jeudi 26 mai 2016

Le mai le joli mai

En barque sur le Rhin, ajoutait Guillaume Apollinaire, dans un poème bien connu du recueil Alcools. Comme ce poème déborde de nostalgie, il est permis de se demander s’il a quelque pertinence en ce qui concerne mai 2016.
Mai 2016 a-t-il eu lieu ?
Assurément non, répondront les utopisants nuitdeboutistes. Si l’on suit leur calendrier, qui marque le début d’une nouvelle ère, nous sommes en ce 26 mai (ancienne manière) le 87 mars. Cela n’est pas sans présenter quelques inconvénients. Premièrement, le printemps tarde à venir – malgré quelques jours chauds vers le 65, si j’ai bon souvenir[i]. Deuxièmement, si ce mouvement continue, nous risquons de ne pas repasser à l’heure d’hiver, si, au moment prévu, nous en sommes encore au 244 mars. Troisièmement, il serait fâcheux de se passer de mai, le beau mois de Marie. Quatrièmement, avec ce maudit calendrier, nous n’avons toujours pas vu venir le 1er avril : preuve d’un manque d’humour chez les utopistes gauchisants ?
Mais sait-on vraiment où en sont les Nuits Debout ? En tout cas, on sait qu’elles sont nées des protestations contre la « loi travail ». Laquelle est passée à coups de « 49-3 » sous un tir plus dispersé que nourri de motions de censure, tir qui ressemble plus à une comédie qu’à autre chose, qu’il soit parti de droite ou de gauche. Ce n’est pas une surprise, puisque le même genre de comédie avait été joué au moment de la « loi Macron ». Je ne m’étendrai pas sur ce genre d’entourloupes, en ayant déjà touché un mot ici.
Naturellement, ce « passage en force » a ravivé l’ardeur des grévistes et des manifestants. La presse a surtout retenu les violences qui en découlent çà et là[ii]. Monsieur Normal s’en est paraît-il ému le 17 mai[iii] sur Europe 1. Ses paroles ont résonné comme un ordre. Faut-il en déduire qu’il souhaite lever le pied en matière de provocations policières[iv] ? Ou que M. Normal et sa clique ne maîtrisent plus rien du tout ?
Le retour des libéraux (paraît-il)
Peut-être ne le souhaitent-ils pas, en fait. C’est tellement fatigant d’avoir quelque chose à maîtriser… Mieux vaut avoir dans ce cas l’anarchie dans les rues, si c’est le prix à payer pour avoir l’anarchie dans le code du travail[v]… Enfin ! Plus rien à faire que de se prélasser dans les dorures de nos vieux palais ! Et avec une escorte policière pour aller se promener ! Que demande le peuple ?
On comprend, à voir les choses ainsi, que des réformes libérales aient fini par séduire les « socialistes » en place actuellement.
C’est d’ailleurs assez ennuyeux pour la plupart des nombreux candidats à la candidature de droite. Comment, dans ces conditions, se distinguer de MM. Normal, Micron et autres[vi] ? Deux solutions sont possibles.
La première n’est, je crois, illustrée que par M. Jean-Frédéric Poisson, qui ne se veut pas libéral : une position assez cohérente, en somme, pour un conservateur.
La seconde consiste, au contraire, à surenchérir dans le libéralisme. Les noms ne manquent pas ici, entre MM. Juppé, Le Maire, Fillon, etc. On se croirait revenu en 1986[vii] ! Nous avons hâte de revoir Catherine Deneuve nous vendre des actions Suez. Ces aspirants candidats se rêvent peut-être en Thatcher ou en Reagan français…
Ces curieux, mais ce genre de revival me fait penser à ces tournées de vieux yéyés ou néoyéyés dont on voit quelquefois les affiches. Cela n’est pas très sérieux. Même Dick Rivers sait qu’Elvis Presley est mort, et il l’a peut-être même dit à Johnny Halliday. Quelqu’un se dévouera-t-il pour apprendre à MM Juppé, Fillon, Le Maire, etc., que Margaret Thatcher et Ronald Reagan sont morts (paix à leurs âmes) ? Même M. Cameron semble le savoir.
