lundi 27 mars 2017

« De l’urgence d’être conservateur » (Roger Scruton)

Commençons par maugréer : on ne sait visiblement ni éditer ni relire un livre aux éditions du Toucan. S’il s’agissait des mémoires de Miss France 1977, cela ne prêterait pas à conséquence, mais reconnaissons que le fait est plus ennuyeux lorsqu’il s’agit d’un ouvrage dont l’auteur, Roger Scruton, nous est présenté comme « l’un des plus grands philosophes anglais du siècle », et dont la traductrice et préfacière, Mme Laetitia Strauch-Bonart, ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure est, nous dit-on encore, « spécialiste du conservatisme britannique ».
Passons rapidement sur les irritantes imperfections de l’édition : on ne compte pas les notes (de la traductrice) se renvoyant les unes aux autres avec pour seule indication : « voir note XX page XX » (avec la variante où le premier XX saute, lorsque la page XX ne comporte qu’une seule note) ; et, page 57, on relève un titre inconnu de Stefan Zweig, Le Monde de demain (il s’agit évidemment d’une étourderie qui n’est pas commise en note infrapaginale, où il est question de Die Welt von Gestern, soit Le Monde d’hier).
Quelques détails de traduction sont un peu plus fâcheux : curieusement, tous ou presque mettent en évidence l’apparente inculture religieuse de Mme Strauch-Bonart, ce qui jette une ombre sur la compréhension de l’ensemble. Ainsi, page 16, il est question des « lamentations de Jeremiah », là où Jérémie s’imposait ; page 163, on lit « foi, espoir et charité », là où « foi, espérance et charité » tombait sous le sens (cette énumération n’est pas fortuite, mais encore faut-il le savoir pour traduire correctement le mot hope) ; et, page 215, voilà que « l’histoire du Bon Samaritain [est] offerte en réponse à la question : "Qui est mon voisin ?" », ce qui est un contresens, la question étant « Qui est mon prochain ? » et la réponse étant que ce n’est pas nécessairement mon voisin…
Ce sont des détails, objectera-t-on[i], mais ils ont leur importance, le propos de Roger Scruton entendant s’appuyer sur un héritage, sinon spirituel, au moins moral et esthétique, imprégné de christianisme.
Il faudra revenir brièvement sur cet « héritage chrétien », notion délicate… Mais penchons-nous d’abord sur ce qui fait l’intérêt de De l’urgence d’être conservateur : en quelques mots, il s’agit d’exposer de manière d’abord négative, puis positive, les raisons pour lesquelles dans divers domaines (disons : moral, social, économique, environnemental, esthétique et politique), le conservatisme est non seulement ce qu’il y a de mieux, mais aussi une nécessité.
La manière négative s’étend sur environ 130 pages (et sept chapitres) d’un livre qui compte 280 pages (et treize chapitres). Après tout, avant d’exposer une pensée (et les aspects pratiques qui en découlent), il n’est pas entièrement inutile de la situer par rapport à d’autres – ne serait-ce que pour mieux s’en distinguer ou les réfuter. On pourrait trouver curieux le fait que chacun de ces chapitres (du troisième au neuvième) ait pour titre « la vérité du… » suivi du nom de la doctrine ou du système ainsi exposé et contesté[ii]. De fait, Roger Scruton concède à chacun de ces –ismes une part de vérité, fondamentale d’ailleurs. En résumé, en s’en tenant à cette part de vérité, on pourrait dire que les nations constituent un échelon auquel les peuples peuvent s’identifier (de manière rationnelle aussi bien que sentimentale) ; que pour autant une société (nationale, donc) n’est pas faite d’un bloc uniforme, que différentes classes existent et qu’il est injuste que l’une prospère aux dépens d’une autre ou des autres ; que cependant les entreprises doivent jouir d’une liberté leur permettant de réaliser les profits sans lesquels elles ne sauraient durer ; que cette liberté doit être aussi celle de penser, de croire et de dire ce que l’on veut ; que l’intégration de populations d’origine étrangère nécessite quelques efforts et quelque tolérance de la part des populations d’accueil ; qu’une politique et des actions civiques de préservation de la nature sont des nécessités criantes ; que les relations entre Etats doivent être régies par des règles auxquelles chacun est tenu d’obéir…
Magnifique, non ? Que pourrait-on reprocher à de tels principes ? Les excès qui en découlent : ajoutez-isme à ces idées et vous obtiendrez des systèmes respectivement belliqueux, inefficaces et totalitaires, injustes jusqu’à l’indécence, pourris par le relativisme et l’individualisme, suicidairement faibles, étouffés par des normes compliquées, ou encore mêlant autoritarisme et mollesse. Que leur manque-t-il ? Peut-être l’humilité qui nourrit le sens de la mesure.
