samedi 27 décembre 2014

En lisant, en relisant

Toutes sortes d’images ont été utilisées pour décrire les livres et leur fréquentation, notamment quand il s’agit de leur relecture. Les uns en parleront comme d’amis que l’on a plaisir à revoir souvent ou que l’on estime trop pour les déranger n’importe quand (voire avec qui l’on préfère espacer les rencontres, de peur d’éprouver une déception). Les autres les compareront à des vins dont on pourrait suivre le vieillissement : certains mériteraient ainsi l’attente, d’autres exigeraient d’être régulièrement goûtés ; il en serait qui, vite parvenus à leur maturité, raviraient par la permanence de leurs qualités, tandis que d’autres ne provoqueraient un plaisir que dans leur jeunesse, pour ensuite s’éventer ; sans parler, bien entendu, des piquettes de consommation courante ou des vinasses prétentieuses et surfaites, dont on peut se demander comment elles auront pu atteindre la mise en bouteille – ou sous presse : des œuvres d’empoisonnement du peuple ou des lettrés – lesquels en redemandent trop souvent, hélas.
La multiplicité de ces images trahit leur imperfection. Ne faudrait-il pas aussi dire que les livres que nous aimons à relire nous retrouvent comme nous sommes au moment où nous les ouvrons, nous révélant des parts ou des proportions d’eux-mêmes – et de nous – changeantes et jusqu’alors occultées ?
Gracq et Jünger
Cet automne, les éditions Corti[i] ont eu l’excellente idée de publier un roman inédit de Julien Gracq, Les Terres du couchant. Ce roman, écrit entre Le Rivage des Syrtes et Un Balcon en forêt, marque une transition entre les deux, situant son action comme le premier en un temps et des lieux imaginaires, dépeint toujours comme le premier un monde civilisé (trop civilisé, donc un rien amolli ?) menacé par des barbares à la fois brutaux et subtils, et, comme le second, fait surgir en actes cette menace, bousculant une vieille nation avachie.
Les Terres du couchant est accompagné d’une postface faisant fort bien ce rapprochement avec les deux romans entre lesquels il fait comme un pont, ainsi qu’avec La Route, texte où Gracq a réutilisé quelques-uns de ses passages.
Ces pays étranges, communs au Rivage des Syrtes et aux Terres du couchant, font aussi penser à Ernst Jünger, en particulier à Sur les falaises de marbre. Le lecteur attentif de Gracq n’aura pas oublié ce qu’il en écrivit en 1950, dans La littérature à l’estomac :
« Si j’avance par exemple (et je le fais) en arguant d’une préférence brute, sentie, que je donnerais toute la littérature des dix dernières années pour le seul livre peu connu d’Ernst Jünger "Sur les falaises de marbre"… »[ii]
Fatalement, après la lecture des Terres du couchant, je suis allé relire Sur les falaises de marbre. Ce roman, paru en 1939 en allemand[iii] (et en 1942 dans sa traduction française par Henri Thomas), est souvent cité comme un brûlot antinazi. Certes, Jünger s’en est défendu plusieurs fois (par prudence, certainement, à l’époque, ensuite par coquetterie, peut-être ?), mais les brumes de la transposition romanesque (dans un pays imaginaire et dans un temps impossible à situer) sont quand même parfois légères.
A la relecture, un trait m’a frappé : le territoire sur lequel l’action de Sur les falaises de marbre se déroule est singulièrement exigu, presque étriqué. Et les liens, aussi bien du narrateur que de bien des personnages dans la cité où se trame l’intrigue, avec les différents protagonistes sont multiples et parfois étroits, tant avec les amis qu’avec les ennemis. Allusion aux fréquentations politiques de Jünger dans les années 1920 ? Possible. En tout cas, le sentiment de la présence de l’ennemi, du barbare parmi nous, et même en nous, m’a gagné (ce qui, d’ailleurs, constitue une différence de taille avec Gracq, chez qui l’ennemi est clairement étranger).
Et nous, à quels barbares sommes-nous liés ? Avec lesquels collaborons-nous ou avons-nous collaboré ?
Evelyn Waugh, faster, faster
Lorsque la mélancolie menace de me submerger (typiquement par un début d’hiver douceâtre et sombre), une des manières les plus saines de m’en sortir consiste à trouver le moyen d’éclater de rire. Si possible en bonne compagnie. Par exemple en relisant les premiers romans d’Evelyn Waugh, comme Grandeur et décadence ou Ces Corps vils : deux œuvres qui condensent les plaisirs de l’humour et de l’art romanesque – une action reposant sur une situation initiale bancale : le rire, comme le roman, naît de ce qui ne va pas.
Là comme ailleurs, ces romans me cueillent dans mes humeurs et mes préoccupations, dans un état particulier de ma sensibilité. Dans Ces Corps vils (où tout ce qui n’est pas too divine est bogus ou shame-making pour les bright young things qui s’y agitent vainement), c’est l’issue d’une course automobile qui s’est imposée à moi cette fois : l’honorable mademoiselle Runcible en sort définitivement abîmée, sur un lit d’hôpital où, égarée dans le délire, elle entend des voix qui lui crient « plus vite, plus vite ! ». L’image d’un monde qui ne rime plus à rien et court on ne sait où, dès 1930 ?
Ce roman finit par le déclenchement d’une guerre que l’on devine mondiale, totale et dévastatrice (à côté de laquelle 1914 serait un goûter d’enfants, mais avec aussi sa part de ridicule et d’ironie) : prophétie qui se réalisera quelques années plus tard[iv] : à se demander si la fin des années 1920 ne marque pas le passage de l’après-guerre à l’avant-guerre. Voilà qui n’est guère réjouissant. Mais l’inquiétude, après tout, n’interdit ni ne dispense d’espérer.
Alors… Moins vite, peut-être ?




