mercredi 31 août 2016

L’urgermanique Toni Erdmann

Malgré une critique largement élogieuse, Toni Erdmann, film réalisé par Maren Ade, n’a guère eu les faveurs du jury du festival de Cannes où il fut présenté cette année. Cela n’est pas une surprise : Toni Erdmann n’est ni un drame social anglais, ni un drame familial français, ni un drame larmoyant ou politique américain, pas plus qu’une rêverie chamanique coréenne ou un polar japonais. Aucun moyen avec un tel film de porter le smoking ou de monter les marches au bras d’une star décolletée tout en ayant bonne conscience. Pensez : une farce de deux heures quarante en allemand…
Observons que Toni Erdmann n’est pas dénué d’émotion, laquelle est amenée subtilement, intimement mêlée aux hurlements de rire qu’il provoque. Pas d’artifice du genre je-suis-un-rigolo-mais-derrière-mes-grimaces-j’ai-un-cœur. Il est en fait question dans ce film d’une question vitale : la relation difficile entre un père vieillissant et sa fille adulte, l’inquiétude du premier et sa volonté de transmettre quelque chose à la seconde. Il convenait de traiter une affaire d’une telle gravité avec bouffonnerie (selon un principe énoncé par Flannery O’Connor dans son introduction à la seconde édition de La Sagesse dans le sang : « tous les romans comiques de quelque valeur doivent porter sur des questions de vie ou de mort »). Transposé au cinéma, ce principe peut donner Toni Erdmann.
Comment pourrait-on décrire Winfried Conradi ? En étant paresseux, il serait possible d’en dire que c’est un sexagénaire qui trompe son ennui par des plaisanteries énormes, lesquelles finissent par lui servir à manifester à sa fille une affection inquiète. Vu sous une autre perspective, Winfried Conradi pourrait être une sorte de bon génie – champêtre ou sylvestre – plus germanique – voire urgermanique – qu’allemand. D’où sans doute l’outrance carnavalesque dont il habille sa vie pour conjurer un ennui… assez allemand. Ses pouvoirs s’étiolent avec le temps, il vit seul avec son vieux chien mourant, donne des leçons de piano à des adolescents qui n’ont pas le temps et va quelquefois visiter sa vieille mère.
Sa fille Ines, donc, lui donne bien des inquiétudes et peut-être aussi des regrets. On pourrait le soupçonner d’avoir négligé l’éducation de celle-ci, puisqu’elle a mal tourné : loin du pesant génie de son père, elle est devenue consultante en stratégie. De son propre aveu, elle est payée pour justifier de peu reluisantes décisions de rationalisation déjà prises par ses clients. Chez elle, l’ennui n’est pas allemand : il est international[i]. Le monde n’est pas sa maison, mais une salle de réunion où elle expose, à l’aide de statistiques plus ou moins véridiques, ce que voudra entendre quelque grand directeur souhaitant dégraisser ses effectifs. Le reste du temps, elle planifie ses activités au téléphone, sans jamais oublier quelle peut être leur importance pour sa carrière. Laquelle consiste à faire reculer les frontières du néant à explorer et à conquérir.
Ce néant étant pour le moment sis à Bucarest[ii] (en attendant Shanghai ?), c’est là que Winfried viendra lui faire une brève visite. Ils auront à peine le temps de se parler, le téléphone d’Ines les interrompant toujours. Winfried repartira abattu.
Aux grands maux, les grands remèdes : un bon génie a plus d’un tour dans son sac et rien ne lui interdit de s’incarner en divers personnages. C’est ici qu’intervient Toni Erdmann. Le personnage est tellement grotesque que, s’il était une personne et non un personnage, sa mère eût éclaté de rire en accouchant. Il ne sera pas de trop pour refaire l’éducation d’Ines, à travers un enchaînement de situations de plus en plus catastrophiquement burlesques. L’enjeu est de taille, s’il veut ramener celle-ci à sa vocation héréditaire de bon génie urgermanique. Autant le dire, les efforts de Toni Erdmann seront homériques, et il n’hésitera pas à avoir recours à quelques éléments de folklore balkanique (qui font penser qu’il existe peut-être aussi une internationale des bons génies grotesques). La mue d’Ines sera difficile, douloureuse même. C’est qu’il n’est pas aisé de faire l’éducation d’un adulte.
Cependant, la dernière scène – sans doute la plus belle du film par son mélange inextricable d’émotion et de grotesque – laisse entrevoir, même si la partie n’est pas nécessairement gagnée, que tout espoir n’est pas interdit…
On pourra reprocher à Mme Maren Ade un montage un peu lent et des longueurs un peu insistantes dans l’exposition de scènes par ailleurs bien dirigées. Mais la vivacité des dialogues, le mélange de gros rire et d’émotions subtiles, la tenue du scénario et la justesse des acteurs (Peter Simonischek et Sandra Hüller sont magnifiques dans les premiers rôles, et les seconds rôles ne sont pas en reste) compensent largement ces défauts.
Un film à voir, donc, avant que les programmateurs des cinémas ne rationalisent[iii] l’exploitation de leurs salles.