Cette humilité peut procéder d’une perception assez juste de nous-mêmes : nous sommes les héritiers de nos ancêtres, dont nous tenons ce que nous devons léguer à nos descendants. Ces quelques mots permettent de résumer la « vérité conservatrice » (sans –isme dans le titre), qui fait l’objet du chapitre 10. Naturellement, ce résumé est un peu sommaire.
Ce chapitre précise pour commencer les limites du conservatisme, lequel n’a pas pour objet de « s’occuper de corriger la nature humaine » mais de « comprendre comment les sociétés fonctionnent et de leur offrir les conditions nécessaires pour y réussir ». Il s’articule autour de grandes notions (« association et discrimination », « institutions autonomes », « le modèle de la conversation », « travail et loisir », « amitié, conversation et valeur », « défense de la liberté »). L’idée générale est celle d’une cohésion sociale partant du bas, des relations entre groupes solidaires à échelle humaine, en somme. L’Etat n’est pas oublié, mais il est mis à sa place : moins omniprésent que chez les socialistes, moins effacé que chez les libéraux. Elle est encore précisée dans les chapitres 11 et 12 (« Royaumes de valeur » et « Questions pratiques »). Et c’est fort intéressant : on finit par y comprendre qu’un conservateur n’est pas nécessairement qui souhaite se contenter de l’état présent des choses et le préserver de peur de l’aggraver. Ce serait un peu court. Des sociétés réellement conservatrices, c’est-à-dire aussi harmonieuses que possible, restent à construire…
Quelques réserves cependant sur les « royaumes de valeurs ». le rapport de Roger Scruton à la religion (en l’occurrence, pour un Anglais, il s’agit de l’anglicanisme) me paraît étrangement limité : il semble en faire surtout le fondement d’une morale commune entretenue par la culture qui en résulte ; une affaire de cohésion sociale plutôt que de foi et de salut. Sans nier (bien au contraire) la contribution de principes chrétiens à la cohésion sociale et à la décence des comportements (bien au-delà d’affaires de mœurs !), un brave petit catholique comme moi lui objectera que ces bienfaits viennent en surcroît à qui cherche le royaume de Dieu. En somme, et cela est d’ailleurs rappelé par Roger Scruton, religion, cohésion sociale et politique ne relèvent pas des mêmes dimensions, bien que la projection de la première sur les deux autres ne se résume pas à rien. Mais la dimension religieuse, ou disons spirituelle, ne saurait se réduire à sa projection[iii].
Une autre réserve porte sur les considérations de Scruton dans les domaines esthétique et artistique. Si le rejet de bien des aspects de l’art contemporain est fort juste, on ne saurait limiter la préservation d’une tradition artistique à la répétition, la reproduction ou la citation (voir notamment les pages 240 et suivantes).