[i] Eheu, tempus fugit : il est écrit « Editions Corti », et non plus « José Corti ». Et il n’est plus nécessaire de couper les pages soi-même, ce qui était une façon de survoler une première fois le livre nouvellement acquis…
[ii] Et, après tout, il est permis d’imaginer même une parenté entre Jünger et Gracq, plus profonde qu’une simple influence du premier sur le second : il faudrait relire Au Château d’Argol, paru en 1938 puis un texte du Cœur aventureux, paru en traduction française (par Henri Thomas) en 1942, Le Chevalier noir.
[iii] Sous le titre original : Auf den Marmorklippen.
[iv] La seconde guerre mondiale inspirera à Waugh, outre l’hénaurme Hissez le grand pavois, son chef-d’œuvre : la trilogie que composent Hommes en armes, Officiers et gentlemen et La Capitulation ; une relecture récente a attiré mon attention, outre les interrogations morales et spirituelles, sur un gag récurrent fondé sur une vision paranoïaque du monde chez un agent du contre-espionnage britannique, vision cohérente et délirante qui n’est pas sans annoncer certains moments de L’Arc-en-ciel de la gravité, de Pynchon. Mais c’est une autre histoire.

samedi 20 décembre 2014

Les libéraux s’ennuient le dimanche

A l’heure de me faire la barbe, j’écoute les programmes matinaux de France-Culture, sans doute afin, diront les médisants, d’être rasé de plus près. Ma case préférée dans ces programmes est une chronique intitulée Le monde selon… Chaque jour, du lundi au vendredi, vers sept heures vingt, un chroniqueur différent vient y lire son billet. S’il arrive à Mme Caroline Eliacheff (le mercredi) d’énoncer ici ou là un propos sensé ou à M. Hubert Védrine (le vendredi) d’exposer des vues aussi intéressantes qu’originales sur la politique internationale, les chroniqueurs des autres jours seraient plutôt à ranger dans la catégorie « comiques » tant ils sont caricaturaux. Mes lecteurs habitués savent déjà ce que je pense de Mme Fourest (l’abonnée du lundi), grande prêtresse de l’à-peu-près qui manifeste une curieuse tendance à confondre tout ce qui s’oppose aux délires LGBT avec Boko Haram. Le jeudi, les épanchements lyriques de M. Edwy Plenel, maître à penser de l’altermoustachisme, sont souvent irrésistibles. Reste, le mardi, le cas de M. Philippe Manière, chantre des grâces infinies du libéralisme.
Un essayiste libéral
M. Philippe Manière est présenté, selon la notice Wikipédia à lui consacrée (apparemment tirée d’une notice du Who’s Who), comme un essayiste libéral. Soit. Mais il est intéressant d’appendre dans la même notice qu’il a fait partie d’une promotion du programme Young Leaders de la French-American Foundation, programme « visant à renforcer les liens entre [la France et les Etats-Unis] en encourageant la rencontre et l’échange entre futurs leaders français et américains ». Comme école des cadres du parti, on ne saurait rêver mieux. Les différentes promotions de ce programme ont accueilli pas mal de noms connus dans la politique (François Hollande, Alain Juppé, Najat Vallaud-Belkacem, Emmanuel Macron, et même Arnaud Montebourg), dans la presse (de Jérôme Clément à Yves de Kerdrel, en passant par Jean-Marie Colombani, Laurent Joffrin ou Alain Minc) ou parmi les dirigeants de grandes entreprises. Pas étonnant que l’on finisse par entendre partout à quelques nuances près – chacun a quand même sa personnalité – le même discours plus ou moins libéral déplorant les archaïsmes qui, paraît-il, paralyseraient notre cher et vieux pays, en particulier quand il s’agit de son économie. Vous savez, le fameux mal français dont le Point ou l’Express se sont fait une spécialité ces quarante dernières années, les freins à la croissance, etc., etc.
Les chroniques hebdomadaires de M. Manière illustrent parfaitement ce discours omniprésent. Il ne se lassera jamais, par exemple, de nous rappeler que ce ne sont pas les vertus, mais les intérêts particuliers qui font la prospérité, fidèle en cela au libéralisme le plus orthodoxe, qui fait d’Adam Smith son prophète ; pour M. Manière, le réel est dans Adam Smith : la main invisible est donc pour lui un objet de foi.
Mardi 16 décembre, à l’occasion des interminables discussions sur le projet de loi dit « Macron » et certains de ses détails, M. Manière a fait passer le dimanche à sa moulinette libérale.
Bien entendu, M. Manière est un homme élégant et cultivé : il a trop bon goût pour avoir l’idée biscornue d’aller faire du shopping le dimanche (ce qui nous fait un point commun). Mais, soucieux de la liberté de chacun, il ne voudrait en rien priver quiconque de ce douteux plaisir, et pense par conséquent que passer dans certaines zones commerciales de sept à douze dimanche ouvrés par an, c’est en somme un peu timoré. Quelle générosité !
L’amour de M. Manière pour la liberté est tel qu’il n’a pu laisser passer les propos de Mme Aubry au sujet du travail le dimanche. Comment ? Elle a osé dire que c’est une régression sociale ? Pense-t-elle à tous les emplois que cela créerait ? Quoi ? Les gens ont mieux à faire le dimanche ? Quelle atteinte à la liberté individuelle ! Mme Aubry entend donc dicter leur conduite aux Français ? Mais c’est le goulag, mes amis !
Les beaux dimanches
La politique est assez brouillée en ce moment, de sorte que nos certitudes ou tout simplement nos postures sont quelquefois un peu bousculées : qui m’eût dit naguère que je pourrais un jour tomber d’accord avec Mme Aubry ? Eh bien, en l’occurrence, c’est le cas : si la loi impose des limites au comportement des gens (même si ce comportement ne-fait-pas-de-mal-à-autrui), il vaut mieux qu’elle les maintienne. Surtout quand un tel comportement risque de contribuer à désintégrer ce qui reste de société chez nous[i].
Je connais les objections que l’on fera à cette sévérité ; elles sont usées et il est facile d’y répondre :
Enfin, soyons modernes, le dimanche ou un autre jour, quelle importance ? On n’est quand même plus au XIXe siècle : pour commencer, je me contretamponne de paraître moderne ou non ; ensuite, puisque le dimanche existe, conservons-le : c’est un jour de liberté commun à tous, pour prier ou se rencontrer, pour vivre en famille, que l’on soit croyant ou non ; quant au XIXe siècle, justement, c’est à la fin de ce siècle que les salariés ont obtenu le droit de ne pas travailler le dimanche (on comprend l’horreur des vrais libéraux : effroyable retour à l’ancien régime !).
Oh, voyons, ce n’est que quelques dimanches, et pour une petite partie de la population : douze dimanches par an, cela fait un par mois, soit environ un quart des dimanches ; combien à la prochaine réforme ? Une petite partie de la population, cela fait donc certainement peu d’emploi en plus (argument économique) ; et, derrière cette pauvre statistique, ce sont des personnes à qui l’on soufflera, une par une, qu’elles pourront « librement » travailler le dimanche (argument moral) ; de plus, un petit nombre de personnes, c’est pour l’instant.
Vous qui vous dites chrétien, vous devriez vous rappeler que le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ; pensez aux pompiers, aux médecins, etc. : vous êtes bien content de les trouver en cas d’urgence : oui, j’en suis bien content, mais cela n’a rien à voir : les pompiers ou les médecins d’astreinte certains dimanches ne sont pas en train de faire des affaires, mais de donner de leur temps au service des autres. C’est évidemment une forme de dévouement incompréhensible à qui psalmodie comme M. Manière les joies de l’intérêt particulier. Ensuite, quant à me dire chrétien : je préfère dire que je suis de confession catholique, manière qui me semble bonne d’essayer de devenir un chrétien. Ah, et aussi ceci (puisque je suis de confession catholique) : il vaut mieux éviter de citer à tort et à travers les évangiles pour les interpréter n’importe comment à des fins terrestres. Cette parole détournée et profanée ne figure dans aucune des deux séries de l’Exégèse des lieux communs de Léon Bloy : dommage…
Bon dimanche, bons dimanches, et bon Noël !