[i] Point commun, comme chacun sait, entre l’hypercapitalisme, le communisme et quelques autres formes de servitude.
[ii] Dont on ne voit que des bureaux ultramodernes, des restaurants au luxe international (décidément), des galeries commerciales et des boîtes de nuit pour expatriés.
[iii] Sur les conseils de consultants en stratégie, évidemment…

dimanche 28 août 2016

Trumperies

Les rumeurs, les bruits étranges et les interprétations farfelues d’événements ou de circonstances compliqués ont toujours existé. Mais les moyens dont dispose aujourd’hui presque n’importe qui pour les inventer et les répandre constituent un puissant engrais favorisant la floraison anarchique de ce que l’on appelle les théories du complot. Leur diversité les fait aller des plus solides aux plus fantaisistes, et de ceux qui les échafaudent à ceux qui s’acharnent à les réfuter, en passant par ceux qui les répandent, il est aisé d’imaginer qu’elles mobilisent de grandes quantités d’énergie. Pourquoi pas ? Après tout, c’est un passe-temps comme d’autres. De même que l’on peut jouer au bilboquet, collectionner les timbres ou même faire l’intéressant en rédigeant un blogue où l’on prend des airs pince-sans-rire, on peut bien disserter indéfiniment pour ou contre telle ou telle théorie du complot ou révélation dérangeante.
Outre constituer un passe-temps que d’aucuns trouvent stimulant, le traitement de ces raisonnements (ou de ces délires, selon le point de vue) est assez commode : il fournit, premièrement, un emploi à quelques journalistes spécialisés dans le fact-checking ; ensuite, il permet à quelques cerveaux épris de simplicité une explication rapide à tout ou presque ; enfin, il permet à d’autres, plutôt du côté du manche ou des « élites » de dénigrer avec aisance toute analyse déviant de quelque ligne officielle. Avancez une explication a priori incongrue d’un événement et vous entendrez bientôt résonner les trois mots qui condamnent : théorie du complot. Cela doit être l’équivalent du populisme jeté à quiconque entend critiquer l’ordre établi en politique.
Dans ce domaine, un qui prête en ce moment le flanc à l’accusation de populisme, c’est évidemment M. Donald Trump, candidat républicain à l’élection présidentielle aux Etats-Unis. Ne pourrait-on pas plutôt en dire qu’il s’agit d’un personnage (et non d’une personne) qui concentre à plaisir un certain nombre de tares ? Mal élevé, imbu de lui-même (il donnerait presque un air humble à n’importe quel Ubu en titre – et il y en a), improvisant son programme au fil des jours et selon ses humeurs… S’il n’a point trop de succès, sa rivale démocrate lui devra une fière chandelle (comment elle saura le remercier, je l’ignore) : pour un peu, ses foucades feraient oublier les « casseroles » dont Mme Clinton semble avoir de pleines armoires. Si elle et ses conseillers savent y faire, quelle aubaine pour sa petite affaire familiale que les frasques de M. Trump !
(Oui, je sais, ce qui nous attend en France en 2017 n’est guère plus brillant, puisque nous aurons sans doute à choisir parmi une brochette de démagogues azimutés où l’on trouvera quelques chevaux de retour. Laquelle brochette est en train de se coopter selon un système de « primaires » vaguement copié sur celui pratiqué en Amérique : si le yéyé envahit la politique, à présent… Soit dit en passant, relevons un fait qui invalide ce que prétendent nos experts en amerloquologie : les chevaux de retour existent aussi aux Etats-Unis ; la maison Clinton, M. Kerry ou, plus anciennement, feu Richard Nixon en sont les preuves.)
Alors, si j’étais complotiste, j’avancerais l’hypothèse que voici : et si M. Trump travaillait en sous-main pour Mme Clinton (pour preuve la maladresse de ses attaques contre celle-ci) ? Après tout, il me plaît parfois d’imaginer que Joseph McCarthy manifestait son anticommunisme d’une manière tellement absurde que c’est à se demander s’il n’était pas en fait un agent soviétique.
Reste une autre hypothèse, peut-être plus rationnelle : la bêtise. Le diable y a sa part. Ce n’est pas à exclure.

