samedi 30 novembre 2013

Droite, gauche, haut, bas (fragile ?)

La fréquentation de quelques-uns de mes sites préférés[i] et la situation un rien confuse de notre pays en ce moment m’amènent à me poser quelques questions : qui est de droite ou de gauche aujourd’hui, à quoi cela rime-t-il, quel rapport cela a-t-il avec de plus hautes aspirations, et comment ne pas sombrer dans le grand n’importe quoi ?
Rien que ça ! Si vous voulez bien me suivre, voici quelques hypothèses, dont on voudra bien pardonner la légèreté à l’amateur que je suis.
A gauche, gauche !
Comme une troupe parfaitement drillée, les gens de gauche, à l’ordre préparatoire, lèveront toujours le talon droit et la pointe du pied gauche, avant, lorsque claquera l’ordre exécutoire, de pivoter sur le talon et la pointe restés au sol, à gauche, bien entendu. Et ce quelle qu’ait été la zizanie qui semblait régner encore un instant auparavant. Une telle discipline en impose.
Ce qui en impose aussi, c’est l’assurance, la hauteur, la morgue presque, avec lesquelles ces vieux soldats traitent les pékins comme moi, par exemple : à les entendre, nous sommes au mieux stupides ou retardataires. On observe par exemple en ce moment une recrudescence de l’emploi de quolibets tels que racistes, fascistes ou (...)phobes (complétez le pointillé).
On pourrait se contenter de reprocher à ces gens leur arrogance, proche parfois de l’hystérie. Mais il ne faut pas leur en vouloir ; il faut même tâcher de les comprendre, je crois.
C’est que l’homme – ou la femme – de gauche est investi d’une mission. Apparu dans le sillage des Lumières, il est là pour perfectionner l’Homme. C’est plus un sacerdoce et une profession de foi qu’une opinion ou une position.
Cette religiosité diffuse, avec ou sans « être Suprême » ou « Grand Architecte » à son sommet, est encore plus affirmée lorsque l’homme de gauche est un socialiste : il s’agit alors pour lui d’instaurer le paradis sur terre. De vaincre définitivement, d’abolir tout mal, avec les seules forces des hommes, de leur volonté commune et de leurs petits poings[ii].
L’hostilité de la gauche (socialiste ou non) et le mépris qu’elle affiche en tout bonne conscience pour quiconque n’en fait pas partie, cela posé, se comprennent plus aisément. Et qui n’est pas avec la gauche, c’est vaste : toute personne manifestant une opinion politique différente, mais aussi une inspiration religieuse (au sens fort du mot inspiration) autre que la foi en un paradis terrestre pour bientôt ne peut être qu’un obstacle sur la route de l’abolition du mal.
Lorsque le socialiste n’est pas démocrate, on sait quels dégâts cela peut faire – qu’il se dise national ou international. Mais nous avons déjà connu, en France, avant le socialisme, « pas de liberté pour les ennemis de la liberté », propos assorti notamment d’une tentative d’abolition des Vendéens…
Au fond, l’homme de gauche a le cœur tendre : il ne comprend pas que d’autres ne partagent pas ses vues, voire ne les aime pas. Cela le blesse.
A droite, droite !
A l’ordre préparatoire, chacun regardera les autres et, à l’ordre exécutoire, le mouvement prévu – inversez pointes, talon et sens de rotation par rapport à à gauche, gauche – sera exécuté de bien des manières différentes, voire comme si c’était un demi-tour, droite ou un à gauche, gauche ; sans compter ceux qui n’auront pas bougé d’un pouce, ne reconnaissant pas l’autorité du chef de section (trop mou, trop dur, pas moi, voire un agent de l’ennemi). Nous aurons tous reconnu « la droite » en France.
Ces gens ont, eux aussi, des excuses : c’est que la droite n’existe vraisemblablement pas.
Qui peut-on, au juste, dire de droite ?
Commençons par ceux qui, à l’inverse de la gauche cherchant à instaurer le paradis ici et maintenant, souhaitent éviter que le monde, à commencer par leur pays, devienne un enfer. Nommons-les commodément conservateurs, voire réactionnaires pour certains (votre serviteur avoue se reconnaître assez dans cette définition). Reste à s’entendre sur ce qu’il faut conserver, voire restaurer, sur ce que serait l’enfer et sur les moyens de l’éviter ! Tâche trop vaste et ardue pour être accomplie ici[iii]. Les conservateurs et réactionnaires sont donc déjà de toutes sortes…
Etendons un peu nos regards et nous trouverons la masse informe de la droite bourgeoise : en gros, elle est contre tout ce qui est de gauche dès lors que cela menace son confort, ses habitudes et ses intérêts. Pour le reste, qu’on se débrouille. De manière générale, la droite bourgeoise pense ce qu’elle a lu la veille dans le Figaro[iv] et trouve que M. Sarkozy, ça, c’était un homme, avec de la poigne, qui a su mener la France[v]. Parfois, ce qu’elle aura lu coïncidera avec des pensées réactionnaires ou conservatrices.
Reste la droite par défaut : des courants de pensée peu à peu chassés de la gauche. Nous pouvons au moins citer les libéraux ou les bonapartistes. Il est leur est resté comme un atavisme de gauche : le désir de voir advenir le paradis sur terre (sous la forme d’un grand marché providentiellement autorégulé ou d’un empire tiré au cordeau, régi par un miraculeux code civil). Du reste, les paradis de la droite par défaut ne sont souvent pas dénués d’attrait pour la droite bourgeoise.
A part quelques esprits bourgeois qui picorent çà et là selon leurs intérêts et leur fantaisie, comment parler sérieusement de « la droite » ? Cela peut se résumer par un seul point commun : ce qui ne se reconnaît pas à gauche et s’y oppose. M. Mélenchon ou M. Krivine vous le diraient joliment dans leur doux langage qui fleure bon le musée : « les forces fascistes, patronales et cléricales ».
Connaissez-vous des centristes ?
Ce paragraphe apparaît par seul souci d’équité, après avoir longuement évoqué la gauche et la droite. En cherchant bien, il doit se trouver quelques chrétiens-démocrates effrayés par la gauche, quelques libéraux effrayés par la droite, quelques radicaux se voulant réalistes et quelques opportunistes. J’en oublie peut-être. Allez savoir…
Le marketing et le mercato
Ces deux mots, pas les plus beaux que nous ayons pris à l’anglais et à l’italien, nous seront utiles pour nous intéresser aux partis politiques. Que reflètent ces derniers des opinions, des tendances ou simplement des sensibilités ? A bien y regarder, pas grand-chose. Peut-être quelques mouvements plus ou moins marginaux, groupusculaires et bruyants, si tant est que de tels mouvements ne relèvent pas souvent de la posture. Contentons-nous des gros partis.
Que sont ces partis ? A ce qu’il semble, de grosses entreprises visant à conquérir le pouvoir et à y demeurer un temps, celui de constater qu’ils ont bien du mal à l’exercer, ce pouvoir, du moins de manière à assurer la prospérité et l’ordre dans le pays (certains de leurs membres, et même des plus hauts, doivent être de temps à autre effleurés par ce souci). L’important sera donc de plaire au plus grand nombre – il faut bien trouver des électeurs – et à quelques personnes ou organisations riches et influentes – il faut bien de l’argent pour mener campagne.