Mais ces réserves me semblent mineures. Elles ont en partie trait à des aspects typiquement britanniques, pour ne pas dire anglais. Et, si la nation est un échelon pertinent, rien n’interdit à quelques penseurs français de définir positivement un conservatisme nourri de nos spécificités. Cela ne se limitera pas à des regrets du temps passé, ni à savoir pour ou contre qui voter à la prochaine élection, encore moins à se situer par rapport aux choix vestimentaires de quelque ancien premier ministre[iv].


[i] On pourra aussi m’objecter que je n’avais qu’à être moins paresseux et me procurer pour le lire dans le texte un exemplaire de How to be a Conservative.
[ii] Nationalisme, socialisme, capitalisme, libéralisme, multiculturalisme, environnementalisme, internationalisme.
[iii] Sinon, quelque idole de rencontre s’en vient vite combler le vide : une main invisible ou une autre (l’expression n’est pas absente chez Scruton).
[iv] Lequel, avant de connaître les déboires que l’on sait trop, a acquis une réputation de chantre du thatchérisme. Ceux que cela feraient encore rêver trouveront peut-être des arguments dans De l’urgence d’être conservateur (Scruton manifeste dans ce livre une certaine indulgence pour Margaret Thatcher), mais ils auront intérêt à les manier prudemment : voir notamment pp 29-30 sur les confusions qui règnent autour de la personne de Margaret Thatcher, chez ses partisans comme chez ses adversaires… Ajoutons une citation ambiguë page 256 : « C’est dans ces termes que la défense de l’Europe a été plaidée, par ceux qui ont échoué à comprendre que l’oikonomia sans l’oikos cesse d’être une science pratique pour devenir une idéologie tout aussi folle que le marxisme ou le fascisme. La vieille garde du parti tory, qui a conspiré pour se débarrasser de Margaret Thatcher, l’a fait parce qu’elle refusait de suivre cette façon de penser. » Mais qui est « elle » dans cette dernière phrase ? Si c’est Margaret Thatcher, on comprendra que Scruton donne raison à cette dernière contre « la vieille garde du parti tory ». Si au contraire c’est cette « vieille garde » qui est désignée par « elle », c’est l’inverse. Seul le texte original (ainsi qu’une meilleure connaissance de la cuisine interne du parti tory vers 1990) me permettrait de trancher. Saluons là encore un raté dans la traduction de Mme Strauch-Bonart.

vendredi 17 mars 2017

Motifs et prétextes : d’aimables personnages

Les tentations ne manquent pourtant pas : les costumes de M. Fillon[i], dont le prix égalerait en ordre de grandeur celui, jadis, des chaussures de M. Dumas, ou le nez de M. Macron, dont on dit qu’il eût pu changer la face du monde, du moins un jour ou deux… Mais puisque c’est le carême, il nous faut nous en détourner. Des choses plus élevées nous appellent, y compris en littérature.
J’avais évoqué ici il y a quelques mois la tendresse que selon moi Vladimir Nabokov avait réussi à nous communiquer envers certains de ses personnages. Un point commun les unit : leur faiblesse, voire dans certains cas leur désarroi complet face au monde. La tendresse que nous éprouvons pour ces enfants, ces naïfs ou ces égarés est faite de compassion. La chose est compréhensible lorsqu’il s’agit de personnages principaux de nouvelles (Ivanof dans Perfection, Vassili Ivanovitch dans Lac, nuage, château…) ou de romans (Loujine ou Pnine, par exemple). Tout simplement parce que le ressort du roman est l’imperfection, que ce soit celle de l’univers où son action prend place ou celle de ses personnages. Un roman dont le héros serait paré de toutes les vertus serait bien ennuyeux, et ne serait probablement pas même un roman. En tout cas, ce n’en serait pas un bon.