vendredi 19 août 2016

« La Bibliothèque des livres disparus » (Kristoffer Leandoer)

Vous arrive-t-il, par une chaude journée d’été, de profiter de l’ombre bienfaisante des tilleuls, s’il y en a à proximité, pour vous y promener ou, lorsqu’un banc s’y trouve, vous asseoir ? Vous aurez alors sans doute éprouvé, outre une délicieuse fraîcheur, la désagréable sensation d’avoir les semelles collées au sol. Cette sensation, provoquée par les secrétions qui tombent de ces beaux arbres, le narrateur de La Bibliothèque des livres disparus l’éprouve plus d’une fois.
Seulement, sous l’influence d’une de ses lectures (Les Correcteurs, de Jean-Henri Ferley), ce narrateur est tenté d’assimiler ces secrétions collantes à la bave de quelque immense escargot ou limace. Si l’on en croit Ferley, ces traces seraient celles laissées par les Correcteurs, redoutables personnages qui ont donné leur titre à son unique (et introuvable) roman, paru vers 1910. Ces Correcteurs seraient des êtres venus du futur pour conquérir et coloniser notre passé en l’effaçant.
Il semble que ces Correcteurs aient pu exercer leurs effroyables talents sur l’œuvre et la vie de ce Ferley, ainsi que sur celles de son ami et mentor Aurélien de Kempff, symboliste mineur que certains ont cru apercevoir à quelque mardi de Mallarmé, mort prématurément et soupçonné de nombreux plagiats.
La Bibliothèque des livres disparus évoque bien d’autres cas d’écrivains aussi maudits que leurs livres : qui se souvient, parmi d’autres, de George M. Brenleyan auteur de l’Hermès aptère (Wingless Hermes), de Sol B. Johnson ou encore de Jon Lundström ?
Le narrateur, un bibliophile attiré par l’étrange, est convaincu en tout cas d’une chose : écrire certains livres peut s’avérer dangereux. En écartant les persécutions d’ordre politique ou religieux, il est facile de songer à ceux que leur art rend fous. Ou alors à ceux qui se trouveraient révéler quelque secret compromettant pour des puissances occultes, comme les Correcteurs[i]
L’écriture ne serait, du reste, pas la seule activité dangereuse dans ce domaine. La lecture peut en être une aussi : ainsi le narrateur découvrira-t-il qu’outre les huit volumes connus[ii] des aventures de Mary Poppins, Pamela L. Travers aurait écrit Mary Poppins au pays désolé, qui a pour fâcheuse propriété de plonger ses lecteurs dans un état dépressif qui peut confiner au désespoir et leur donner de funestes élans… Seuls les plus forts n’y succombent pas, s’empressant de se défaire par n’importe quel moyen des exemplaires qu’ils possèdent ; un bouquiniste dira au narrateur, au sujet de Mary Poppins au pays désolé : « Les livres sont des portes. Et l’on ne doit jamais ouvrir une porte si l’on n’est pas prêt à rencontrer ce qui se trouve de l’autre côté. »
Bien d’autres quêtes, rencontres et réflexions mettront le narrateur dans des situations tour à tour grotesques, embarrassantes ou périlleuses. Mais, après tout, il se peut que ces récits, au nombre de treize, constituent le paravent « réaliste », voire « naturaliste », d’autre chose. Dans ce cas, la mèche nous est vendue au cours du chapitre intitulé « Dans le labyrinthe du Minotaure, III : Lamia », par l’intermédiaire d’une référence aux aventures de Tintin[iii] :
« Le Senhor Oliveira da Figueira incarnait le réalisme, en divertissant le personnel avec des horreurs reconnaissables, de sorte à laisser les véritables héros et canailles du drame poursuivre leur chemin inaperçus. »
Quant à savoir ce que pourraient faire passer ces récits en contrebande, je n’ai pas de réponse précise à fournir. Ou alors, peut-être : quelques questions pertinentes sur la littérature, les livres, leurs auteurs et leurs lecteurs, ainsi que sur ce qui survit à l’oubli, l’auteur ou le livre ?
Ces récits nous sont contés sur un ton tour à tour sérieux (non sans céder parfois à quelque pédanterie), sombre, inquiet (on est aussi un peu inquiet pour le narrateur) ou pince-sans-rire (avec une mention spéciale pour le comique triste du chapitre « Ce n’est pas Beethoven, Maman »).
Kristoffer Leandoer, l’auteur de ces curieux récits, est présenté en quelques mots au dos du livre. Une photographie accompagne cette brève présentation. L’auteur tient en main un stylo à bille comme on tiendrait une seringue, un pistolet… ou un fume-cigarette. Je ne peux m’empêcher de penser que son regard a quelque chose d’ironique.
Ajoutons pour finir une précision utile : si, séduits par cette maladroite critique, vous vous précipitez pour demander à votre libraire La Bibliothèque des livres disparus, il est probable que vous provoquiez sa perplexité. Non que ce livre ait disparu, mais à ma connaissance il n’est pas encore paru en français. Mais, si vous savez le suédois, vous pourrez vous aventurer dans la lecture de De försvunna böckernas bibliotek, paru cette année aux éditions Natur och Kultur.