[i] J’avais glissé ici quelques mots l’an dernier au sujet du travail le dimanche. Force m’est de reconnaître, à leur relecture, que je les trouve un peu mous aujourd’hui.

samedi 13 décembre 2014

Quand les loups sortent du bois, on les voit

Les barbichus, autrement dit les intégristes laïcards, semblent s’agiter pas mal en ce moment. Sans doute l’approche de Noël et peut-être – en France au moins – la crise des vocations dans l’Eglise catholique, cette dernière leur donnant de moins en moins de curés à bouffer. Alors, affamés comme des loups, ils sortent du bois et s’exposent.
Libéraux-cocos : zéro partout
On sait à quelles manifestations névrotiques se sont livrés les barbichus de gauche à l’occasion de la récente visite du pape au parlement européen. Ce n’est après tout qu’une tradition chez eux. Un bon exemple en est la lettre ouverte de M. Mélenchon à monsieur le pape[i]. Insister sur le cas de M. Mélenchon serait cependant s’aveugler, puisqu’apparaissent maintenant les barbichus libéraux, tel M. Gaspard Koenig, lequel s’est fendu dans l’Opinion d’un Hommage à Jean-Luc Mélenchon. Voilà donc M. Koenig qui dénonce l’ennemi que serait le cléricalisme et qui qualifie le discours tenu par le pape de « version superficielle de l’altermodialisme ». Et qui s’étrangle de rage à l’idée de voir proposer de « replacer le pouvoir spirituel au cœur du politique ». « Intolerabilis », conclut le nouveau beau gosse agrégé de philosophie à col de chemise béant[ii], histoire de rappeler qu’il a fait au moins dix minutes de latin[iii] au cours de ses brillantes études. On comprend M. Koenig : cette visite du pape vient troubler la tranquillité du culte rendu à la mondialisation joyeuse, à l’économie, à la croissance et à tous les masques que revêt le dieu Business. Le pouvoir spirituel risquerait de faire mauvais ménage avec celui de l’argent[iv].
Cette rage prend des accents que ne renieraient pas quelques joyeux communistes. Au temps de la grandeur de l’URSS, Staline aurait dit un jour : « Le pape, combien de divisions ? ». Un de ces jours, M. Koenig ou un de ses semblables finira par dire : « Le pape, combien de dividendes ? ».
Cela posé, sachant ce qu’il est advenu de l’URSS, j’ai bon espoir en ce qui concerne le libéralisme.
Folklore : ça fait chrétien
L’indignation antiraciste internationale (dont j’avais touché un mot ici l’an dernier) s’est paraît-il encore manifestée aux Pays-Bas à l’occasion de la Saint-Nicolas et de son cortège de Zwarte Piet, si j’en crois le blogue de Fikmonsov. Je n’ajouterai rien à ce que j’en avais déjà dit.
J’ignore en revanche, puisqu’il est question de traditions populaires liées à tel ou tel saint ou à la date à laquelle il est d’usage de le célébrer, si en ce qui concerne la Sainte-Lucie (qui tombe aujourd’hui) des féministes suédoises ont déjà protesté contre la tradition qui veut que la jeune fille de la maison offre des pâtisseries, vêtue d’une chemise et couronnée de bougies. Cela se fait aussi dans les écoles, avec un beau cortège… où maintenant des garçons, çà et là, réclament de faire la Lucie. Sans doute par souci de l’égalité des sexes ou de la modernissime indifférence à ceux-ci : pourquoi un garçon ne pourrait-il pas être une jeune fille comme les autres ? Apparemment, ça ne prend guère : les gens sont vraiment de sales réactionnaires.
Mais revenons à nos barbichus bien de chez nous. Leur furie s’est portée ces derniers temps vers les crèches de Noël que certains élus locaux ont cru bon d’exposer dans leurs mairies ou leurs conseils régionaux. Des gens nommés Libres Penseurs (mais oui, ils existent encore, ce qui vous a un petit charme 1900) ont crié au scandale à ce propos et trouvé le moyen de les faire interdire. C’est sans compter sur l’héroïsme de M. Ménard, maire de Béziers, qui a décidé de ne pas obtempérer. Ah, quel grand résistant !
Si on veut… On est plutôt dans Clochemerle que dans le récit du martyre des premiers chrétiens (ou de celui, plus actuel hélas, des chrétiens d’Orient). Je pourrais m’étendre longuement sur le sujet, mais on trouvera d’excellentes choses ici, chez Koztoujours. Pour faire bref : une crèche dans une mairie ou un conseil régional, ça n’est pas gênant, c’est même plutôt agréable à voir[v] (à condition que ce ne soit pas une horreur, auquel cas : colère !). Mais cela n’est pas gênant non plus s’il n’y en a pas. Tant qu’il y en a à Noël dans les églises… Nous avons donc affaire à un combat ridicule entre gens vains : d’un côté, les libres penseurs, qui ne supportent pas de voir quoi que ce soit qui leur rappellent le christianisme et sont prêt à tout pour emm… les vilains calotins ; de l’autre, quelques politiciens qui utilisent des signes ou des symboles chrétiens (certes passés, parfois affadis, dans le folklore) pour affirmer une identité : on va mettre une crèche, parce qu’une crèche, ça fait chrétien, donc c’est de chez nous, na.
Cela dit, pendant que la Libre Pensée[vi] s’occupe, comme l’écrit Koztoujours, à combattre l’Eglise du XIXe siècle, eh bien cela laisse tranquille l’Eglise actuelle, vivante, etc., etc., qui peut, si les fidèles le veulent, faire œuvre d’évangélisation. On ne peut quand même pas toujours se plaindre.
Que faire des loups ?
Quand ils sortent du bois, il est loisible de les attendre, à l’orée, munis de piques, de massues, de pièges ou de fusils. Ce qui ferait un assez beau tableau de chasse et de fort seyantes fourrures. Mais, à la réflexion, voilà une idée qui ne me paraît pas très chrétienne.
En revanche, puisqu’il a été question plus haut de crèches et que nous devons cette tradition à saint François d’Assise, rappelons-nous ce que ce dernier fit quand il rencontra un loup assez féroce et plus effrayant, sans aucun doute, que le premier libre penseur venu.