Ces propos sont assez répandus, ils sont même banals, je le sais. Et à quoi bon disserter sur la droite et la gauche pour prétendre ensuite qu’il n’en demeure rien… Attention, j’ai écrit pas grand-chose et non rien.
Pour plaire au plus grand nombre et à quelques prescripteurs, quoi de mieux qu’une bonne étude de marché aboutissant à un superbe marketing-mix ? Naturellement, chaque maison, pardon, chaque parti, a ses spécialités et surtout son public : au PS, les professeurs, les fonctionnaires et la bourgeoisie avancée, plus quelques clientèles marginales, réputées désormais plus riches en débouchés que les ouvriers ou les chômeurs, qui n’auront qu’à voter communiste ou FN (mais là, c’est mal ; ils doivent voter communiste au premier tour, puis reporter leurs voix sur le PS ; sinon, c’est déloyal) : immigré-e-s, homosexuel-le-s, etc. ; à l’UMP, les bourgeois comme il faut et les gros patrons – ces derniers étant peu nombreux mais argentés. Ajoutons à ces cœurs de cibles la clientèle incertaine qui risquerait d’être momentanément captée par la concurrence, et voilà le marché. Pour l’offre, il importe de ne pas être ringardisé : d’où, en économie, les inclinaisons désormais libérales du PS (sans renoncer à alimenter une fonction publique abondante) et, sur le plan sociétal, le souci à l’UMP de paraître moderne et de ne pas refuser je ne sais quelles avancées (sans trop choquer le bourgeois, quand même !).
Pour ce qui reste des convictions, nous venons de voir quelles acrobaties impose le marché pour séduire la marge de l’autre bord et rassurer l’électorat jugé captif. Il reste en fait surtout des postures : pour le PS, celle de l’incarnation exclusive du bien, qui offre toujours la liberté de pratiquer la reductionem ad Hitlerum à tout propos ; pour l’UMP, celle du camp de la réalité, qui permettra de ridiculiser en permanence ce qui vient de gauche en matière économique (et qui est à peu près la même politique que celle de l’UMP).
De temps en temps, il est nécessaire de mouiller sa chemise et de descendre dans la rue pour rassurer l’électorat supposé captif. On a vu cette semaine les manifestations antiracistes à gauche, tandis que, la saison dernière, M. Copé a bruyamment pris en marche le train de l’opposition au simulacre de mariage dit pour tous[vi]. Quitte, une fois que la loi contestée par lui avec véhémence a été votée, à dire qu’il y a en fait toujours été favorable : c’est qu’il faut quand même s’adapter à la tendance et ne pas s’accrocher à une mauvaise affaire.
Enfin, le PS – pardon, le gouvernement – a tenté un joli coup il y a quelques mois, synthèse entre la posture (magie du socialisme) et le marketing : la France en 2025 ! Admirable idée, qui rappelle un peu ce que les constructeurs automobiles nomment un concept-car : cela ne sert à rien, occupe du monde, fait rêver cinq minutes le public et tombe vite dans l’oubli ; un boulon ou un élément de carrosserie, ici ou là, pourra être repris sur les modèles de série.
Evidemment, tout cela n’est plus qu’un moyen de satisfaire quelques ambitions et vanités personnelles. Certains tombent d’ailleurs franchement le masque, comme ces derniers jours Mme Versini, ancienne ministre de M. Chirac et désormais candidate à Paris sur la liste de Mme Hidalgo ou, en 2007, M. Besson, qui passa de l’équipe de campagne de Mme Royal à celle de M. Sarkozy : un coup comme ce dernier, on n’en rêverait même pas au plus noir du mercato footballistique !
Après tout, ces gens gèrent leurs carrières comme ils peuvent. D’aucuns, et il ne faut pas non plus s’en moquer excessivement, finissent par trouver leur voie, comme Mme Bachelot qui, paraît-il, vient de tourner un numéro comique pour une série télévisée.
Et Dieu, dans tout ça ?
Je ne parlerai que de ce que je crois connaître un peu : l’Eglise catholique et, en particulier ses interventions ponctuelles dans des débats qui touchent à la politique. Ces interventions donnent souvent lieu à des querelles et à des malentendus qui sont en gros toujours les mêmes.
Lorsque l’Eglise – que ce soit le clergé ou des laïcs en leur propre nom, plus prudemment – intervient, c’est le plus souvent pour des raisons morales, raisons qui ont leur fondement dans un ordre plus élevé, hors des querelles ou des obédiences politiques ou même simplement morales. En général, les malentendus que cela occasionne sont toujours les mêmes : à gauche, on veut bien que l’Eglise soit généreuse envers les pauvres et les immigrés, mais pas qu’elle s’oppose aux avancées diverses ; à droite, c’est souvent l’inverse. En gros, chaque camp veut bien qu’elle soit une espèce de caution, de bénédiction, voire simplement d’ornement de ses divagations, parce que momentanément les propos entre un de ces camps et l’Eglise coïncident. Et rien que cela. Quelqu’un pourrait-il sortir à ces gens leur nez de leurs affaires terrestres ? Mais j’ai déjà parlé il y a quelques mois (ici) de l’irritation que l’Eglise provoque à gauche comme à droite de temps à autre, ce que je crois décidément être un signe de vie[vii].
Certaines de ces irritations ou confusions sont faciles à comprendre. Quant à l’irritation, la religiosité terrestre de la gauche et le goût bourgeois du confort l’expliquent. Quant à la confusion, qui a grandi dans les dernières années de la guerre froide se rappellera l’influence qu’a eue le bienheureux Jean-Paul II sur certains opposants au communisme en Europe. Concomitamment et pour des raisons différentes, d’autres forces – souvent identifiées à « la droite » – se sont elles aussi opposées au communisme. A croire que tous les ennemis d’un même adversaire sont nécessairement apparentés, on finit par trouver des gens qui se disent chrétiens, libéraux et conservateurs à la fois, faisant dans leur discours des contorsions parfois assez cocasses[viii].
Une autre confusion me semble apparaître en ce moment : j’ai lu ici et là des choses sur une supposée convergence des luttes contre le gouvernement (entre des antimariagepourtous, des bonnets rouges et je ne sais qui encore). Le fait de s’opposer à telle ou telle mesure grotesque, dangereuse ou menaçant je ne sais quels intérêts n’en fait pas une seule et même lutte. Il faudrait plutôt parler d’une confusion des controverses, entretenue par le gouvernement (criant que la Rrrrrépublique est menacée par des pétainistes, enfin vous connaissez la chanson) ou par quelques calculateurs de l’opposition (garantissant qu’avec eux c’était mieux et qu’avec eux à nouveau ce sera bientôt mieux), et accueillie comme du pain bénit par quelques têtes chaudes en tous genres (extrémistes ou jeunes gens corrects qui rêvent d’un petit moment épique).
Post-scriptum (toujours le même)
Naturellement, il nous est permis d’avoir toujours la même pensée ou de faire les mêmes prières que la semaine dernière, pour le père Georges Vandenbeusch… Vous pouvez aussi lire ceci chez Patrice de Plunkett.