[i] Mais ceux-ci ne pourraient-ils pas être l’allégorie de tout pouvoir totalitaire quand il s’agit d’histoire ? Venus du futur pour conquérir le passé…
[ii] Enfin… connus des amateurs.
[iii] Les connaisseurs reconnaîtront qu’il s’agit d’Au Pays de l’or noir.

dimanche 14 août 2016

Journées de lecture : Orwell, Drieu la Rochelle, Fitzgerald

Depuis longtemps, voire toujours, « nous autres chrétiens » (pour paraphraser Mauriac, que nous laisserons ensuite tranquille) savons, ou plutôt devrions savoir, que nous ne sommes pas du monde, tout en y étant. Songeons qu’il nous arrive parfois de pratiquer l’inverse, ce dont il n’y a pas lieu d’être fier. D’autant que nous nous rangeons alors – momentanément, souhaitons-le – parmi ceux que certains nomment fort justement des athées pieux.
Il serait intéressant de se demander si cette injonction – être dans le monde sans en être – ne s’applique pas, sur un autre plan, aux artistes, en particulier aux écrivains.
Politique d’Orwell
Une des ambitions avouées de George Orwell était de faire du commentaire politique un art. Pourquoi pas ? Aussi bien dans la satire que dans la critique ou la proposition, la matière ne manque pas et le but n’est pas sans noblesse s’il est visé sans perdre de vue une certaine hauteur morale.
Orwell est très porté de nos jours chez ceux qui pensent à gauche comme à droite[i], en France. La haute moralité de l’homme, son courage physique et sa célébration de la common decency y sont sans doute pour beaucoup.
On peut trouver, dans une édition « Penguin », une anthologie parue il y a quelques années des écrits politiques d’Orwell[ii] : pourquoi ne pas aller y voir ? La droiture, la lucidité n’y manquent pas, pas plus que l’humour ou le talent littéraire[iii]. On y découvre au détour d’une critique le nom d’un des « fondateurs » du « néo-conservatisme », James Burnham, ancien trotskyste et auteur notamment de The Managerial Revolution, observant l’émergence d’une nouvelle classe dominante, les « managers »…
Cependant, ces essais contiennent bon nombre de conjectures liées à des tactiques politiques, voire politiciennes, qui laissent aujourd’hui assez indifférent un lecteur français et vivant au XXIe siècle. Avec aussi des erreurs d’appréciation ou de perspective, notamment lorsqu’Orwell s’aventure à parler de l’Eglise catholique, qu’il n’appréhende que comme force politique. Un point de vue un peu sec, pour le moins.
Alors, Orwell mondain ? Certes non, ce jugement serait injuste, voire insultant. Cependant, sa limitation à des considérations politiques (nobles ou anecdotiques) permet de lui reprocher d’être resté un peu terrestre.
Suicide de Drieu
Si Orwell prétendait élever au rang d’art le commentaire politique, et parfois avec succès, ne faudrait-il pas voir en Pierre Drieu la Rochelle un vrai artiste enlisé dans la politique et dans quelques autres obsessions ? Nommons parmi ces dernières le corps des femmes et les Juifs.
Les corps des femmes, cela le mènera de l’une à l’autre et leur évocation hantera bon nombre de ses pages. Quant aux Juifs, si l’on est antisémite, cela amène à dire ou écrire beaucoup de sottises, voire à tenir des propos indécents[iv]. Quant à la politique, on sait où elle a mené Drieu : au suicide, au moment même où il tenait peut-être son chef-d’œuvre, les Mémoires de Dirk Raspe.