Observons, dans le genre yéyé, la tendance qu’ont nos « partis de gouvernement » à imiter la mode américaine des « primaires ». Les choses ont toutefois pris une tournure bien française : depuis 2012, le seul président ainsi désigné a sans doute beaucoup à faire pour se protéger des attaques provenant du parti qui l’a désigné après une campagne « primaire » peu reluisante.
On ne s’amusera pas à Verdun
Contrairement aux jolies dames et aux Tziganes du poème d’Apollinaire, Verdun n’est pas sur le Rhin, mais sur la Meuse. J’ignore quels sentiments éveille le nom de cette ville chez les jeunes d’aujourd’hui. Il me semble que pour les gens de mon âge il est encore associé – sans que les cours d’histoire ou les commémorations y soient pour tout – aux terribles combats qui s’y déroulèrent il y a maintenant cent ans.
Naturellement, au cours du temps et selon les sensibilités, la perception de ces mois où tant de Français et d’Allemands s’entretuèrent varie. Sacrifice héroïque et victorieux pour défendre notre pays contre l’agression allemande pour d’aucuns, carnage insensé pour d’autres, manifestation provisoirement paroxystique de la modernité destructrice pour d’autres encore, il y a sans doute des trois. Et il est assez compréhensible, quel que soit le sens donné à cet épisode de notre histoire que cent ans plus tard on ait quelque velléité de le commémorer.
Vu le nombre de corps de soldats, aussi bien français qu’allemands, qui y reposent, il peut sembler naturel que ces commémorations se déroulent dans un certain recueillement. Or voilà que le maire de Verdun, M. Hazard, apparemment inspiré par M. Todeschini[viii], secrétaire d’Etat aux anciens combattants, avait programmé dans le cadre d’une journée de commémoration devant avoir lieu le 29 mai, un concert du rappeur « Black M »[ix] : vous comprenez, comme il y aura des jeunes, il leur faudra du rap.
L’affaire a fait le bruit que l’on sait, et le concert a dû être annulé, d’où un nouveau scandale : la France serait sous l’emprise d’un fascisme rampant, d’un ‘ordre moral » fatalement « nauséabond ». M. Hazard et « Black M » auraient paraît-il reculé devant les menaces d’une nébuleuse fascistoïde.
Or il se trouve qu’il n’y a pas que des gens d’extrême droite à avoir trouvé inconvenante ou ridicule l’idée d’une telle manifestation[x]. Pour ma part, peu me chaut si l’artiste invité était « Black M ». C’eût pu être aussi bien Mireille Mathieu, Zebda, Serge Lama, Kraftwerk, Nina Hagen, Lady Gaga ou Jean-Pax Méfret que mes dents auraient grincé à l’annonce d’un tel programme. « Venez, on va bien s’amuser », aurait dit le rappeur, paraît-il fort populaire chez les préadolescents.
Eh bien non. Une commémoration de la bataille de Verdun ne saurait être l’occasion de « bien s’amuser ». Et cela, n’importe quel gamin est en mesure de s’en rendre compte. Je crois que dès l’âge de cinq ans un tel mélange des genres m’eût crispé. Transformer ces commémorations en divertissements[xi] relève, de la part des personnes qui en ont eu l’idée, ou bien d’un rare aveuglement ou bien d’une condescendance tout aussi rare envers les jeunes gens conviés, sans compter le mépris pour les morts qui sont encore à Verdun[xii]. Quant à ceux qui s’étonnent, voire s’indignent, des réactions à cette idée tordue, qu’en dire, sinon qu’ils sont contaminés par l’imbécillité de l’esprit festif du temps. Un peu de réflexion leur ferait le plus grand bien.