[i] Par exemple une récente entrée chez Fromage Plus
[ii] Philippe Muray, toujours lui, a magistralement traité le sujet dans Le XIXe siècle à travers les âges. Qu’on se reporte aussi à certains propos de M. Peillon pour ce qui est de la religion socialiste ou républicaine.
[iii] Donnons simplement quelques exemples dans ce fouillis : on trouvera aussi bien des identitaires pour qui l’enfer c’est le reste du monde que des farfelus dans mon genre pour qui l’enfer conjugue notamment le matérialisme, le relativisme, le refus de tout ordre et de toute tradition… Et vous (si vous l’êtes), quel conservateur ou réactionnaire êtes-vous ?
[iv] De même qu’il existe une gauche bourgeoise qui pense ce qu’elle aura lu dans le Monde
[v] Où donc ? Si j’étais méchant, je dirais : dans les bras de M. Hollande…
[vi] Le 17 novembre 2012, M. Copé se trouvait bien à Paris, mais pas pour piétiner entre la place Denfert-Rochereau et les Invalides, trop occupé qu’il était d’empêcher M. Fillon de prendre le poste qu’il convoitait.
[vii] On pourra aussi lire ceci avec profit sur le site Le Rouge et le Noir (tout n’est pas toujours à mon goût sur ce site, mais là, j’applaudis).
[viii] Voir ici un propos assez croquignolet et la réfutation qu’en fait Patrice de Plunkett.

samedi 23 novembre 2013

Pamphlet ou satire ?

Peut-être vous attendiez-vous à un Cinématographe (3), la vengeance, mais je m’en voudrais d’épuiser si vite ce filon et d’abuser de ce procédé. Bornons-nous dans ce domaine à admirer les poses dramatiques prises par quelques-uns cette semaine après les méfaits d’un fêlé armé d’un fusil… Sans oublier les propos rêveurs, lyriques, de Mme Kosciuszko-Morizet sur le métro parisien. Il doit exister un métro parallèle, qui permet à la dame d’avoir de telles visions. J’aime bien, du reste, sa campagne électorale, frappée d’un logo NKM, où le « M » prend la forme d’un cœur, forme qui me rappelle, j’ignore pourquoi, un logo publicitaire pour quelque crème glacée… Ne comptez pas cependant sur moi pour commenter sa coiffure, il paraît qu’elle n’aime pas cela. Bien que, certains matins, au moment de me raser, j’envisage de me laisser pousser une barbiche, ou alors d’avantageuses côtelettes, pour me présenter aux élections municipales, à Paris.
Ces ridicules méritent-ils d’être flétris dans un violent pamphlet ou d’être moqués par quelque satire ? J’avoue avoir une légère préférence pour le second genre, lorsqu’il est pratiqué avec art. Il nous éclaire souvent sur les petites fissures d’un monde ou d’un milieu qui se croit parfait. Et reconnaissons que chez nous, en ce moment, le vernis craque pas mal.
 