C’est de ces obsessions et de leur issue tragique que Mme Aude Terray a récemment tiré un récit paru cette année chez Grasset, Les Derniers jours de Drieu la Rochelle, où nous suivons la chronologie de la vie de Drieu entre ses deux tentatives de suicide (d’août 1944 à mars 1945). D’emblée, annonçons la couleur : Mme Terray n’a pas choisi son camp, et cela dans deux domaines.
Premièrement, et c’est à son honneur, il ne s’agit ni d’une défense désespérée des idées de Drieu (dans le genre du grand intellectuel victime d’une épuration menée par de vilains communistes et des médiocres bouffis d’envie) ni d’un exercice facile (soixante-dix ans après) de dénigrement de plus (hou-le-vilain-collabo). Secondement (et là c’est moins glorieux), Mme Terray n’a écrit ni un essai biographique ni un roman. Elle est restée entre les deux, dans quelques limbes inconfortables.
L’invention romanesque est évidente lorsqu’il s’agit de pénétrer dans les sentiments et les pensées non seulement de Drieu[v] mais aussi de son entourage[vi]. Or, pour se lancer dans le roman, mieux vaut avoir un peu de style et ne pas clichetonner approximativement comme un journaliste à qui quelque magazine aurait distraitement commandé quelque « série de l’été ». Nous avons droit à quelques jolies perles dans ce domaine, comme « Ramon Fernandez porte les initiales de la République française qu’il a trahie et dont le retour triomphal est imminent » (page 15), « L’étendard de la vengeance claque sur Paris Libérée » (page 51), ou encore (page 207) « Doriot […] crache un discours de sept heures à des milliers de militants en chemise sombre et bras levé »[vii]. Du même Doriot, nous apprendrons qu’il « est mort le 22 février 1945, en Allemagne, sa voiture pilonnée par l’aviation alliée » ; « mitraillée par un avion allié » eût suffi, mais le souffle du grand reportage a sans doute enivré Mme Terray ; à moins que ce ne soit l’abus du « whisky anglais » (!) de Drieu, tant apprécié par Gerhard Heller avant que ce dernier n’ait à quitter Paris avec l’armée allemande, au milieu de « torpédos conduites par des généraux accompagnés de blondes agrippées à leurs visons et leurs bijoux » (page 35).
N’en jetons plus : ce livre, par ailleurs bien documenté et comportant çà et là des observations bien senties, n’est pas écrit. Les obsessions sensuelles et politiques de Drieu s’y résument en de nombreuses occurrences des mots seins et fourvoyé[viii].
La tentative de Mme Terray, si elle est ce que nous croyons (celle d’écrire un roman au présent avec un personnage réel pour lequel l’auteur éprouve des sentiments mêlés), était tout à fait légitime et eût pu être réussie. Les réussites existent dans ce domaine : citons par exemple Immortel, enfin, de Pauline Dreyfus, paru en 2012 chez Grasset. Il y est question de Paul Morand dans ses vieux jours, enfin au seuil de l’Académie française. Paul Morand ! Redoutable piège à clichés, lui aussi, dont Mme Dreyfus s’est tirée avec talent et avec humour.
Mais il est vrai que Drieu porte plus au tragique, d’où le risque d’une certaine emphase. Du coup, le récit de Mme Terray, malgré ses bonnes intentions, ne rend guère justice à Drieu. Sans doute eût-elle dû plus se pencher sur la naissance de Dirk Raspe, signe d’une réelle inspiration, du moment où Drieu se dégage (trop tard, hélas), de ses stériles obsessions pour enfin devenir l’artiste qu’il était[ix].
Adolescences fitzgéraldiennes