[i] Il faudrait dire à M. Mélenchon que ce refus des titres a un petit côté « révolte adolescente » qui n’est quand même plus de son âge !
[ii] Il en faut bien un neuf : BHL commence à se faire vieux.
[iii] On se demande, quand même. Si c’est neutre, il faut plutôt écrire : intolerabile.
[iv] Ne nous perdons pas en de longues exégèses des vaseux propos de M. Koenig (qu’un normalien agrégé de philosophie puisse écrire de pareilles âneries, voilà qui ne me fait presque pas regretter d’avoir fait des études d’ingénieur). D’autres s’en sont fort bien chargés, comme P. Jova (à qui je dois l’image des loups) dans Causeur ou P. de Plunkett sur son blogue.
[v] Et qui sait, cela peut éveiller la curiosité de certains quant à ce que cette crèche représente, au sens de Noël, etc., etc. ; des choses importantes, quoi.
[vi] Koztoujours donne une définition intéressante de la Libre pensée en écrivant : « c’est à se demander si le président de la Libre Pensée utilise vraiment son temps libre à penser. » Ce pauvre « président » est peut-être fort occupé, allez savoir…

samedi 6 décembre 2014

Deux jeunes écrivains étrangers (Pynchon, Lindgren)

A quel âge devient-on vieux, peut-on rester jeune, et que signifient – ou peuvent signifier – jeune et vieux ? Il ne sera point répondu à ces questions ici. Disons simplement, pour ne point être soupçonné de jeunisme, que certains artistes conservent jusqu’à un âge avancé des vertus que l’on peut prêter à la jeunesse : la vigueur et la curiosité (cette dernière vertu impliquant qu’il y ait quelques vieux auprès de qui apprendre quelque chose).
Thomas Pynchon, Fonds perdus
De Fonds perdus, le dernier roman de Thomas Pynchon (77 ans), paru en France cette année[i], les grincheux, s’ils connaissent déjà l’œuvre passée de Pynchon, diront que c’est à peu près le même roman que ceux qu’il écrit depuis cinquante ans[ii], tandis que les enthousiastes seront ravis d’une nouvelle variation sur une vision paranoïaque, inquiète et donc comique développée pendant ces mêmes cinquante ans.
Que nous suggèrent ces variations ? Que le monde n’est pas ce que nous croyons qu’il est, pas plus qu’il n’est celui que nous croyons qu’il n’est pas. Qu’il pourrait – ou non, peut-être l’hypothèse est-elle ridicule – être mû par des forces invisibles, aux desseins criminels, bienveillants, intéressés ou futiles. Bien des choses se trament (peut-être) dans des souterrains, des plis et des coulisses, autant d’univers parallèles qui communiquent entre eux ou avec le monde apparent par des canaux incongrus.
Cette vision demeure dans Fonds perdus. Il y est question de transactions douteuses dans le monde des start-ups new-yorkaises souffrant de l’éclatement de la bulle internet, autour du 11 septembre 2001. Ces fonds perdus (meilleur titre que l’original ?) pourraient donc consister en quelque argent détourné… Internet, voilà une aubaine pour Pynchon, lui fournissant l’occasion de nous faire explorer quantité d’espaces parallèles, de souterrains et de tuyaux : d’autres fonds perdus… Dans ces mondes, les pistes et les identités se brouillent et tournent en boucle, tout est manipulé, mais qui manipule qui, on ne saurait plus trop le dire. Ajoutons que les informaticiens, mais aussi les mafieux russes ou les agents secrets, qui peuplent ce monde offrent à Pynchon une galerie de personnages bizarres comme il excelle à les dépeindre.
Les pynchoniens historiques, voire traditionalistes[iii], seront cependant rassurés puisque Fonds perdus comporte son lot de mondes parallèles plus « palpables », comme des caves, des souterrains, les canaux de New-York ou même le dessous d’une piscine. Ils seront déçus, en revanche, de ne rencontrer au détour de tous ces passages (ancienne ou nouvelle mode) aucun des personnages croisés dans les précédents romans de Pynchon[iv], comme « Bloody » Chicklitz, « Pig » Bodine, « Mucho » Maas ou quelque rejeton de la famille Traverse, dans une de leurs quêtes incertaines, intéressées et souvent vaines. En tout cas, je ne les ai pas trouvés. Je peux avoir mal lu, ou Pynchon peut les avoir camouflés… Qui sait ce qu’il nous cache ?
(Bien entendu, il y a aussi le fait que ces personnages finiraient par être rudement vieux, bien que Pynchon ait réussi, dans Mason & Dixon, dont l’action se déroule au XVIIIe siècle, à faire brièvement apparaître un matelot Bodine, ancêtre probable du matelot Bodine de V. et de L’Arc-en-ciel de la gravité[v]. Mais il est vrai qu’en ces temps de nouvelles technologies, tout est si vite obsolète : dans Fonds perdus, pour un übergeek moyen de 2001, 1998 relève au moins de la haute antiquité. D’ailleurs, 2001, par certains détails, a pris quelques rides en 2013[vi]. Le suggérer est une autre réussite de Fonds perdus.)
Torgny Lindgren, Klingsor
Profitons d’une certaine actualité suédoise (crise gouvernementale, visite récente du roi et de la reine de Suède à Paris…) pour signaler la parution de cette année de Klingsor, le nouveau roman de Torgny Lindgren (76 ans), écrivain dont j’avais mentionné le nom dans une note de cet été. Ceux qui ne lisent pas le suédois devront attendre sa traduction, en espérant qu’elle ne traînera pas trop, son précédent roman, paru en 2007 en Suède, n’étant toujours pas traduit en français, quoiqu’excellent[vii]. Ils pourront toutefois se consoler avec quelques œuvres plus anciennes, parues en français chez Actes Sud, comme Miel de bourdon[viii], Fausses nouvelles[ix] ou encore La Bible de Gustave Doré[x].
Les romans de Torgny Lindgren ont à voir avec sa province natale de Västerbotten. Une province située loin au Nord, à peu près aussi exotique pour un lecteur de Stockholm que par exemple le Sud de Flannery O’Connor (voir ici) pour un New-yorkais. Alors pour des Français…
Cette province est rude, pauvre, le climat y est parfois malsain, au point que la tuberculose y faisait encore des ravages en des temps pas si anciens, comme cela est évoqué dans Fausses nouvelles. Le cadre idéal, s’empressera-t-on d’imaginer, pour des romans naturalistes, âpres, où pèsent de lourds secrets et de vieilles querelles claniques… Eh bien, non.
Sans éluder certains traits réalistes – mais l’exotisme de la contrée permet sans doute d’égarer de temps en temps le lecteur, avec un sourire en coin chez l’auteur, dans le grotesque ou le fantastique –, Torgny Lindgren introduit dans son œuvre la fantaisie (y compris formelle, en usant à l’occasion de textes ou d’images insérés dans le récit), l’ironie (jamais totalement dépourvue d’affection pour ses personnages) et le bizarre, jusque dans les moments dramatiques. Le pittoresque et l’inquiétude se nichent jusque dans la cuisine, souvent faite de bas morceaux longuement mijotés et odorants.
Klingsor n’y échappe pas. Klingsor, c’est le nom d’un homme issu d’une famille simple[xi] qui se découvre une vocation d’artiste peintre. On ne saura jamais vraiment s’il est parvenu à répondre tout à fait à cette vocation, aussi près du but qu’il soit parvenu, car son œuvre disparaîtra. Mais son parcours suggère l’interrogation qui peut toucher tout artiste encore en devenir[xii], quel que soit son domaine : suis-je arrivé à me hisser à la hauteur de mes ambitions, ou ne suis-je encore qu’un barbouilleur capable des erreurs, des à-peu-près et des ridicules les plus grossiers, en somme un amateur plus ou moins éclairé ?
(Soit dit en passant, la quête de Klingsor le fera passer par Paris, où il se délectera… de boudin et de rillettes, qui lui rappelleront le pays.)