Cycle mortel : entre deux files ?
J’évoquais plus haut le personnage sinistre qui a été arrêté cette semaine après avoir manqué tuer un assistant photographe de Libération, le laissant avec des blessures graves qui ont nécessité de lourds soins, et pris le siège d’une banque pour une baraque de tir forain, ainsi que les premières réactions qui ont suivi ces actes. Chacun aura pu observer la piteuse fin du grand numéro antifasciste qui avait suivi ces fusillades, lorsqu’il s’est avéré que le triste sire était plutôt un habitué de certains milieux d’extrême gauche. Justement, la routine antifasciste est un mécanisme fort bien décrit dans un chapitre (Où le fascisme ne passera pas) d’un récent roman, Cycle mortel, de François Marchand.
Cycle mortel est un petit roman sans haute prétention littéraire, que j’ai ouvert il y a quelques jours, avec un a priori plutôt favorable : il y a quelques années, j’avais lu avec plaisir L’imposteur, autre roman du même auteur, qui nous emmenait dans les couloirs d’une grande entreprise où la médiocrité semblait la vertu la plus récompensée avec la malhonnêteté (beau sujet de satire : un petit monde grisé par l’autocélébration, où tout est faux…) ; et Cycle mortel me semblait plutôt alléchant : en 2015, à Paris, soudain, les utilisateurs de Vélib’ tombent comme des mouches, terrassés par un mal mystérieux : voilà la faille dans le manège enchanté qu’est devenu Paris sous l’autorité de son maire.
Ce roman se place bien sûr sous le patronage de Philippe Muray, dont un poème, tiré de Minimum respect, est cité en exergue. Le chapitre 3, Où Paris est une fête, contient à ce titre un morceau de bravoure digne des meilleures pages de On ferme (pas ce que Muray a fait de mieux, mais du moins une estimable tentative d’écrire un roman mettant en scène le spectacle permanent qu’est devenu l’occident moderne). Naturellement, sous ce patronage, on rit beaucoup, de cette même jubilation désolée qui naît à la lecture de Muray.
Cycle mortel présente cependant une faiblesse, que je crois de taille : l’auteur peine à pousser son intrigue et à faire vivre ses personnages, comme s’il ne les aimait pas assez. Trop fidèles à des modèles réels ? C’est du moins le cas de Béchetoile, le maire de Paris, qui cache mal un certain M. Delanoë… Et le moins qu’on puisse dire, c’est que François Marchand n’apprécie guère le modèle :
« C’était aussi un redoutable manipulateur et un démagogue sans scrupules (…). Ses actes les plus ignobles étaient absous du seul fait de son "engagement" à gauche. »
Un tel passage me gêne : il a plus sa place dans un pamphlet que dans un roman, aussi satirique, aussi féroce soit-il. L’auteur eût pu se donner la peine de faire vivre son personnage sans nous livrer explicitement ses sentiments sur celui-ci, par ses apparences, ses attitudes, ses pensées, et par quelques épisodes qui eussent pu dire exactement la même chose. Le bâtir un peu plus, et ôter l’apprêt.
Ce défaut me semble suggérer une hésitation qu’a pu avoir François Marchand en écrivant Cycle mortel, hésitation qu’il n’aura pas su prendre le temps de surmonter, nous livrant ainsi un assemblage maladroit, peut-être un peu bâclé, en tout cas décevant, de morceaux parfois assez savoureux (le dernier chapitre notamment, dont le titre est tout un programme : Où l’humaniste friqué disparaît dans les poubelles de l’histoire). Dommage.
 
Quelques modèles
Gageons pourtant que François Marchand connaît ses classiques. A commencer par Muray qui, dans On ferme, avait créé un récit plus ample, mais lassant dans la durée. Des récits plus brefs de Muray (comme ceux parus dans le recueil posthume Roues carrées), outre ses essais et pamphlets, sont bien plus convaincants. Du côté des essais et pamphlets, Muray fait souvent preuve d’un talent comique qui eût pu inspirer François Marchand, lequel semble pencher de ce côté.
Nous écarterons donc parmi les modèles les magnifiques et rugissants pamphlets de Bernanos (ainsi que, dans le même esprit, quoique dans un style plus léger, Le grand d’Espagne, de Nimier), qui ne cherchent pas à convaincre – et encore moins à séduire – par le rire ou le sourire. On pourra trouver parfois un bon mot ici et là chez Bernanos, mais il est souvent craché avec rage et amertume.
A bien choisir dans le pamphlet violent, nous pourrions aussi citer Bloy (admiré par Muray, du reste). Je pense en particulier à Je m’accuse, descente en flammes de Fécondité, le premier des Quatre Evangiles (sic) de Zola, balayant au passage d’un furieux revers de la main dreyfusards et antidreyfusards. Ce pamphlet présente les avantages d’un humour dévastateur (dont l’autodérision n’est pas exclue) et d’un forme originale, se présentant comme le journal d’une expérience hasardeuse – la lecture en feuilleton, qui explique aussi la forme du journal, du susnommé roman de Zola.
Par ailleurs, Bloy fit aussi quelques incursions dans le domaine de la satire, notamment dans quelques textes des Histoires désobligeantes et même de L’exégèse des lieux communs, où son ironie à la fois froide et baroque lui permet d’éviter d’être trop explicite quant aux jugements – peu amènes – qu’il porte sur ses personnages.
De telles références sont-elles écrasantes ? Tant pis. Poursuivons, en matière de satire. J’évoquais plus haut mon cher Nimier : la même année que Le grand d’Espagne paraît son Perfide, un beau jeu de massacre où les imbéciles, les fourbes et les brutes ne manquent pas ; mais cela ne nous est pas dit : ils vivent, s’animent, parlent, pensent même parfois, et les situations ne sont pas expliquées mais exposées. L’art du roman, quoi. On pourrait encore citer quelques romans de Marcel Aymé, comme Travelingue, Le bœuf clandestin, Le chemin des écoliers ou Uranus
Poursuivons donc hors de nos frontières ! Pourquoi ne pas traverser la Manche et retrouver Evelyn Waugh ? Je ne comprends toujours pas pourquoi il n’existe pas, à ma connaissance, de traduction française de Love Among the Ruins, parfaite satire d’un monde moderne, futuriste, scientiste, démagogue et inhumain, qui commence fort :
« Malgré leurs promesses lors de la dernière campagne électorale, les politiciens n’avaient pas encore modifié le climat. »[i]
Nous pourrions aussi traverser les Alpes ou un bon bras de Méditerranée et descendre jusqu’en Sicile, où nous ne nous serions peut-être pas attendus à trouver une bonne dose de franche satire (ô puissance des réputations !), en lisant Le guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.
 