On retient en général de Francis Scott Fitzgerald un océan de regrets baignant quelques extravagantes fêtes très « 1925 », océan alimenté par des flots d’alcool. Cette impression n’est pas fausse, si l’on pense à des romans comme Gatsby le magnifique ou Tendre est la nuit. Qu’en est-il quand Fitzgerald nous entretient de l’adolescence ? Faut-il imaginer quelque angoisse devant une vie incertaine ou des amours contrariées tandis que d’une salle de bal résonnent, assourdis, les échos, par exemple, de Poor Butterfly ?
Ce n’est pas ce que trouvera le lecteur des Basil and Josephine Stories[x]. Ces nouvelles, initialement écrites pour le Saturday Evening Post à l’époque où Fitzgerald travaillait à Tendre est la nuit, sont plutôt impitoyables.
L’auteur renvoie au temps de sa propre adolescence, donc entre 1910 et 1914 environ, pour nous conter les aventures de Basil, garçon d’une famille bourgeoise du Minnesota, dont les grandes aspirations, au cours du temps, consistent à : porter enfin des pantalons longs, être le petit ami en titre de quelque jeune fille des environs, partir finir ses études secondaires « dans l’Est » puis intégrer Yale, où il pourra jouer au football… Josephine, quant à elle, est un peu plus jeune : nous sommes vers 1916, dans ce qui tient lieu d’aristocratie à Chicago. Pour ce qui est de ses aspirations, voir la deuxième de celles de Basil, en inversant les rôles ; dans chaque nouvelle, le nouveau beau garçon devra être encore plus beau, plus romantique, irrésistible, riche ou possesseur d’une belle auto[xi] que le précédent, selon des critères changeants. L’évolution de ces critères se fera à mesure que le cœur (pourquoi pas) et l’âme (qui sait ?) de Josephine mûrissent (peut-être).
On l’aura compris, le ton est ici à la satire, voire au comique. C’est une veine que l’on retrouve – avec une plus forte dose de mélancolie – dans les toutes dernières nouvelles de Fitzgerald, celles du cycle de Pat Hobby. Ce ton n’est donc pas surprenant pour les habitués des nouvelles de Fitzgerald.
Observons aussi que les nouvelles mettant en scène les infatuations successives de Josephine sont moins réussies que celles où se développent les plates aspirations de Basil : elles ont un caractère plus répétitif. Peut-être est-ce dû à la plus grande proximité entre Fitzgerald et le personnage de Basil : certes, un nouvelliste n’est pas grand-chose sans imagination, mais une distance trop grande entre le personnage et son auteur peut devenir un obstacle difficile. D’autant que la fatigue peut jouer aussi : les âmes féminines, Fitzgerald y travaillait au même moment dans Tendre est la nuit.
Cependant, les aventures de Josephine sont émaillées d’allusions de plus en plus fréquentes au monde extérieur, principalement à la Grande Guerre : pendant que l’Amérique fortunée s’amuse, on s’entretue en Europe (et l’Amérique moins fortunée rencontre des problèmes sociaux ou raciaux…). Fitzgerald rendrait-il compte ici d’un malaise pointant vers 1916 chez certains jeunes Américains ? Après tout, il s’engagera en 1917, dès l’entrée des Etats-Unis en guerre… pour traîner ses nouveaux galons de sous-lieutenant d’un camp d’instruction à un autre. On connaît la suite : Zelda, la fête, la boisson… Peut-être Scott Fitzgerald regrettait-il cette unique occasion – manquée – de participer à l’histoire, même sous une forme brutale et dangereuse ?
Cet univers fait de frivolité et d’amusement auquel appartiennent ses personnages pourrait fort bien refléter le regret d’avoir basculé du côté du monde, tout en n’y étant pas. Allez savoir si Fitzgerald n’était pas plus moraliste qu’on ne l’imagine…