[i] Rappelons-nous qu’il a quand même neigé à Paris le 57 mars, ce qui fait un peu tard.
[ii] Dont l’agression particulièrement terrifiante, survenue le 18 mai, de deux policiers, dont une bande de casseurs a incendié la voiture alors qu’ils s’y trouvaient.
[iii] Ou faut-il dire le 78 mars ?
[iv] Bien sûr, toutes ces violences ne résultent pas de telles provocations. Mais on peut soupçonner qu’il en existe, ne serait-ce que pour laisser pourrir un mouvement de protestation. Laisser des casseurs attaquer le service d’ordre de la CGT pourrait bien en être une. N’allez pas me prendre pour un cégétiste. Ayant usé mes semelles dans quelques « manifs pour tous », elles aussi opposées aux résolutions d’un gouvernement buté, je sais à quoi m’en tenir sur d’étranges manœuvres de la police – l’étrange « ouverture » des Champs-Elysées à la fin de la manifestation du 24 mars 2013, par exemple.
[v] Cela semble se confirmer dans l’inepte combat de coqs que se livrent MM. Valls et Martinez, aux frais des Français.
[vi] D’autant que, lundi 23 mai, Mme El Khomri dénonçait la « prise d’otages » que représente le blocage de raffineries de pétrole par des grévistes : d’habitude, ce sont les méchants gouvernements de drouâte qui disent cela pour flatter des automobilistes tous poujadistes, ben voyons. Et si Mme El Khomri s’interrogeait une seconde sur l’utilité d’une loi rejetée par plusieurs syndicats aussi bien que par le patronat (pour des raisons différentes, évidemment) ?
[vii] Collectionneurs, sortez vos vieilles affiches ! « Vivement demain » ou « Au secours, le droite revient », selon votre sensibilité…
[viii] Nom qui eût pourtant semblé prédestiné à une meilleure inspiration, puisque c’est le nom d’un Français qui, en italien, signifie « allemand »…
[ix] Encore un signe de la persistance de l’esprit yéyé : le rap français est une adaptation plus ou moins bien transposée du rap originaire d’Amérique, avec des artistes prenant des pseudonymes « américains ». Pourquoi Alpha Diallo ne se produit-il pas sous son vrai nom, ou alors sous un nom de scène comme « M le Noir », ce qui aurait plus de gueule ?
[x] Voir par exemple ici, et ou encore et .
[xi] Et pourquoi pas des montagnes russes, pendant qu’on y était ? Ah non, pas de montagnes russes, quand même : pas de complaisance envers l’affreux Poutine !
[xii] L’hypothèse de la condescendance, même publiquement assumée, est à retenir : les propos tenus par Mme Vallaud-Belkacem lundi 23 mai sur France Culture (à propos de tout autre chose) sont édifiants : voir ici.