[i] Et en 2013 en anglais, sous son titre original, Bleeding Edge. Signalons une note intéressante ici.
[ii] Depuis la parution de V. en 1963.
[iii] Ceux qui ne connaissent pas encore l’œuvre de Pynchon peuvent la découvrir en commençant par La Vente à la criée du lot 49 (The Crying of Lot 49, 1965), roman plus bref que les autres.
[iv] Personnages qui, passant d’un roman à un autre avec des rôles plus ou moins importants, donnaient à son univers une cohérence indispensable à tout paranoïaque qui se respecte, ah mais !
[v] Gravity’s Rainbow, 1974.
[vi] Songez un peu qu’il y avait vers 2001 quelques dingues pour rendre publiques leurs élucubrations dans ce qui se nommait des weblogs.
[vii] Norrlands Akvavit. Soit : L’Eau-de-vie de Norrland.
[viii] Hummelhonung, 1995.
[ix] Pölsan, 2002. La pölsa est une spécialité culinaire du nord de la Suède. Quelque chose entre le hachis, les rillettes et la bouillie, fait à partir… de la viande que le cuisinier aura trouvée – souvent de la triperie.
[x] Dorés Bibel, 2005.
[xi] Mais soucieuse d’honorabilité : on signe de temps en temps, dans cette famille, von Klingsor, ce qui a plus d’allure.
[xii] Mais un artiste est-il jamais arrivé ?

samedi 29 novembre 2014

Politique ensuite

Deux événements de la semaine qui se termine, outre ma paresse, m’ont poussé à remettre à mon prochain bavardage quelque petite spécialité littéraire dont je me promettais de vous faire profiter. Mais voici donc pour l’actualité…
Le pape à Strasbourg
Le cirque habituel, je veux dire les protestations de M. Mélenchon et les tout aussi prévisibles crétineries des Femen, n’auront pas réussi à éclipser la visite du pape au parlement européen ce mardi ni le discours qu’il a prononcé devant les députés dudit parlement. Ce discours, résumé assez complet d’un point de vue chrétien sur les affaires du monde, a été fort applaudi. Ce qui n’est pas sans ironie, vu qu’il fait en quelque sorte la synthèse du contraire de tout ce qui est à la mode chez les responsables politiques, en particulier à l’échelon européen. Mettons donc ces applaudissements en partie sur le compte de la politesse.
Ce discours a donné lieu à toutes sortes de commentaires, souvent erronés. L’hostilité traditionnelle d’une partie de la gauche a déjà été évoquée ; ne nous y étendons pas, ce sont des névroses bien connues qui se manifestent par une logorrhée plutôt usée (vous savez, l’inquisition, tout ça…). Une autre partie de la gauche, en revanche, semble être tombée en pâmoison devant le pape François. Il paraîtrait qu’il change tout, que c’est autre chose que Benoît XVI, voyez ce beau discours où il parle de l’accueil des immigrés, des injustices du capitalisme… Que ce discours révèle par certaines des citations qu’il utilise que Benoît XVI ne disait pas autre chose, voilà qui n’est apparemment pas pour les troubler. Car, voyez-vous, Benoît XVI, c’était un vilain pape, bien réac et tout et tout, un Panzerkardinal, d’ailleurs il est Allemand. Horreur !
Fait amusant, ce sont les mêmes sottises qui ont parfois fait admirer Benoît XVI à une droite peu chrétienne, ou disons pour laquelle l’Eglise est un élément traditionnel de l’ordre social et du décor, censé bénir les nantis et consoler les pauvres. Les propos du pape François surprennent ces gens de droite et leur déplaisent, du coup : ouh, ouh, le méchant gauchiste ! ou : c’est mou, Benoît XVI c’était plus musclé[i]. Ils commettent donc la même erreur que leurs frères de gauche.
A droite, il y a aussi de braves gens, par ailleurs catholiques, dont la sincérité n’est a priori pas à mettre en doute, mais dont la maladresse agace parfois. Pour eux, le discours du pape à Strasbourg est une révélation : délices, orgues et encens, il est en fait con-ser-va-teur, oui, comme Benoît XVI !!! Ah, il est joueur, il nous avait fait peur en le cachant jusqu’ici ! Nous voilà rassurés !
Bon. Passons sur la surprise causée par cette continuité. Ces gens pourraient quand même se renseigner un peu. Quant à dire que c’est du conservatisme, voilà qui est un peu court et tout à fait inadéquat. L’Eglise catholique et le pape n’entrent pas dans ces petites boîtes.
