligence, son empathie, son bon sens paysan. Morand n’en fera jamais rien, trop séduit puis trop déçu ou lassé par le personnage, peut-être[v] ?

Ici et là, dans ce Journal, apparaissent aussi quelques formules qui nous rappellent que nous avons quand même affaire à un écrivain et que c’est en somme ce qui nous intéresse : « Maxim’s ressemble à un sous-marin décoré avec des iris qui aurait coulé en 1900 », note Morand début 1942. L’homme a beau faire de touchants efforts pour devenir un parfait imbécile, voilà que, comme par inadvertance, l’écrivain surgit avec tout ce qui fait son charme : la note brève, l’image inattendue, voire incongrue, moins flatteuse que chez son contemporain Cocteau.

Parler de Morand exige donc un sens peu répandu de la nuance. À ce propos, il faut saluer et recommander sa biographie récemment parue chez Gallimard[vi], que nous devons à Pauline Dreyfus. Le ton est juste, ainsi que le point de vue, mêlant à l’admiration qui s’impose la sévérité qui convient, sans oublier une certaine ironie[vii]. Cela n’est pas une surprise de la part de l’auteur d’Immortel, enfin, roman où il est question des splendeurs et des ridicules d’un Paul Morand vieillissant.

(Naturellement, je ne déteste pas Paul Morand.)



[i] Si un écrivain trouve matière à écrire, et à écrire bien, sur quelque sujet que ce soit, y compris un de ses traits de caractère poussé jusqu’à la caricature, pourquoi l’en blâmerait-on ?

[ii] Le cliché de l’homme à femme relève du même domaine : en coup de vent, déjà ailleurs.

[iii] La facilité avec laquelle Morand (ainsi que d’autres) a gobé la fiction vichyssoise – sans en ignorer le côté vain, intrigue de ville d’eaux – et accepté une certaine soumission à l’Allemagne laisse pantois.

[iv] Avec, à côté, la mention d’aides apportées à des amis juifs. Curieuse incohérence de la part de qui ne perçoit pas la fausseté de vues générales auxquelles il adhère à travers les cas particuliers où, par amitié ou par humanité, il contredit ces vues. Mais n’accablons pas Morand. Il ne fut pas le seul dans ce cas.

[v] On passe de « Laval a l’air de marcher somnambuliquement vers un but connu de lui seul : ça m’impressionne » (mars 1943) à « Le côté paysan, amour de la terre, connaissance de la ferme, etc., chez Laval est "acquis". Ce n’est pas un vrai paysan » (juin 1943).

[vi] Ainsi que le Journal de guerre déjà cité.

[vii] Cette biographie est à lire jusqu’aux remerciements inclus, où l’on apprendra (de seconde main, certes) ce qui distingue les Morandiens des Proustiens et des Céliniens.

jeudi 21 janvier 2021

Le sans-culotte Trump

En ce 21 janvier, comme chaque année, je m’efforcerai de livrer quelque réflexion, si possible intelligente, à la mémoire de Louis XVI, sans éviter un regard critique.

Prenons les États-Unis, nés d’une erreur de ce roi assassiné un 21 janvier. Cette nation, si les folies ultérieures de l’Europe n’avaient provoqué son intervention en nos contrées à plusieurs reprises, serait-elle autre chose que l’objet d’un regard amusé et, il faut le reconnaître, un brin condescendant de notre part ? En somme, les États-Unis, s’ils n’étaient devenus si puissants, seraient encore pour nous une curiosité plus ou moins pittoresque. Tandis que désormais le moindre événement agitant ces plus ou moins sympathiques provinces fait frémir le monde, et en particulier l’Europe.

Hier, par exemple, M. Biden a été installé comme nouveau président des États-Unis. Toute la presse européenne s’est répandue en reportages en direct sur son intronisation, comme siu chaque pays d’Europe aspirait à être choisi comme le cinquante-et-unième des États-Unis d’Amérique du Nord.

Ne boudons pas cependant notre plaisir : nous ne regretterons pas, de ce côté-ci de l’Atlantique, M. Trump et ses foucades. Les atlantistes se réjouiront d’avoir enfin un patron plus poli auprès de qui prendre des ordres. Les autres, dont votre serviteur, passeront ce pitre par pertes et profits, regrettant cependant l’occasion manquée de prendre conscience de la nécessité de nous affranchir de l’encombrante tutelle américaine. Donc, sic transit gloria mundi, et hop ! atlantistes ou non, renvoyons M. Trump à ses parties de golf ou à d’autres plaisirs sans conséquences pour nous.

Ce dernier a paru éprouver quelques difficultés à admettre sa défaite électorale. Naturellement fruste dans son expression, l’intéressé a manifesté sa déception à la manière d’un petit garçon renversant tous les pions d’un jeu où il est en train de perdre. Que voulez-vous, les Américains sont de grands enfants !

Ce dernier jugement, d’aucuns se seront fait tancer par des esprits sérieux pour l’avoir émis à propos de partisans de M. Trump venus à Washington prendre d’assaut le Capitole voici une quinzaine de jours. À ceux qui n’ont vu dans cette lamentable mascarade qu’une manifestation d’un folklore douteux, toutes sortes de références historiques ont été opposées pour leur répondre qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse. On a parlé de fascisme.

Par chez nous, il s’est trouvé quelques esprits narquois pour citer des extraits de L’Éducation sentimentale où Flaubert se régale à dépeindre les émeutiers (ou les insurgés, tout dépend du point de vue) de 1848 envahissant les Tuileries. Nous voilà en bonne voie, et je ne résiste pas au plaisir (si l’on veut) de remonter encore d’un bon demi-siècle, pour nous ramener en 1793. Voici ce qu’écrit Jean-Christian Petitfils dans sa biographie de Louis XVI sur les délibérations de la Convention relatives au sort à faire au roi :

« Ainsi chauffées à blanc par la presse populaire, certaines sections parisiennes, impatientes de clore le procès, rendaient des arrêts incendiaires, réclamaient une distribution d’armes, envisageaient même de purger la Convention de ses tyrans, c’est-à-dire des députés girondins (c’est ce qu’ils feront en mai 1793), et de se porter aux prisons pour y renouveler la justice populaire de septembre 1792. Au club des Jacobins, le conventionnel Louis Legendre, ancien boucher parisien, demanda de découper le corps de l’ex-souverain en quatre-vingt-quatre quartiers et de distribuer ceux-ci à chaque département, afin de servir d’engrais aux arbres de la Liberté… Un des principaux chefs de la démagogie, Le Peletier de Saint-Fargeau, représentant de l’Yonne, considérait que si le roi n’était pas condamné à mort, le peuple avait le droit absolu à l’insurrection afin "d’ôter sa confiance à ses mandataires". C’était toujours l’affrontement entre la théorie de la démocratie insurrectionnelle et le concept de représentation nationale ! »

Après tout, les émeutiers de Washington, énergumènes frustes, violents, affublés d’oripeaux grotesques et plus ou moins téléguidés par de tranquilles agitateurs, rappellent furieusement « nos » sans-culottes. Oui, vous savez, ce « peuple » soulevé contre la « tyrannie », tant célébré par les plus fermes républicains – au sens français du terme – de chez nous.