jeudi 19 mai 2016

Pour rendre hommage (et justice) à Antoine Blondin

Il y a environ un mois, nous évoquions ici la critique élogieuse faite par Antoine Blondin du Rivage des Syrtes, de Julien Gracq[i]. Si l’auteur de cette critique ne l’a pas retenue dans Ma Vie entre des lignes, justice a été rendue à ce beau morceau de critique par Alain Cresciucci, biographe de Blondin en 2004 et éditeur en 2006 pour la Table Ronde de Mes petits papiers, anthologie d’articles du même. Cette critique parut dans Rivarol le 6 décembre 1951. Nous ignorons si les colonnes de Rivarol abritent aujourd’hui des talents pareils à celui d’Antoine Blondin, disparu il y a bientôt vingt-cinq ans (et n’écrivant plus pour cette publication depuis belle lurette) ; en fait, nous ne tenons guère à le savoir, mais nous nous permettrons d’en douter.
De quelques clichés
Puisqu’il est question d’Antoine Blondin et de Rivarol, rappelons, au risque de paraître radoter, qu’il y eut un Antoine de Rivarol, bien connu, longtemps avant Antoine Blondin et Rivarol. Il est resté de nombreux bons mots de Rivarol, parmi lesquels celui-ci, à propos des vers d’un certain François de Neufchâteau : « c’est de la prose où les vers se sont mis. » Voilà un jeu de mots dont Blondin eût pu, sans rougir, être l’auteur. Du reste, certains ne se privèrent pas de ce genre d’à-peu-près, comme les garnements de Jalons, l’été 1991, qui écrivirent de lui qu’il avait éprouvé « de grosses difficultés à faire le choix entre la prose et les verres ». L’appréciation est à la fois cruelle, juste (hélas) et un peu courte.
Il est vrai que l’on associe souvent le nom d’Antoine Blondin à un monde nocturne traversé par de petits groupes d’ivrognes magnifiques ou simplement pittoresques d’où fuseraient les maximes illustrant une déroutante philosophie de comptoir exprimée avec une virtuosité variant selon l’heure et le taux d’alcoolémie de leurs auteurs, entre deux corridas où les taureaux seraient remplacés par des voitures, celles du boulevard Saint-Germain par exemple. Ou alors aux joies du sport chantées par un écrivain hâtivement réduit à l’état de caution littéraire des stades et de leur quasi-bulletin officiel, L’Equipe.
Quelle fête ! s’exclameront encore quelques naïfs. Tandis que les snobs concèderont que c’est bien gentil mais que cela ne vole pas bien haut. Les uns et les autres se seront probablement arrêtés à la énième rediffusion télévisée de l’adaptation d’Un Singe en hiver, où Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo se cuitent sur des dialogues de Michel Audiard[ii]. Ou à quelques articles de L’Equipe, lus distraitement par un grand public peu friand de littérature ou honteusement par quelques intellectuels ; dans ce dernier cas, les plus attentifs auront peut-être été ravis un instant par un calembour surgissant brusquement, qui attendait son heure, tapi au creux d’un virage…
Bars, stades et pistes
Quitte à connaître – même par procuration – les affres des lendemains de cuite, pourquoi ne pas passer outre les clichés pour découvrir l’œuvre ? Les bars et les stades ne manquent pas, par exemple, dans Monsieur Jadis, ni même les commissariats de police où les virées du narrateur finissent parfois. A première vue, on y lira une collection d’anecdotes cocasses ou tragiques, narrées avec une certaine nostalgie, avant de se rendre compte que les glorieux buveurs qui s’y croisent sont surtout de grands enfants un peu égarés. On dirait qu’ils boivent pour retrouver le pouvoir de dire les sottises et de tenir les raisonnements absurdes dont le privilège n’est reconnu qu’aux seuls enfants. Chacun y va du sien, chacun suit sa ligne, et les dialogues sont plus qu’ailleurs des juxtapositions de monologues. M. Jadis – qui a longtemps cru qu’il s’appelait Blondin – a l’avantage d’avoir un ange-gardien (presque) toujours disponible en Roger Nimier. Quand celui-ci mourra bêtement sur une autoroute, une nuit de septembre 1962… Derrière les cuites acrobatiques et les interventions providentielles et amicales de Nimier, Monsieur Jadis est un tombeau. Celui de Nimier, certes, mais peut-être aussi celui de Blondin lui-même, qui ne fit ensuite que se survivre de plus en plus péniblement pendant vingt ans[iii].
L’alcool ne manque pas, ni les fantaisies régressives, dans Un Singe en hiver[iv]. C’est le récit d’une amitié éphémère entre deux buveurs dont le plus jeune, Fouquet, est un homme triste, divorcé, seul. Il est venu s’égarer dans un bourg de la côte normande, où sa fille est pensionnaire. Certes, les cuites sont homériques et les bêtises des deux garnements que redeviennent ces compères sont drôles, mais les moments d’introspection de Fouquet sont plutôt sombres.
Quant aux stades et aux pistes – celles d’athlétisme mais surtout les routes du Tour de France –, Blondin les a racontés dans les centaines de chroniques qu’il donna à L’Equipe des années 1950 à 1980. A en lire quelques-unes (dans Ma Vie entre des lignes et Mes petits papiers, par exemple), on comprend vite que le sport, s’il est commenté sérieusement, sert de prétexte. Ce que l’on en retient aujourd’hui est la littérature : une étape du Tour, un paysage ou une anecdote devient l’occasion de réminiscences et de synesthésies de toutes sortes. Et c’est toujours, pour l’écrivain parfois en panne, un moyen de prendre un peu d’exercice.
Les deux recueils susnommés permettent de découvrir aussi en Antoine Blondin un libelliste politique tour à tour violent, goguenard ou grave, que l’on appréciera plus souvent pour le style et l’humour que pour la justesse des idées, domaine où il s’avère le plus inégal (à notre humble avis).