Comment ? Le guépard ? Une satire ?
J’entends d’ici monter ces clameurs de surprise. Ceux qui les poussent, et je ne leur en veux pas, ont sûrement à l’esprit l’adaptation cinématographique de ce roman que fit Visconti. Ils se rappellent sans doute une somptueuse fresque sur fond d’unification italienne, en 1860, ornée de la mythique scène du bal
Il faut savoir que ladite scène est tirée d’un passage qui tient sur vingt-cinq pages dans un roman qui en fait environ trois cents. La fin de ce passage nous expose les visages fatigués, pâles ou jaunis, des invités, ainsi que… les pots de chambre qui débordent au petit lieu des messieurs. Cruauté flaubertienne ?
D’autres détails, d’autres passages, sont autant de signes d’un penchant satirique. Il y a bien sûr le célèbre « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » prononcé par Tancredi, le neveu du prince Salina, au moment de s’engager aux côtés des partisans de l’unité, contre le royaume de Naples et des Deux-Siciles, contre les intérêts, les fidélités et les traditions de sa famille. La suite du roman nous fera bien comprendre, en effet, que tout change sans que rien ne change, mais peut-être pas de la manière prévue : les princes cèderont la place à des bourgeois et à des parvenus, et les petites gens de Sicile seront toujours aussi pauvres.
Qui sont ces princes siciliens ? Oh, des gens pas très brillants, pas très lettrés… On finira par voir ce que deviendront les filles du prince Salina : trois vieilles filles qui vivent dans leurs souvenirs et qui se sont aménagé une chapelle privée, laquelle semble plutôt abriter une collection de reliques douteuses qu’une sincère dévotion. Lorsque le Pape ordonnera une inspection de ce type de chapelles, ces demoiselles s’indigneront, le considérant comme un « Turc »[ii]. Sans compter que le prêtre qui trie leurs reliques est un Piémontais !!! Ce dernier ne manquera pas de les doucher :
« "Je suis heureux de vous dire que j’ai trouvé cinq reliques parfaitement authentiques et dignes d’être des objets de dévotion. Les autres sont là", dit-il en montrant le panier. »
Et ne parlons pas de son fils, dont le seul intérêt semble résider dans son cheval…
On pourrait dire « bon débarras » en voyant disparaître ce monde vermoulu. Ce qu’aura sans doute conclu Tancredi, lequel fera une belle carrière politique, se plaçant commodément « à l’extrême gauche de l’extrême droite », après avoir préféré à l’amour de sa cousine l’ambition de la jolie fille du maire, un parvenu vulgaire et intéressé, tout à fait dans la ligne de l’Italie nouvelle.
Personne n’est donc épargné, pas même le prince Salina, pas même le monde qui naît devant lui, malgré lui, contre lui.
Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, eût pu en faire assez facilement des tonnes, et nous eussions eu devant nous une belle galerie d’imbéciles, d’ambitieux et de dupes, de pantins grimaçants s’agitant vainement dans une aigre satire. Mais un prince qui sait se tenir est certainement trop bien élevé pour cela. Au lieu d’épancher sa bile, il fait un pas en arrière ou de côté et, sourire en coin, glisse ici et là, dans un récit dramatique et désabusé, une remarque, un détail, qui fait apparaître sans insister le ridicule de bien des choses, de bien des personnages ou de bien des points de vue, sans les condamner. Entrant souvent dans les pensées du prince Salina, il nous les fait partager, nous révélant un univers mental plein d’erreurs et de lucidité, d’intelligence et de préjugés, de noblesse et de cynisme, de tendresse et d’hypocrisie, de bonté et de brutale injustice…
C’est que, je crois, il aimait ses personnages tout en savourant leurs ridicules – pas toujours minces. Une position délicate qui, avec un long et difficile travail d’écriture, donne la plus nuancée des satires.
 
Post-scriptum (le même)
Naturellement, il nous est permis d’avoir toujours la même pensée ou de faire les mêmes prières que la semaine dernière, pour le père Georges Vandenbeusch…


[i] C’est donc moi qui viens de traduire cette phrase. Pardon pour les éventuelles lourdeurs. Observons au passage qu’il semble, à ce que disent certains climatologues, que les hommes soient désormais parvenus à modifier le climat, mais d’une manière bien involontaire… Réalisation peu rassurante, si elle est effective.
[ii] Plus catholiques que le Pape… Voilà donc un travers qui n’est pas d’hier.

vendredi 15 novembre 2013

Cinématographe (2) : le retour

Peut-être finirai-je par me laisser tenter et par retourner au cinéma. Voir Quai d’Orsay, le nouveau film de Bertrand Tavernier, par exemple ? Je ne suis pas sûr. Vu ce qui inspire ce film, je crois que nous avons notre lot de politiciens lyriques en ce moment…
 
Cinéma populaire (1) : les bonnets rouges à Paris
Aucun de nous n’aura échappé à cette nouvelle, en France en tout cas : le monsieur que ses fonctions élevées amènent souvent à fréquenter le palais de l’Elysée a été sifflé sur les Champs-Elysées lundi 11 novembre, par quelques individus coiffés de bonnets rouges. Pour refuser d’entrer dans toute vaine polémique, précisons que je trouve déplacés de tels sifflets et de telles huées à une telle date. Ceux qui tiennent absolument à le faire ont toute l’année pour cela. A moins de s’en lasser.
Un point à observer : dans la série des Bonnets rouges, il appert que les responsables de la production, en Bretagne, ont désavoué ces scènes. Il est vrai que brûler des portiques destinés à la collecte des taxes, c’est bien, tandis que siffler le Prrésident, c’est très dangereux !
 
Cinéma populaire (2) : dernière minute ?
Les histoires de bananes et de singes dont certains se font des gorges chaudes en ce moment me lassent aussi vite qu’elles sont apparues. Ici encore, une mise au point s’impose : les blagues racistes dont Mme Taubira fait l’objet en ce moment sont à mon avis aussi basses, vulgaires, stupides et dénuées de drôlerie que celles, disons, d’un Guy Bedos sur Mme Morano (mais, pardon, j’oubliais que quand c’est de Guy Bedos, c’est de l’humour).
Cela étant posé, quel besoin d’en faire une affaire d’Etat ? A entendre s’étrangler de rage tous nos vertueux politiciens, la Rrrépublique serait mise en danger par ces sordides âneries ? Pas bien épaisse, leur Rrrépublique !
N’en voulons pas trop cependant à ces modèles de vertu. Il se dégage de leurs cris d’indignation un certain souffle lyrique…
En ce qui concerne la dernière couverture de Minute, j’ignorais pour ma part que cette publication existait encore ? Qui la lit ? Je l’ignore. Le gouvernement, peut-être ? Dans ce cas, nos ministres m’inquiètent.
Quant à la désormais célèbre fillette qui, à Angers la semaine dernière, a crié à l’attention de Mme Taubira « Une banane pour la guenon », si c’est ça la France bien élevée… Notons au passage que la Manif pour tous a tenu à désavouer de telles stupidités, et c’est tant mieux. Il n’en demeure pas moins que les journalistes ont eu de quoi alimenter le cinéma permanent avec cela et chauffer les vertueux orateurs de la gauche-qui-a-toujours-raison et ceux qui se laissent intimider par elle.
Pour clore cette affaire, j’ai envie de donner un (modeste) conseil à Mme Taubira : celui de hausser les épaules devant de telles bêtises. Après tout, elle a très bien su le faire lorsque des propos bien plus sensés lui ont été tenus la saison passée.
 