[i] Il n’est évidemment pas question ici des bateleurs nommés politiciens, hélas.
[ii] Orwell and Politics.
[iii] Notamment dans La Ferme des animaux (Animal Farm), qui figure dans ce recueil. Une fable assez drôle sur les revirements dont sont capables, tout en restant eux-mêmes, les régimes totalitaires.
[iv] Tout en se comportant autrement : Drieu sut faire le nécessaire pour sauver son ancienne épouse, juive, qui sut s’en souvenir après la Libération…
[v] « Ses rêves sont blafards », lit-on page 39 : que pouvons-nous en savoir ?
[vi] Page 39, toujours : « Jean Paulhan […] goûte ses premiers pas d’homme libre depuis quatre ans ». Page 127, nous savons tout des sentiments de Gabrielle, la domestique : « Monsieur, elle l’aime bien malgré tout […]. Est-il assez couvert ? A-t-il pris ses médicaments », etc., etc.
[vii] Le bras levé pendant sept heures ! Ils ont dû attraper des crampes, les pauvres. Et sous les postillons de leur chef vénéré, qui pis est !
[viii] Cela dit, les seins fourvoyés, ce pourrait être un beau titre surréaliste. Mais Drieu, après les avoir fréquentés (Aragon en particulier), se brouilla assez tôt avec les surréalistes.
[ix] Ou redevenir cet artiste. Citons, pour les années 1920, La Valise vide et Le Feu follet et, pour les années 1930, Rêveuse bourgeoisie. Mais un autre démon familier et dangereux pour Drieu rôdait autour des Mémoires de Dirk Raspe, roman inspiré par Vincent van Gogh, ainsi qu’il avait rôdé autour du Feu follet : le suicide…
[x] On en trouve une édition (anglaise) annotée parue en 2014 chez « Alma Classics ».
[xi] Disons que ces adolescents ressemblent à la vision caricaturale de l’Amérique qui faisait encore rêver la jeunesse européenne il y a cinquante ans ; il suffit de remplacer le rock’n’roll et les slows par des ragtimes et des bostons pour avoir une (petite) idée de l’ambiance de ces nouvelles et de la futilité de leurs personnages.