Le critique littéraire, en revanche, est fin, érudit, éclectique, capable dans sa jeunesse, à la même époque que celle de ses charges politiques, de recommander aux lecteurs de Rivarol des romans de Julien Gracq ou de Raymond Queneau.
Précisons que la frontière entre les domaines de ses articles les plus réussis est parfois floue. Nous en voulons pour exemple deux citations :
« Petits rentiers parcimonieux dans l’effort, soucieux de ne pas faire un pas de trop, un pas pour rien, jamais dupes donc, mais toujours bernés, drapés dans un héroïsme de demi-saison réversible dans l’instant, ils se sont parfaitement fondus, malgré l’exotisme des origines, dans ce creuset gaulois d’où le meilleur et le pire sortent, comme chacun sait, par intermittence, depuis deux mille ans. »
et
« Il y avait une lagune dans mon existence. Elle est comblée, ou plutôt elle est gelée : j’ai aperçu Venise prise dans les glaces, longue lionne étirée sous les filets de la brume, ses mamelles en l’air gorgées d’un soleil fauve. »
Le premier est tiré d’un article paru dans L’Equipe de juin 1954 sur les (déjà) piteuses prestations de l’équipe de France de football lors de la coupe du monde. Le second est aussi tiré d’une chronique sportive, parue dans Paris-presse en février 1956.
Du reste, le plus beau et le plus violent article pamphlétaire de Blondin est en fait une défense de la mémoire de Roger Nimier, écrite peu après la mort de celui-ci, contre les propos stupides d’un nommé Pierre de Boisdeffre. Il est impossible de donner ici un échantillon d’« Un drôle de chevalier » : il faudrait citer le texte en entier[v].
Un écrivain majeur ?
A lire Blondin, on éprouve la sensation d’une langue facile, coulante, qui va de soi, quand il ne force pas dans les jeux de mots. Le style est classique, harmonieux, mesuré, à l’image d’un climat français idéal. Il porte comme l’assurance tranquille d’un matin frais et ensoleillé de printemps dans Paris ; mais qu’un nuage passe, et l’on frissonnera. Quiconque écrit, ne serait-ce qu’un peu, devinera que cette prose poétique, tour à tour poliment élégiaque et légèrement farfelue, exige à n’en point douter d’immenses efforts. Une langue polie, eh bien, il faut commencer par la polir.
Cette musique élégante, comme nous l’avons vu pour Un Singe en hiver et Monsieur Jadis, est au service d’un argument, sinon franchement sombre, plutôt mélancolique. Avant les épiques buveurs de ces deux romans, Blondin nous avait narré, en 1952, les affres et les facéties d’un jeune professeur d’histoire mal à l’aise dans son ménage et fâché avec les péripéties de l’histoire (Les Enfants du bon Dieu), ou, en 1955, les errances parisiennes d’un jeune homme de province qui cherche à prendre congé de sa vie routinière (L’Humeur vagabonde). La lecture de ces romans est souvent plaisante. Le ton pince-sans-rire et les fantaisies y sont pour beaucoup et ne sont pas sans faire penser à Marcel Aymé. Mais le même malaise que dans les romans ultérieurs y perce : comme une immaturité qui interdit au héros d’entrer réellement dans la vie.
Avant ces entrées manquées et leurs diverses conséquences – cocasses, attendrissantes ou lamentables – force est de comprendre qu’il y eut les grandes espérances et les ambitions démesurées de la prime jeunesse, souvent déçues. Comme c’est par elles que Blondin et ses doubles romanesques aspiraient à mûrir, quittes à s’engager dans des causes extrêmes, voire douteuses…
Ce genre de déception originelle entre largement dans l’argument du premier roman de Blondin, L’Europe buissonnière[vi]. Il s’agit de deux destinées qui s’entrecroisent, et avec elles de deux penchants littéraires. D’un côté, nous avons Muguet, jeune homme insouciant et doté d’une maturité physique en avance sur son âge (rendue un peu à la manière de Marcel Aymé) qui traversera la guerre en se laissant porter où le vent le mène : il sera prisonnier, évadé, résistant (oh, un peu, seulement), vaguement espion et s’arrangera, afin d’éviter trop d’ennuis, pour redevenir prisonnier de guerre ; c’est le versant picaresque et comique de ce roman. De l’autre, Superniel, étudiant en philosophie à la dégaine de demi-zazou et aux penchants fascistes parti rempli de curiosité pour le STO et dont les enthousiasmes pour l’Europe nouvelle seront vite douchés ; premier double d’Antoine Blondin, dans ce versant introspectif et mélancolique. La fantaisie et la tristesse sont là, mais peinent encore à se mêler. Il leur reste encore à fondre, comme on dit de certains vins de garde, extrêmement prometteurs mais encore un peu râpeux – ou anguleux – en primeur.
Ce fond triste, cette peur devant la vie, habillés de couleurs aimables, voilà le legs d’Antoine Blondin. « Qu’ai-je fait de ma vie ? » se demandera-t-il dans une chronique tardive. Apparemment, un naufrage passablement alcoolisé, surtout à partir de la cinquantaine. Ou alors une œuvre consistant à faire de son malheur, ou d’un pesant vague-à-l’âme, le prétexte, plus que le motif, d’un art raffiné.
Conseillons, outre la lecture des œuvres romanesques et des divers recueils de chroniques (anthumes ou posthumes) d’Antoine Blondin, celle d’un excellent ouvrage d’Alain Cresciucci, Le Monde (imaginaire) d’Antoine Blondin, paru ce printemps chez Pierre-Guillaume de Roux. L’exploration de ce monde, l’art de circuler en Blondinie[vii], nous y sont bien mieux enseignés que dans le présent bavardage. Et ce n’est pas nous qui irons contredire ce postulat qui, selon M. Cresciucci, « ne devrait souffrir aucune contestation : Antoine Blondin compte parmi les écrivains majeurs de la seconde moitié du XXe siècle. »