Cinéma d’auteur
Pour un public plus restreint (je n’oserais dire plus choisi, ce qui serait un peu snob), relevons que, dans une affaire que j’avais déjà évoquée il y a un peu plus d’un mois (ici), la justice a imposé quelques caviardages à quelques rééditions, parmi lesquelles celle du Salut par les Juifs, de Léon Bloy. Apparemment, pour les juges, Bloy et Drumont, c’est la même engeance antisémite. De quoi se faire se retourner Bloy dans sa tombe, lui qui avait déjà eu pas mal d’avanies à encaisser de son vivant. Quelqu’un pourrait-il offrir à ces sages magistrats les œuvres complètes de Bloy pour leur faire voir s’il était antisémite ?
Mais je dois faire fausse route : il doit encore s’agir d’un moyen de nous dire qu’il ne faut pas admettre la libération de la parole raciste et antisémite. Y compris quand il s’agit de grande littérature, (je parle de Bloy, pas de Drumont, bien entendu). Ce qui constitue un pan plus élitiste de notre cinéma national.
 
Cinéma parano
Le cinéma est pour la plupart d’entre nous, la plupart des fois où nous y allons, un divertissement. On l’aura compris, je finis parfois par me demander si cette accumulation de saynètes graves et épiques pour les uns, consternantes mais comiques pour les autres est vraiment un hasard. Serait-on en train de nous amuser ? Tous ces groupuscules de siffleurs aux bonnets mal ajustés, ces obscurs folliculaires aux jeux de mots vaseux seraient-ils des agents provocateurs ?
Je sais, on va encore me renvoyer au cinéma, cette fois au genre de films paranoïaques produits à Hollywood dans les années 70 (avez-vous vu, par exemple, Les trois jours du condor ?). Sans croire vraiment à mon hypothèse, je crois me rappeler que les groupuscules plus ou moins extrémistes (de droite autant que de gauche) sont réputés être souvent copieusement infiltrés par la police, laquelle ne fait après tout que son métier. Quittons le cinéma et plongeons-nous dans la littérature, qui est souvent plus vraie : il n’est besoin que de lire, pour comprendre une telle interrogation, Le nommé jeudi (The Man Who Was Thursday) de Chesterton. Roman admirable, un brin paranoïaque, et délicieusement drôle, que je vous conseille.
Cela dit, il m’arrive de sourire en voyant le Prrésident et son gouvernement se faire huer où qu’ils aillent : ils me rappellent la fin d’un autre film des années 70, Jeremiah Johnson (avec Robert Redford, tout comme Les trois jours du condor).
Mais que ne suis-je paranoïaque ? Tout serait si clair pour moi…
 
Retour du monde réel ?
Toute cette agitation mérite nos rires, même navrés. Il faudra ensuite que nous retournions à des choses plus sérieuses. Car un de ces jours le monde réel reviendra… Et il ne sera pas content, comme on lit sur certaines affiches de films.
 
Post-scriptum
Ce sera un post-scriptum sérieux. On peut, et c’est le moins qu’on puisse faire, je crois, avoir une pensée, ou mieux, une prière, pour le père Georges Vandenbeusch, dont on sait qu’il vient d’être enlevé au Cameroun. Pour ceux qui le connaissent, pour ceux qui l’aiment ; pour les missionnaires et les otages en général aussi. Et même pour ses ravisseurs, bien que cela soit plus difficile.

samedi 9 novembre 2013

Cinématographe

Il y a bien six mois que je n’ai pas mis les pieds dans un cinéma, et encore était-ce pour voir un vieux film. Pour l’anecdote, il s’agissait de Mort d’un cycliste, film espagnol de 1955 où Lucia Bosè (d’une beauté qui se passe de commentaires) tient le rôle d’une femme trompant un mari aussi riche que ridicule avec un professeur de mathématiques qui a toujours l’air de s’être assis dans une flaque d’eau froide et ressemble à un Jean-Luc Mélenchon moustachu ; le dénouement de cette triste histoire sera aussi tragique que cynique.
Pourquoi donc ne pas traîner un peu plus au cinéma ? Je crois que nous avons déjà pas mal de ce genre de spectacle en consultant la presse.
 
Un film historique (1)
Par exemple, cette semaine, un article de Christophe Ono-dit-Biot sur le site du Point a attiré mon attention, et mérite le détour. L’auteur y rend compte d’un entretien télévisé qu’il a eu avec Mme Vallaud-Belkacem, ministre des droits de la femme et porte-parole du gouvernement. L’article comporte un lien menant à une vidéo que je vous conseille d’aller voir. Les deux susnommés y discutent notamment du désormais fameux projet de loi sur la prostitution (sur lequel je ne reviendrai pas) et du souhait manifesté par Mme Vallaud-Belkacem de voir apparaître dans les manuels d’histoire et de littérature des lycées la mention de l’orientation sexuelle des personnages historiques et des écrivains. Chose qui jusqu’à présent relevait de ce qu’on appelle avec une condescendance la plupart du temps justifiée de la petite histoire.
Avouons qu’il faut du talent pour débiter de telles énormités sans éclater de rire tous les trois mots, ce à quoi parvient presque parfaitement Mme Vallaud-Belkacem, habillant l’hilarité qui la menace à tout instant d’un avenant sourire et de riantes œillades. Il en émane le même charme agaçant que d’une prestation, disons, de Virginie Ledoyen : la même fraîcheur juvénile, le même entrain, le même côté de gauche… Et cette maîtrise dans la manière d’asséner, au sujet de la sexualité des personnages historiques, qu’« en passer l’existence sous silence est une façon de la stigmatiser ». Notons à ce propos que la mentionner pourrait fort bien, du même point de vue, être une façon de la stigmatiser, en rappelant, par exemple, sur le national-socialisme, qu’Ernst Röhm était homosexuel : on s’y perd, non ? Mais passons, cela n’est pas le sujet.
Pour revenir à ce joli numéro, je me demande combien de prises il a fallu avant qu’il ne soit dans la boîte, sans fous rires. De manière plus générale, je crois que le poste de porte-parole du gouvernement nécessite un art consommé, du charme et du métier. Surtout avec le gouvernement que nous avons en ce moment. Si jamais quelqu’un a l’insolence de demander à Mme Vallaud-Belkacem pourquoi elle a été nommée à ce poste, elle sera en droit de répondre, comme Virginie Ledoyen il y a quelques années dans une publicité pour des produits de beauté : « Parce que je le vaux bien » !
 