dimanche 7 août 2016

Vladimir Nabokov : art, ridicule et amour

En ces temps ou une brutalité parfois terrifiante nous guette toujours et nous frappe parfois, comment ne pas rechercher dans nos lectures quelques grâces ? Dans l’art d’un écrivain, par exemple, qui ferait passer, en contrebande ou par inadvertance, sans rien perdre de sa finesse ou de son ironie, des sentiments nobles ?
A propos d’ironie, il se trouvera toujours quelques esprits sérieux pour mépriser ce désir de beauté : ne serait-ce pas là chercher à fuir la dure réalité ? Il n’en est rien, évidemment : il s’agit au contraire de se rappeler de temps à autre des choses qu’il nous appartient de défendre et d’illustrer.
Au moment de faire mes valises, donc, parcourant de la main ma bibliothèque, j’en ai tiré, pour le relire au calme, un beau roman de Vladimir Nabokov, La défense Loujine.
Il n’y a pas que Lolita dans la vie (ni dans l’œuvre)
Aux esprits sérieux succèderont les esprits prudes : comment, des sentiments nobles, voire élevés, chez l’auteur de Lolita ? Il est vrai que le sujet de ce roman a, depuis soixante ans environ, de quoi scandaliser quelque peu : l’amour (ou le désir ?) monstrueux – d’autant qu’il n’est pas seulement platonique – d’un homme mûr pour une fillette de treize ans. Cet homme mûr, Humbert Humbert, narrateur de Lolita, est un professeur de lettres, fort cultivé, présentant bien et s’exprimant avec une aisance toute… nabokovienne. De cette qualité d’écriture, du caractère éminemment civilisé de Humbert Humbert et de l’imagination de Nabokov naît le malentendu somme toute banal (confusion entre l’auteur et le narrateur) qui est la source du scandale. Nabokov passa ensuite des années à répéter combien pour lui Humbert Humbert était un type répugnant, pervers, monstrueux.
Et l’œuvre abondante de Nabokov ne saurait se limiter à Lolita.
Monstrueux, grotesques ou ridicules
Laissons donc Humbert Humbert à son enfer, où il côtoie sans doute pour l'éternité le rival qu’il a tué, Clare Quilty, soit dit en passant un type encore moins recommandable[i]. L’œuvre de Nabokov ne manque pas de personnages qui présentent quelques aspects allant du monstrueux au grotesque, ou tout simplement ridicules. Que l’on veuille bien songer à Bachmann, à mademoiselle O ou à Pnine[ii] ; ou encore à Ivanof dans Perfection ou à Vassili Ivanovitch dans Lac, nuage, château. Allez y vérifier, Nabokov ne les épargne pas : laids, voire difformes, mal fagotés, affectés, maniaques, côtoyant pour certains la folie… Cependant, Nabokov semble ne pas pouvoir s’empêcher de les aimer. Leur frère à tous, le plus bizarre et le plus pathétique, se nomme Alexandre Ivanovitch Loujine.
Art et empathie
Ce Loujine est un personnage étrange : petit garçon que rien n’intéresse, il apprend un jour à jouer aux échecs. Ce sera désormais sa seule raison de vivre, le seul point de vue par lequel il sera capable d’envisager la vie. Le reste lui échappe[iii], à l’exception d’une jeune fille, la seule personne qui désirera (au point d’y consacrer sa vie) faire son bien en le sauvant d’une passion qui le tue mais sans laquelle il est si peu…
Si pour Loujine on éprouve de la sympathie, ne serait-ce pas de l’empathie que Nabokov parviendrait à faire naître chez le lecteur pour cette jeune fille ? Qui, à la lecture de ce roman, ne rêverait pas d’accomplir de tels efforts pour porter secours à un être perdu ? Naturellement, Nabokov n’est pas un écrivain engagé, ni un auteur de romans à thèse ou de romans édifiants[iv]. Il se fût sans doute récrié devant de tels jugements, de même qu’il eut à se défendre du contraire dans le cas de Lolita.
Cependant, outre les personnages à la fois ridicules et profondément attendrissants évoqués plus haut, on rencontre au détour des pages de l’œuvre de Nabokov quelques êtres faibles dont leur auteur sait faire sentir à quel point leurs souffrances sont injustes et à quel point ils méritent l’attention ou la protection. Comment ne pas penser, par exemple, au fils dans Brisure à Senestre, aux vieux parents et à leur fils fou dans Signes et symboles, à la petite Irma, mourant d’attendre son père infidèle dans Chambre obscure, ou à l’affection inarticulée manifestée par Irina envers le héros de L’Exploit ?
Une forte émotion, une grande empathie naissent chez tout lecteur normalement constitué pour ces personnages, que Nabokov sait faire vivre – ce qui est après tout la spécificité du romancier ou du nouvelliste[v].
Nabokov écrivit en russe La défense Loujine en 1929, et traduisit ce roman en anglais dans les années 1960. Dans la préface qu’il écrivit à cette occasion (datée de décembre 1963), force lui a été de reconnaître l’existence de tels sentiments, en des termes que l’on peut lire au dos de l’édition « folio » des années 1990 que je possède :
« De tous mes livres russes, La défense Loujine est celui qui contient et dégage la plus grande « chaleur » […]. En fait, Loujine a paru sympathique même aux gens qui ne comprennent rien aux échecs et/ou détestent tous mes autres livres. Il est fruste, sale, laid – mais comme ma jeune fille de bonne famille (charmante demoiselle elle-même) le remarque si vite, il y a quelque chose en lui qui transcende aussi bien la rudesse de sa peau grise que la stérilité de son génie abscons. »
Un cas où l’artiste – et quel artiste[vi] – est dépassé par son œuvre ?


[i] Existe-t-il un enfer, un paradis et un purgatoire pour les personnages de roman ?
[ii] Ces trois personnages ont donné leurs titres respectifs aux nouvelles ou romans où ils apparaissent.
[iii] Au point d’en faire un être égaré, ahuri, sauvage. En ces temps où chacun aime à jouer au psychiatre de comptoir, on verrait en Loujine un autiste.
[iv] Ce dernier domaine est laissé à Loujine père…
[v] Mais attention, dans l’art de Nabokov, à l’illusion (Un « Léonard ») ou au pur prétexte à la création d’une forme (Recrutement).
[vi] Un virtuose, pour le meilleur (Le Don, Feu pâle) ou frisant l’indigeste (Ada ou l’ardeur).