[i] « Avec Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq a écrit un imprécis d’histoire et de géographie à l’usage des civilisations rêveuses »
[ii] Entendons-nous : ce n’est pas un mauvais film et les acteurs sont excellents, mais il y reste peu de l’art de Blondin.
[iii] Monsieur Jadis parut en 1970. Il y eut encore en 1975 Quat’ Saisons, recueil de nouvelles de fort bonne facture mais pas toujours de la dernière nouveauté. Puis ce ne fut plus que des recueils de textes remontant à diverses époques.
[iv] Prix Interallié 1959.
[v] On le trouve dans Ma Vie entre des lignes. Un texte à lire à voix haute, tant il gueule bien.
[vi] Prix des Deux Magots 1949.
[vii] Pour paraphraser un article de Roger Nimier, ami de Blondin (« Comment circuler en Balzacie »), que l’on trouvera dans Les Ecrivains sont-ils bêtes ?.

jeudi 12 mai 2016

Une hypothèse royale

Il y a toujours un peu de place dans les journaux français pour nous donner des nouvelles de la famille royale britannique. Au point que parfois on finit par lire (et penser ?) « la famille royale » sans qu’il soit nécessaire de préciser la nationalité de celle-ci. Cela n’a pas manqué récemment avec le quatre-vingt-dixième anniversaire de la reine Elisabeth II. Eu égard à la proportion de sang suédois qui coule dans mes veines, un vague chauvinisme me fait regretter qu’il n’en ait pas été fait autant pour le soixante-dixième anniversaire du roi Charles XVI Gustave. Mais passons : force est d’admettre qu’il est des pays plus influents que d’autres – et que la France n’a pas avec la Suède la relation trouble qu’elle entretient depuis des siècles avec le Royaume-Uni.
De manière évidente (et cela se dit un peu partout depuis longtemps), nous avons, nous autres Français, un problème avec les rois : sentiment de culpabilité né en 1793, ou malaise quant à la légitimité de nos institutions ?
Potiches
Ne nous faisons pas d’illusion : dans leur configuration contemporaine, des monarchies telles que le Royaume-Uni ou la Suède n’ont de monarchies que le nom : rois, reines et princes divers y tiennent un rôle surtout décoratif, laissant tout pouvoir à un parlement qui fait et défait les gouvernements, selon des humeurs et des équilibres qui lui sont propres.
Cela est particulièrement le cas en Suède, où le parlement n’a qu’une chambre et où le gouvernement ne peut que refléter les combinaisons internes au parti vainqueur des dernières élections ou à une coalition de rencontre. Une telle situation peut avoir des résultats lamentables, comme la nomination d’un ministre du logement parce qu’il est membre d’un parti dit écologiste[i] et qu’il est issu de la diversité, ce qui fait toujours bien. Il a fallu précipitamment congédier ce monsieur il y a quelques semaines, quand il s’est avéré qu’il ne détestait pas la compagnie d’extrémistes de droite turcs dans des dîners où il a tenu des propos fort peu diplomatiques et ne relevant pas de ses compétences. Je me demande si un roi doté de quelque autorité eût admis la nomination d’un tel individu dans son gouvernement.
De même, je me demande si un tel roi eût laissé ses gouvernements successifs quasiment démanteler ses armées pendant vingt-cinq ans avant de se répandre en imprécations contre la Russie, voisin certes encombrant, avant d’envisager de se réfugier sous les jupes de l’OTAN – abri peu sûr à mon humble avis de non-expert.
L’exemple de la Suède[ii] nous montre bien une royauté affaiblie (au point que certains doutent de son utilité et songent à la supprimer), rendue inopérante par le patient travail de sape mené par des libéraux puis des sociaux-démocrates depuis environ un siècle et demi.
Pourquoi, dans de telles conditions, vouloir un roi (ou une reine) ?
Politique durable