Un film historique (2) : de l’importance des costumes
Les costumes auraient pu être ceux de soldats de la guerre de 1914-1918, mais ce n’est pas de cela que je veux vous entretenir. Il ne sera donc point question ici du discours récent de ce monsieur Zélande, Brabant ou Flandru, je ne sais plus, pour inaugurer les commémorations du centenaire de cette guerre. Il semble en effet que, dans la confusion qui règne en France en ce moment, l’auteur du discours ait un peu mélangé ses fiches et fourni à son patron des notes sur La 7ème compagnie. Jetons un voile pudique sur cet anachronisme et ce mélange des genres, par compassion pour M. Limbourg, ou je ne sais plus comment.
Non, et comment ne pas finir par en arriver là, je pensais à la Bretagne et à ses bonnets rouges. Grâce à nos journalistes, devenus incollables, nous savons tous que ces bonnets sont un rappel d’une révolte bretonne de 1675, laquelle n’aurait pas été sans annoncer 1789. Ajoutons à cela le fantasme d’un nouveau 1968, et nous voilà ramenés dans les arcanes d’une numérologie déjà évoquée ici en mai (cela posé sans me vanter).
La distribution des rôles n’oublie personne dans ce spectacle, en faisant défiler ensemble les patrons et les ouvriers qu’ils ont licenciés, les syndicalistes agricoles et les élus locaux, les bourgeois comme il faut et les gauchistes. On observe aussi de magnifiques effets pyrotechniques, qui ont nécessité la destruction par le feu de portiques eux aussi passés à la postérité. Seule ombre au tableau, les costumes : on apprenait en effet cette semaine qu’il a fallu importer d’Ecosse une partie des bonnets portés par les figurants.
Plus sérieusement, ce paradoxe en révèle d’autres. Oui, bon nombre de ces gens souffrent réellement ; mais parmi eux se trouvent par exemple des paysans utilisant des méthodes agricoles très intensives, nuisibles pour l’environnement, coûteuses au point de les étouffer sous les dettes et frisant parfois l’absurde (en envoyant, paraît-il, leurs cochons se faire abattre en Allemagne avant de les rapatrier). Comment en sont-ils arrivés là ? Les libéraux accuseront une inondation de subventions pour n’importe quoi et les antilibéraux la pression exercée par d’implacables puissances libre-échangistes. Bien qu’étant incompétent dans ce domaine, j’ai envie de traiter les uns et les autres de borgnes : ne serait-ce pas une combinaison de ce que chaque système – l’hyper-capitalisme et la technocratie étatique, voire supranationale – a de pire ?
C’est plutôt la littérature que quelques connaissances vagues des sciences économiques qui m’y a fait penser. Plus précisément, le souvenir d’un roman d’Ernst von Salomon, La ville. Au début de ce roman, des paysans du Schleswig-Holstein se révoltent, vers 1930, contre des autorités qui, après les avoir vivement incités à se lancer dans l’élevage intensif de cochons, ont passé des accords commerciaux avec la Yougoslavie, permettant l’importation en Allemagne d’une viande porcine bien moins coûteuse.
Ce roman est riche en similitudes avec toute époque plus ou moins agitée : le héros, un genre d’agitateur un peu perdu, fera la connaissance d’un vrai révolutionnaire professionnel, un cynique nommé Hinnerk, tour à tour nazi ou communiste, selon son humeur et son désir d’être toujours du côté « qui n’est pas celui des Schupos ». Ce goût de l’agitation pour l’agitation, s’il est parfois tentant, me semble assez vain et même dangereux. On ne sait jamais trop où cela mène…
Quoi qu’il en soit, lecteurs curieux, goûtez-donc à la prose d’Ernst von Salomon : vous ne le regretterez pas.
 
Autofiction
Toujours dans notre cinéma permanent, on apprenait cette semaine la convocation en justice pour dénonciation de délit imaginaire d’une étudiante de l’UNEF, qui a avoué avoir menti, après avoir porté plainte pour des menaces et des violences émanant de dangereux fascistes (« On va te violer, sale Arabe. On sait où t'habites, sale gauchiste », lui auraient dit les méchants du film après l’avoir bousculée). On ne peut que regretter que l’imagination soit aussi mal récompensée, de nos jours. Pensez, l’éternel combat antifasciste en décors réels, ça jette, non ?
 
L’auberge des poupées chinoises – et le cinéma !
Cette semaine sont apparues les premières affiches du nouveau film de Cédric Klapisch, Casse-tête chinois, qui fait suite à L’auberge espagnole et aux Poupées russes. On n’annonce pas encore Les cigarettes anglaises, L’omelette norvégienne, La popeline irlandaise, L’escalope milanaise ni Les tricots islandais. Mais soyons patients. J’ai en revanche des craintes pour La quiche lorraine, La potée auvergnate, La tarte porteloise ou Le cassoulet toulousain. Trop franchouillard, trop provincial, tout ça. Et ne parlons pas du Far breton, titre trop polémique en ce moment !
Pour rester dans le cinéma, une petite absurdité suédoise : certains cinémas ont décidé de noter les films selon la place accordée aux femmes. Pour obtenir un « A », un film doit montrer pendant plus d’une minute deux femmes parlant d’autre chose qu’un homme. Mon cœur saigne en pensant que La 317ème section, du regretté Schoendoerffer, serait impitoyablement recalé (il y a longtemps que je n’ai pas revu ce beau film : peut-être y aperçoit-on une ou deux paysannes indochinoises, et encore…). Mais tout ayant ses limites, même en Suède ces choses-là finissent par être ramenées à leur juste valeur, c’est-à-dire à rien.
 
In cauda venenum
Le prix Goncourt ayant été attribué cette année à Pierre Lemaitre pour son roman Au revoir là-haut, il n’est pas allé au Prochain Goncourt. Soulagement : un peu de réel ?

dimanche 3 novembre 2013

Il devrait y avoir une loi contre ça

Cette phrase, nous l’avons tous entendue une fois ou l’autre, de la bouche de la concierge à celle du président de la République, lorsque ce dernier veut avoir l’air comme vous et moi. Qu’elle soit pour ou contre quelque chose, d’ailleurs, comme pour manifester une horreur du vide juridique ou encore ce que Philippe Muray nommait justement l’envie du pénal. On finit par en arriver à un empilement de lois aux conséquences parfois intéressantes.
 