Ce dernier type d’erreur finit par faire sortir certaines personnes, mieux informées, de leurs gonds, comme ici Patrice de Plunkett. Son article serait tout à fait juste avec un titre un peu plus nuancé. Il aurait pu titrer A droite, on est parfois complaisamment borgne, plutôt que Aveugle volontaire, la droite… Pourquoi borgne ? Ne condamnons pas ces braves gens à la cécité ; signalons-leur simplement leur erreur[ii] (laquelle put frapper naguère, de manière symétrique, ce qu’on nommait les chrétiens de gauche), qui réside dans le vieux truc maurrassien du politique d’abord. Cela ne marche pas ainsi dans l’univers catholique. Ce serait même l’inverse : la pensée et l’action politique seraient plutôt à voir comme des conséquences. Ce qui évite de tomber dans les formes de religiosité dégénérée que revêt souvent la politique.
Alors, que peut faire un catholique, dans ce cas ? Par exemple s’informer[iii] de ce qu’a dit le pape, et tout prendre. Quitte à être bousculé dans ses habitudes.
Le sacré républicain
L’Assemblée nationale, cette semaine, à l’occasion du quarantième anniversaire de la dépénalisation de l’avortement, a voté une résolution faisant de cette opération un droit fondamental. Enfin, l’Assemblée nationale : environ un quart des députés, en l’absence des autres. Grand moment démocratique. Seul sept des députés présents ont voté contre.
L’objet de mes propos n’est pas de refaire un grand débat sur l’avortement. Tous les arguments pour ou contre sont à peu près connus (et on trouvera ici ce que j’en pense ; ô surprise, je suis contre). Mais il faut quand même remarquer qu’en faisant de l’avortement un droit fondamental, cette résolution en fait en quelque sorte un dogme sacré de la Rrrrépublique : s’y opposer, c’est désormais s’affirmer un hérétique, un ennemi de la liberté, dont on sait depuis Saint-Just qu’il ne mérite pas la liberté. Réjouissante perspective, qui permettra sans doute d’enrichissantes discussions.
A propos d’hérétiques, parmi les élus qui ont voté contre cette résolution, on trouve M. Jean-Christophe Fromantin, député UDI des Hauts-de-Seine. Celui-ci s’est fait rudement tancer par Mme Jouanno, sénatrice du même parti, qui considère qu’il n’a plus sa place à l’UDI. Bon, Mme Jouanno ou rien… Certes, mais on pourrait suggérer à M. Fromantin de prendre à la lettre de tels propos, de quitter l’UDI et surtout de ne s’inscrire à aucun autre parti : il sera ainsi libre d’exprimer ses convictions et, qui sait, de représenter sereinement ses électeurs, sans avoir à obéir aux consignes de quelque parti que ce soit. Un parti n’est pas une Eglise, ce n’est souvent qu’une coalition d’intérêts passagers et de vagues affinités d’idées : il est curieux de voir comme des gens qui ont le mot laïcité plein la bouche peuvent monter sur leurs grands chevaux dès qu’un de leurs camarades dévie d’un iota de la ligne du parti
Une mésaventure du même genre était arrivée ce printemps à M. José Bové, un des rares écologistes cohérents à EELV, lorsqu’il avait mentionné son opposition à toute manipulation du genre PMA ou GPA (tant défendues par ses petits camarades). On sait quelle volée de bois vert (ou plutôt de langue de bois verte) il reçut à cette occasion.
Ce n’est pas M. Jacques Bompard qui court ce risque, puisque ce député du Vaucluse est non inscrit. A l’occasion du vote de la susdite résolution, il a prononcé pour exprimer son opposition un discours assez beau – quoique d’un style un peu oratoire à mon goût – et assez courageux, sachant qu’il ne lui attirerait que les ricanements et les sarcasmes de ses quelques collègues présents.
Naturellement, de fins esprits m’accuseront de sympathies pour l’extrême droite, puisque j’admire le comportement qu’a eu M. Bompard et les propos qu’il a tenus, vu que M. Bompard n’est pas précisément de centre-gauche. Eh bien non. La politique ne me servant pas de substitut à la religion (j’ai tout ce qu’il faut de ce côté-là), je picore, je savoure, je prends et je laisse ici ou là, où je veux : chez M. Bompard, chez M. Fromantin ou chez M. Bové. Rien ne m’engage. Aucun d’eux n’est le pape.
(Et, la prochaine fois, causons littérature, si vous voulez.)