Il arrive cependant que (pour tromper leur ennui ?) des rois ou des princes se livrent à des activités – ou à des pensées – fort louables. C’est le cas, au Royaume-Uni, du prince de Galles, cité en exemple vers la fin d’un récent livre de Frédéric Rouvillois, La Clameur de la Terre[iii], décidément fort mal préfacé par Chantal Delsol : là où Mme Delsol voit des « hobbies écologiques », Frédéric Rouvillois voit une pensée intéressante mise en pratique avec les minces pouvoirs laissés à ce prince. Nul doute que pour les responsables sérieux, comme pour Mme Delsol, ce genre d’activité relève de l’aimable lubie, de la bergerie de Marie-Antoinette : il faut bien laisser s’amuser ces grands enfants pendant que les grandes personnes font des affaires.
Mais revenons à Rouvillois et à son intéressant ouvrage, sous-titré « Les leçons politiques du pape François ». Il s’agit d’une lecture – aussi enthousiaste que politique – de l’encyclique Laudato Si’ publiée l’an dernier. Rouvillois, en bon monarchiste, en tire des conclusions qui lui sont propres : les rois ont un rôle à jouer dans une véritable politique écologique telle que celle à laquelle appelle le pape.
Ce rôle n’est ni décoratif ni absolu : la position du roi s’inscrit dans une échelle qui va de la démocratie directe à l’échelon local à une véritable entente entre Etats pour enfin cesser de saccager la création. Quels seraient les avantages de ces possibles monarchies selon Rouvillois ?
Premièrement, « la monarchie se situe dans le temps long, le chef de l’Etat n’étant au fond que le fils du précédent, et le père du suivant » : c’est à la famille royale, « laquelle n’a ni le moyen de se défausser sur d’autres, ni celui de déguerpir et de s’installer à l’autre bout du monde », d’assumer ses éventuelles erreurs, y compris « les dommages infligés à la nature à un moment donné ».
Deuxièmement, la monarchie a le temps « de concevoir des projets à long terme, les seuls qui soient pertinents en matière écologique » : qu’un roi passe, son successeur prendra le relais.
Enfin, le roi « ne tient pas sa couronne de la décision d’individus donnés, mais de son appartenance à une famille, à une lignée ». C’est peut-être là l’argument le plus faible, dont la faiblesse déborde sur le précédent : il est nécessaire pour cela d’exiger de tous la fidélité à leur roi et de chaque roi le souci de l’éducation de son successeur (mais après tout, en particulier en matière d’écologie, l’éducation de chacun d’entre nous, à un échelon populaire et individuel, donc, est aussi un souci : l’encyclique dont Rouvillois fait le commentaire insiste d’ailleurs à ce sujet).
Il est à noter que Frédéric Rouvillois développe ses arguments en faveur de la monarchie sans prétendre qu’ils sont ceux du pape : disons qu’il tire ses conclusions de ce qui est dit dans l’encyclique Laudato Si’. Le chapitre où ils sont exposés a d’ailleurs pour titre (signe de prudence et d’humilité ?) : « La démocratie (et l’Encyclique) prolongée(s) ? ».
On peut toujours, comme le fait Mme Delsol dans sa (décidément) désastreuse préface, trouver cela « chimérique » : chacun est libre de ses opinions ou de ses préjugés. Le seul reproche que l’on puisse faire à Frédéric Rouvillois dans son interprétation monarchiste de l’encyclique Laudato Si’ réside dans le fait que la réalisation de l’intéressante piste qu’il propose est hélas improbable pour l’instant. En tout cas, elle n’est en rien – et de loin – aussi ridicule qu’un cirque électoral à la française ou à l’américaine, où quelques propos démagogiques suffisent pour abolir ou reporter aux calendes grecques des années d’efforts.




[i] Miljöpartiet, soit « le parti de l’environnement » ; l’équivalent suédois d’EELV, ce qui est tout dire.
[ii] Soit dit en passant, la Suède n’est pas peuplée de pasteurs luthériens hypertendus, contrairement à ce que semble croire le franc-maçon helvético-catalan qui nous tient lieu de premier ministre. Du reste, les pasteurs luthériens sont certainement pour la plupart bien plus posés que lui.
[iii] Paru aux éditions Jean-Cyrille Godefroy.