Effet inattendu de la « loi Taubira »
Cet effet, c’est bien entendu la décision de justice visant à expulser les époux Tellenne (Frigide Barjot et Basile de Koch) de leur logement. Je n’ai aucune idée du caractère licite ou non de l’usage qu’ils faisaient de leur appartement, mais il appert que cet usage durait depuis des lustres. Que n’ont-ils été expulsés plus tôt par la régie immobilière de la ville de Paris, si domicilier chez eux leurs activités professionnelles était illicite ?
Le lien entre cette expulsion et la « Manif pour tous » crève les yeux et personne n’est dupe des dénégations des différentes autorités, qui crient à la pure coïncidence. Il ne sera pas question ici des divergences qui se sont fait jour entre la « Manif pour tous » et Frigide Barjot depuis ce printemps (sans compter que le chemin pris par Frigide Barjot me semble une impasse, mais c’est un autre sujet). Tout ce que je me bornerai à constater est que, si nous ne sommes certainement pas en dictature, nous frisons une forme encore flasque, brouillonne et hypocrite de totalitarisme. Forme d’autant plus inélégante qu’elle touche non seulement l’intéressée, mais aussi tout son foyer, en prenant les activités professionnelles de son époux comme prétexte.
 
343 salauds
Le projet de pénaliser les clients des prostituées pris sur le fait redevient à la mode. Ce qui a provoqué une protestation sous la forme du Manifeste des 343 salauds. Les signataires de ce texte (à paraître dans le prochain numéro de Causeur, mais déjà éventé) invoquent la liberté d’avoir recours à des relations tarifées, du moment que cela se fait entre adultes consentants.
Je veux bien, mais ce genre de réponse me semble quand même relever du romantisme de la pute généreuse et libre. On pourrait rappeler aux signataires de ce manifeste que la pute, même libre, même généreuse, même si elle se livre par goût à cette activité (il doit bien y en avoir quelques-unes dans ce cas), attente à sa dignité en considérant son corps comme une boutique.
Cette réflexion, outre signaler aux « 343 salauds » la bizarrerie, pour ne pas dire l’incongruité de leur manifeste, pourrait – modestement – leur servir de piste pour s’opposer à un projet dont l’absurdité est facile à mettre en évidence. Je m’explique :
En peu de mots, vouloir interdire l’usage de la prostitution sans interdire la prostitution elle-même est une fameuse gribouillerie. La pornographie aussi, c’est laid. Pourquoi ne pas alors interdire l’achat de publications pornographiques tout en en autorisant la production et la vente en kiosques ?
Je mentionnais plus haut le mal que se fait une prostituée en louant son corps comme un pas de porte, même en le faisant de son plein gré, si elle aime cela. Il y a pour de telles personnes une prière dite le vendredi saint, à la dixième station du chemin de croix : « Souviens-toi, Seigneur, de tous ceux que ne respectent pas le corps que tu leur as donné, des victimes et des profiteurs de la prostitution… » Comme on l’aura compris, cette prière est dite pour ces personnes et non contre elles. Elle n’est pas d’ordre légal mais d’ordre spirituel (et s’applique à la morale). Il ne s’agit pas en effet de vouloir la punition de pécheurs, mais leur salut. Car s’il fallait punir légalement tous les péchés, il faudrait aussi verbaliser toutes les personnes prises en flagrant délit, non seulement de luxure, mais aussi de gourmandise, de paresse, d’orgueil, de colère, d’envie ou d’avarice. Et nous serions nombreux à raser les murs, je crois…
Sans approuver ce manifeste, je veux bien lui reconnaître, donc, le mérite de nous inviter à réfléchir à une question un peu plus vaste qu’une vulgaire histoire de cuisses (et aussi celui d’em…bêter les adorateurs du Manifeste des 343 salopes…).
 
Soupe tsigane
A propos de ce genre de loi, j’observe que ses partisans invoquent l’exemple de la Suède. C’est curieux, tout de même, cette manie chez les progressistes, de vouloir imiter n’importe quelle sottise, dès lors qu’elle vient de Suède. L’exemple du paradis social-démocrate, sans doute… Notons que, d’après ce que j’ai compris, le client pris sur le fait en Suède peut bénéficier d’une réduction d’amende s’il dénonce à la police un réseau de proxénètes. Pourquoi pas, mais voilà qui donne quelques lettres de noblesse à la délation.
Ce genre d’ennoblissement peut s’avérer inquiétant. Certains finissent par prendre goût à la délation.
Pour rester en Suède, on pouvait lire dans une récente brève de Svenska Dagbladet que le patron d’un restaurant de Malmö avait été dénoncé à la police (par un client, je suppose) pour avoir mis à sa carte une « soupe tsigane » dont il garantissait que tous les ingrédients avaient été volés. Fier de l’avoir dénoncé, le client-justicier a déclaré à la presse que « le racisme rampant est un danger pour Malmö ». Et la délation de tous par tous ?
Si jamais les plaisanteries d’un goût douteux sur les mœurs culinaires des autres viennent à être désormais illégales ici aussi (abstraction faite de la qualité nécessairement inégale de ces blagues), je signale à l’attention des censeurs un passage de Trois hommes dans un bateau, de Jerome K. Jerome, où les héros hésitent, lors de la confection d’un mélange infect qu’ils nomment ragoût irlandais, à y ajouter un rat crevé que leur chien leur a amené ; ajoutons, dans un registre pour initiés, l’Irish Ballad de Tom Lehrer. Jugez-en plutôt ici (et appréciez les commentaires de certains auditeurs)…
 
Le troisième sexe
Qu’il me soit permis, vu l’attachement que je manifeste à la Suède, de soupirer d’aise : c’est en Allemagne qu’un sexe indéterminé vient d’être officiellement reconnu. Pour une fois que ce n’est pas en Suède que ce genre d’incongruité apparaît pour combler un vertigineux vide juridique
 
Tout fout-il le camp ?
Pour revenir aux cartes des restaurants et cafés, j’ai constaté avec tristesse cette semaine la disparition du Welsh rarebit de la carte du Sélect, à Montparnasse. Il devrait y avoir une loi contre de tels abandons. A moins qu’il ne s’agisse de prévenir un risque de dénonciation pour racisme anti-gallois. Allez savoir, le monde post-moderne est si complexe…