[i] Il paraît qu’Éric Zemmour, nouvelle idole des conservateurs et épouvantail du camp du bien, s’est fendu de quelques remarques de ce genre cette semaine. Et qu’il aurait fait amende honorable depuis. En tout cas, il s’est fort bien fait remettre à sa place ici et . Ou encore (ajout du 1er décembre).
[ii] A condition que tous ces gens soient de bonne foi, ce qui n’est pas toujours le cas. Une analyse intéressante est fournie ici par Henri Hude.
[iii] Comme je citais plus haut Patrice de Plunkett, celui-ci a eu l’excellente idée de mettre en ligne le discours prononcé par le pape, ici.

samedi 22 novembre 2014

Un mauvais tour… triangle

Jamais, si je ne me trompe, on n’avait fait beaucoup de bruit autour de la tour Triangle avant lundi dernier. Il faut dire que la tournure politicienne et partant bouffonne qu’a prise cette affaire permet d’en parler en dehors du XVe arrondissement de Paris et des cénacles d’architectes.
Quelques rappels
Ce 17 novembre, en effet, le déclassement du terrain où il était prévu de construire cette tour était soumis au vote du Conseil de Paris. Sans déclassement, pas de tour Triangle. Et là, patatras, effondrement chez les partisans du projet : le déclassement est rejeté par 83 voix contre 78. Plus de tour Triangle, n-i, ni, fini ! Soulagement chez quelques Parisiens, dont votre serviteur. C’était sans compter sur l’opiniâtreté de Mme Hidalgo, désormais maire de Paris, laquelle a plus d’un-e[i] tour dans son sac, puisqu’elle a décidé d’avoir recours à la justice pour faire annuler ce vote.
La presse, à l’occasion de cet épisode, l’a assez fait comprendre : ce projet est absurde et presque indécent, puisqu’il consiste à implanter un immense immeuble de bureaux dans Paris, qui regorge de bureaux vides et où se loger est souvent fort onéreux. Ajoutons à cela la laideur[ii] du bâtiment qu’il était prévu de construire, sa démesure et les désagréments qu’aurait causés aux riverains (dont je suis) le chantier, et le tableau est dressé (ce que j’avais déjà fait ici il y a déjà presque un an).
Mais, pour ce qui est des désagréments causés par un tel bâtiment, qui se soucie des riverains ? Apparemment, le XVe arrondissement de Paris est peuplé de petits êtres discrets, sinon invisibles.
Mauvais joueurs
Lisez-vous la grosse presse en ligne ? Et les commentaires souvent navrants par leur simplisme[iii] qu’y laissent les internautes de base ? Au sujet de la tour Triangle et du vote du 17 novembre, ils peuvent être classés en trois catégories.
La première est composée de ceux qui se désolent de l’abandon d’un si magnifique projet, par la faute de quelques conservateurs moisis alliés à quelques écologistes fanatiques. Les riverains n’auront qu’à se reconnaître chez les uns ou les autres et à apprécier ce jugement, typique du bourgeois libéral (ami du business, de la modernité, du béton qui coule au milieu de grues immenses dans un film d’entreprise accompagné d’une musique forcément dynamique jouée par des synthétiseurs poussifs) ou progressiste (qu’enchante l’audace du geste architectural).
La deuxième est peu nombreuse ; elle est composée de ceux qui voient un complot des frères trois points dès qu’un objet vaguement triangulaire passe dans leur champ de vision. Disons qu’ils contribuent à un certain folklore.
La troisième se compose de ceux qui crient à la dictature socialiste à tout propos : à l’en croire, puisque Mme Hidalgo est mauvaise perdante et appartient au PS, son attitude (aussi grotesque que malhonnête, mais nous y reviendrons) est typiquement socialiste. D’ailleurs, depuis le 6 mai 2012, la France est un vaste goulag dont seul M. Sarkozy saura ouvrir les portes ; et il faudrait se demander si Mme Hidalgo n’entretient pas une liaison avec Kim-Jong-Un.
Ecartons la deuxième catégorie, et intéressons-nous à la troisième. Certes, il est peu démocratique de la part de Mme Hidalgo de chercher à annuler un vote dès que le résultat lui déplaît, mais je ne vois pas en quoi cela est typiquement socialiste. Ceux qui le croient et rêvent de M. Sarkozy devraient se souvenir du traité de Lisbonne, œuvre de ce dernier et décalque d’un traité constitutionnel européen rejeté par les Français lors d’un référendum bien connu en 2005.
Quant à la première catégorie, on peut dire que bon nombre de gens de gauche peuvent y être classés. De la gauche moderne, bien sûr, audacieuse, sociétale, culturelle et tout et tout (mais on doit bien aussi y trouver des gens de droite tout aussi modernes et audacieux, etc. etc.). Rappelons-leur un petit fait amusant : ce printemps, la presse s’amusa beaucoup de l’échec de Mme Kosciuszko-Morizet, candidate de l’UMP à la mairie de Paris, qui ne parvint même pas à se faire élire dans le XIVe arrondissement. Mais ces fins observateurs se gardèrent bien d’appendre à compter jusqu’à quinze, puisqu’ils auraient découvert que Mme Hidalgo, de son côté, prit ce qu’il est convenu d’appeler une raclée, son concurrent le plus important manquant de peu d’être élu maire du XVe dès le premier tour. Je ne sais si les faibles résultats de Mme Hidalgo sont liés au projet de la tour Triangle. Mais j’ai comme l’impression que Mme Hidalgo a un problème avec le XVe arrondissement.
Alors, ensuite, les chamailleries entre ces deux dames après le vote…
Gamineries
Rappelons la raison invoquée par Mme Hidalgo pour demander l’annulation de ce vote : il devait s’agir d’un vote à bulletins secrets, or certains des votants ont montré leurs bulletins, ce qui constituerait une irrégularité. Les élus parisiens qui se sont ainsi comportés ont protesté en indiquant que Mme Hidalgo ne les avait en rien empêchés de montrer leurs bulletins au moment du vote.
N’étant pas juriste, j’ignore si de telles dispositions et de tels arguments ont quelque valeur légale que ce soit. Cependant, force est d’observer que les élus qui ont ainsi exhibé leurs bulletins ont fait preuve de maladresse ou d’imprudence. Ils eussent pu se douter de quelle mauvaise foi et de quelles ruses grossières serait capable Mme Hidalgo en cas de résultat défavorable. Il leur eût suffi de voter comme ils l’ont fait, sans montrer leurs bulletins.
Alors, de deux choses l’une : ou bien cette maladresse était volontaire, histoire de se donner l’air de faire de l’opposition… sans réellement s’opposer au projet ; ou bien elle ne l’était pas, et les élus parisiens ont montré que n’importe quel benêt peut les berner. Ce qui illustre assez bien le problème que posent bien des politiciens : se comportent-ils de manière cynique et méprisante ou en mêlant jobardise et gaminerie[iv] ? Je penche parfois pour la seconde hypothèse, venant de lire un amusant et léger roman anglais paru dans les années 1930, Charivari[v], où l’on voit un asile pour pairs déments reproduisant à l’identique la chambre des Lords : ces messieurs y votent même des lois…




[i] Je ne voudrais pas passer pour un affreux sexiste ! J’aurais pu aussi parler des tours de Mme Hidalgo, en référence aux tours de M. Panado, chers à Alexandre Vialatte.
[ii] On a vanté la « transparence » du bâtiment. Je veux bien, mais que je sache, ni les meubles, ni les servitudes, ni les cloisons n’auraient été transparentes. Et encore moins les éventuelles personnes qui s’y seraient aventurées.
[iii] Sans parler du massacre de notre langue auquel ils permettent d’assister…
[iv] Résumons l’affaire en un dialogue simple :
-          On avait dit qu’on montrait pas les bulletins. Vous êtes des méchants. Et puis le vote il compte même pas, na.
-          Ouais, c’est pas juste, tu l’as pas dit quand on montrait nos bulletins ! Et puis t’es qu’une mauvaise joueuse !
[v] Wigs on the Green (1935), de Nancy Mitford.