jeudi 5 mai 2016

Animaux extraordinaires

Le recours, pour décrire une situation quelconque, à des images de toutes sortes est souvent utile et parfois tentant. Lorsqu’il s’agit d’opinions – politiques, par exemple – la métaphore animalière est souvent employée. Celle-ci permet en effet de mettre en évidence ce que certains comportements, certaines réactions, peuvent avoir de mécanique ou d’incongru. Le tout est de faire preuve de quelque originalité et de quelque pertinence.
Ainsi avons-nous pu lire dans le blogue de Patrice de Plunkett (ici et ) des comparaisons entre certains « catholiques de droite » et… des gnous. La raison de cette comparaison tient apparemment au comportement particulièrement grégaire et stupide que l’on prête à ces exotiques bestiaux, surtout en cas de danger. Dans l’ensemble, cela se tient.
Mais, dans les articles évoqués, il est question à un moment des coassements de ces animaux. D’où notre perplexité : les gnous coasseraient-ils donc ? L’exotisme de ces bêtes nous oblige à confesser notre ignorance. Quitte à évoquer des coassements, il eût été plus évident de penser à des crapauds-buffles (mais que dire de leur comportement ?) ou à quelques grenouilles ayant celles de Jean de la Fontaine pour modèle, que ce soit pour se vouloir aussi grosses que des bœufs ou pour demander un roi…
De métaphores en fables, il est aisé de glisser vers des animaux mythiques (licornes, centaures, sphinges, griffons ou hydres), voire farcesques, comme par exemple le dahu. Ce dernier constitue un cas intéressant en matière de convictions politiques. Pourquoi ne pas nous pencher, si nous osons dire, sur un tel cas ?
Commençons, au moins pour nos lecteurs étrangers, par rappeler ce qu’est un dahu : il s’agit d’un genre de chèvre dont les pattes sont plus courtes d’un côté, ce qui lui permet de se tenir en appui sans le moindre effort sur le flanc d’une montagne. Il va de soi qu’un dahu ne peut se tenir en un si parfait équilibre que sur une pente avec laquelle la configuration asymétrique de ses pattes le rend compatible, selon que celles-ci soient plus courtes à gauche ou à droite et selon l’écart entre les longueurs respectives de ses pattes de gauche et de droite. Cela étant posé, observons que l’homme chasse le dahu en cherchant à le déséquilibrer. Pour ce faire, il suffit de le forcer à se retourner.[i]
On l’aura compris, en matière de convictions politiques, le dahu devrait être une mine d’or pour les commentateurs désireux de décrire certains comportements partisans. Ainsi, il y aurait le dahu de droite (aux pattes de droite courtes), qui verrait le sommet de sa montagne, pour lui siège de félicités inconnues, à sa droite ; et le dahu de gauche, inversement. Il serait impossible à ces deux-là de faire quelques pas de conserve pour discuter des mérites comparés de leurs positions, le premier tournant autour de sa montagne en sens horaire (ou anti-trigonométrique), le second en sens antihoraire (ou trigonométrique).
On pourrait croire que cette image omet le cas des centristes. Il n’en est rien. Pourquoi ne pas imaginer des dahus montants et des dahus descendants ? Les premiers, aux pattes avant atrophiées, auraient toujours devant eux le flanc de leur montagne, réalité qu’ils ne cesseraient de contempler, exhortant leurs frères de gauche ou de droite à en faire autant au lieu de tourner en rond. Les seconds, aux pattes de derrière atrophiées, pourraient s’extasier au spectacle de l’immensité des plaines environnantes. Est-il utile de préciser que ces derniers seraient traités de démagogues par leurs frères montants ? Naturellement, ce mépris serait contagieux : les dahus de droite considèreraient les dahus descendants comme des dahus de centre gauche, etc., etc.
Abrégeons. Il ne sied pas de filer une image à l’excès.
Observons pour finir qu’il existe dans notre langue des expressions usant de noms d’animaux bien réels, toujours pertinentes en matière d’opinions. Avaler des couleuvres est facile à placer pour parler des circonvolutions et palinodies auxquelles sont obligés de temps à autre les militants politiques les plus disciplinés. Evaluer le diamètre de ces couleuvres est un art qui peut parfois s’avérer difficile. Précisons à toutes fins utiles que l’ajout de venin auxdites couleuvres permet d’en faire à peu de frais un salmis de vipères, mets plus raffiné (et dangereux).




[i] Où et quand cette bestiole a-t-elle été inventée, nous l’ignorons. Soupçonnons quelques montagnards désireux de raconter des histoires à leurs enfants ou, mieux, de faire tourner en bourrique quelques voyageurs. Le truc du déséquilibre, notons-le, ne fonctionne pas par exemple à la chasse au blaireau (animal bien réel), qui nécessite paraît-il de placer des coquilles d’œufs dans ses bottes. Pourquoi ? N’étant pas chasseur, nous sommes au regret d’avouer notre ignorance à ce sujet.