samedi 15 novembre 2014

Un homme providentiel

Tout ou presque a été dit au sujet d’un nommé François Hollande, connu pour occuper un logement de fonction et des bureaux dans un palais sis faubourg Saint-Honoré. En fait de tout, c’est surtout du mal qui en a été dit. Rien ne nous a été épargné, jusqu’à ses cravates toujours de travers. Son apparition télévisée, la semaine dernière, semble n’avoir suscité que railleries, haussements d’épaules ou, chez les plus miséricordieux, quelques expressions de pitié. Il en est aussi que sa personne obsède, au point de dérouler ou de faire défiler derrière un petit avion une banderole « Hollande démission » partout où se rend ce citoyen qui se veut normal ; y compris en faisant du hors-sujet lorsque ledit citoyen s’en est allé inaugurer un monument le 11 novembre.
Or il me semble que M. Hollande est un homme providentiel. Oui, de ceux dont, nous autres Français, nous rêvons paraît-il de temps à autre. Voici pourquoi.
Précautions
Avant de me lancer dans mes explications, quelques précautions me semblent utiles pour éviter à certains de mes lecteurs de s’étrangler. J’imagine déjà quelques réactions :
« Comment, Hollande, un homme providentiel ?! Mais on nous a changé notre Chatty Corner !!! »
ou :
« L’auteur a retourné son loden, ou quoi ? »
ou encore :
« Oh, vous savez, je le connais, il s’appelle Laval et n’est même pas complètement français. Vous voyez ce que je veux dire… »
Donc, précisons qu’un homme providentiel n’est pas nécessairement un sauveur ou un guide. François Hollande n’est ni Charles de Gaulle, ni Jeanne d’Arc, ni Moïse, ni… Non. C’est un homme à qui la Providence a donné un rôle. Reste à comprendre lequel.
Une prise de conscience
Certains d’entre vous se souviennent peut-être de la loi Taubira de 2013 et des manifestations qu’elle provoqua en son temps : en quelques mois, à trois reprises, environ un million[i] de personnes descendirent dans la rue pour protester contre cette loi. Certains d’entre vous en étaient peut-être, moi aussi ; ce mouvement continue, d’ailleurs, ses sujets allant en s’élargissant (sans tourner au fourre-tout) ; il en a engendré d’autres, parfois fort intéressants (je pense aux Veilleurs, par exemple). Chez ceux qui veulent bien se donner la peine de raisonner de manière cohérente, on peut parler (timidement, parfois) de prise de conscience : sur l’écologie, la politique, le libéralisme et ses impasses… Voilà des gens obligés de s’interroger et de rechercher des réponses originales, qu’aucun parti politique ne saurait leur fournir. Et si, en particulier, ces gens penchaient à droite (moi-même, j’avoue…), ils savent bien qu’aucune réponse ne viendra des partis qui s’en réclament.
Imaginons maintenant si la loi Taubira s’était appelée loi Dati, par exemple : eussions-nous été si nombreux dans ces manifestations, eût-on vu apparaître des Veilleurs, etc. ? Pas sûr. Beaucoup se fussent dit que, bon, ce genre de disposition n’est pas leur tasse de thé, mais que, bon, il faut vivre avec son temps, ma bonne dame…
Du reste, les gouvernements les mieux placés pour faire passer des avancées sociétales sont souvent ceux qu’on dit à tort ou à raison conservateurs : qu’on veuille bien songer à la loi Veil en 1975 pour ce qui est de l’avortement[ii]. A l’autre bout de la vie, on trouve l’euthanasie : en ce moment, on y songe dans l’Angleterre gouvernée par les Tories. Ce qui me donne l’occasion de citer un passage d’un court roman d’anticipation écrit par Evelyn Waugh en 1952 :
« L’euthanasie n’avait pas été introduite avec le service public sanitaire en 1945 ; c’était une mesure des Tories destinée à capter les votes des vieillards et des incurables. »[iii]
Ce n’est que de la littérature – et d’anticipation – mais un tel avertissement, venant d’un conservateur à propos de la politique que peuvent mener des conservateurs, est fort intéressant. Il suffit de voir, en France, comme on se tortille à l’UMP (ou au FN, d’ailleurs), au sujet des avancées sociétales adoptées ou en projet pour être édifié. Mais, honnêtement, en étions-nous tous soucieux avant 2012 ?
La république à l’os
La politique est souvent sale et ridicule, ce n’est pas d’hier. Songeons d’ailleurs que François Hollande doit son élection en 2012 plus à la lassitude provoquée par le vain cirque sarkozyque qu’à ses promesses – y compris le mariage dit pour tous et les autres joyeusetés sociétales annoncées. Or que voyons-nous depuis ? La même chose, en pire : Cahuzac, les vaudevilles en scooter, le président contredit par le premier ministricule venu, le même président, ennemi de la finance sans visage, qui fait entrer au gouvernement un ponte de la banque Rotschild… jusqu’à, petit détail, un ministre de la culture qui dit tranquillement ne pas avoir le temps de s’intéresser à la littérature[iv].
Le lieu commun pour décrire une telle situation serait : « le roi est nu ». Mais il faudrait plutôt dire que c’est la république qui est nue. Et que ce n’est pas une beauté. Plutôt un sac d’os couvert de varices. Elle fait songer au premier quatrain d’un des derniers sonnets de Ronsard :
 
Je n’ai plus que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé.
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.[v]
Nous sommes dans une basse époque. C’est une épreuve déprimante dont nous ignorons et la durée et l’issue : une révolution, une contre-révolution, ou la poursuite de cet enfoncement routinier dans la médiocrité. Cela peut durer encore longtemps. Mais ce qu’il nous est désormais impossible d’ignorer, c’est que nous sommes en plein dedans. Grâce aux efforts quotidiens de M. Hollande, nous ne pouvons pas l’oublier. Ne soyons donc pas ingrats !




[i] Ne chipotons pas sur les chiffres.
[ii] A ce sujet, une véritable mesure sociale eût pu consister à donner à des femmes tentées d’avorter les moyens et les conditions pour accueillir et élever des enfants a priori non désirés ; aux frais de la communauté, si nécessaire, et sans chercher à juger ces femmes. Autoriser les avortements me semble plutôt consister à leur dire : « fiche-nous la paix avec tes problèmes, débarrasse-nous le plancher. »
[iii] Traduction maison de "Euthanasia had not been part of the 1945 Health Service; it was a Tory measure designed to attract votes from the aged and mortally sick.”, dans Love Among The Ruins, A Romance Of The Near Future. Il ne semble pas que ce petit bijou ait été traduit en français.
[iv] On m’objectera que pendant les deux ans où elle avoue n’avoir pas lu un livre, Mme Pellerin n’était pas encore ministre de la culture. Soit, mais, connaissant ce détail, il eût mieux valu ne pas la nommer à ce poste. Surtout après avoir raillé le peu de goût de M. Sarkozy pour La princesse de Clèves
[v] J’ignore si cette république agonise, mais voilà de beaux vers, biens crus. Jouons un peu et imaginons les réactions des présidents successifs de la cinquième république après les avoir entendus :
Charles de Gaulle aurait certainement prononcé quelques généralités aimables sur la grandeur éternelle de la poésie française.
Georges Pompidou aurait complété à voix haute le sonnet ainsi cité, avant d’en réciter une douzaine d’autres, la clope au bec.
Valéry Giscard d’Estaing, après un « hmmmm » dont il a le secret, se serait sans doute imaginé auprès de la destinataire d’autres sonnets de Ronsard, dans le château renaissance d’un ancêtre qu’il aurait découvert depuis peu. La dame serait assez découverte elle aussi. Devant la cheminée, un bon chien serait sagement couché.
François Mitterrand, malicieux, eût cité les titres de quelques sonnets de Ronsard non récités par Georges Pompidou.
Jacques Chirac eût fait remarquer combien Ronsard est universel. Et se serait servi une bière.
Nicolas Sarkozy eût bougonné : « oh, vous savez, moi, je vais vous dire une bonne chose, eh bien, Baudelaire, Verlaine, tout ça, hein, c’est pas mon truc, ça m’emmerde un peu » (rire gras et approbateur de Brice Hortefeux, scandale à gauche).
François Hollande dirait sans doute : « euh… ».