Dans ce sens et de manière radicale, Proust finit par frapper chacun des personnages de la Recherche du temps perdu : le temps les rendra malades, infirmes, gâteux ou permettra de révéler tous leurs vices ou leurs ridicules ; personne n’est réellement sauvé. Un trait frappant de cette radicalité ressort dans Le Temps retrouvé : les seuls personnages admirés sans réserve par le narrateur (ou par Proust lui-même ?) sont réels, introduisant par là un habile et amusant jeu : lisons-nous dans ce passage Le Temps retrouvé de Marcel Proust ou le roman qu’essaie d’écrire « Marcel » ? Ces personnages nous sont évoqués peu avant l’annonce de la mort de Saint-Loup :
« Dans ce livre où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n’y a pas un seul personnage "à clefs", où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire à la louange de mon pays que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s’appellent, d’un nom si français d’ailleurs, Larivière. »[ii]
L’admiration ne serait donc pas romanesque, si l’on suit Proust. A moins de la faire passer en contrebande, par l’introduction de personnages secondaires. C’est ce que fait, par exemple, Evelyn Waugh dans deux de ses romans, Retour à Brideshead et la « trilogie » (Hommes en armes, Officiers et gentlemen, La Capitulation).
Comment ? Evelyn Waugh, le satiriste féroce, méchant même, autant sur le papier que, dit-on, dans la vie[iii] ? Eh bien oui. Tout l’art de le faire réside alors dans la manière d’exposer de tels personnages, non par un long et élogieux portrait moral (ce qui serait une intrusion dans leur âme et un pensum pour le lecteur), mais en les regardant vivre. D’autant que dans les deux exemples envisagés, le point de vue n’est pas neutre : dans Retour à Brideshead, c’est celui d’un des personnages, Charles Ryder, qui est le narrateur ; dans la « trilogie », le monde tourne autour du héros, Guy Crouchback : si nous le quittons le temps de quelque  chapitre, c’est pour voir vivre un monde auquel il est lié (nous n’avons donc pas affaire, malgré le grand nombre de personnages et de situations, à un roman choral).
Qui sont ces aimables personnages ? Dans Retour à Brideshead, il s’agit de Cordelia, la plus jeune des Marchmain, et, dans la « trilogie », de Gervase Crouchback, le père du héros.
Le nom de Cordelia n’a évidemment pas été choisi au hasard. Il sort tout droit du Roi Lear : c’est celui de la plus méprisée, la plus insolente des filles du roi, et de la seule qui lui sera fidèle. Les choses n’en sont, Dieu merci, pas à ce point dans Retour à Brideshead : Cordelia apparaît d’abord sous les traits d’une fillette à laquelle on prête peu d’attention, dont les naïvetés et les insolences font poliment sourire, apportant la fraîcheur qui rend supportable l’atmosphère de plus en plus pesante qui règne chez les Marchmain ; un agréable courant d’air, pourrait-on croire. C’est sans doute cette apparente insignifiance de petite sœur si drôle et mignonne – quoique présentant moins d’attrait que sa sœur aînée – qui permet à Waugh d’en faire par la suite une jeune femme sage, courageuse, dévouée aux autres sans être en quoi que ce soit ennuyeuse. Elle sera même peut-être la seule à ne pas considérer son frère Sebastian comme définitivement perdu, à entrevoir quelle est la bonne part de son naufrage. Tout en étant lucide sur son cas : « J’en ai vu d’autres comme lui, et je crois qu’ils sont très proches et chéris de Dieu. »[iv]
Peut-être Cordelia sera-t-elle le seul personnage auprès de qui Charles pourra se souvenir du monde disparu – ou disloqué – de Brideshead, et aussi mieux le comprendre. Rien ne nous dit, d’ailleurs, que son intelligence n’est pas pour quelque chose dans un retournement de taille qui surviendra dans l’esprit du narrateur.
Les tournants – et les tourments – ne manquent pas non plus dans l’esprit de Guy Crouchback dans la « trilogie ». C’est dans ses rapports avec son père, Gervase Crouchback, que l’on peut quelquefois les voir venir. L’homme est veuf, a cédé son château à une école tenue par des sœurs, et vit seul avec son chien, sa pipe et ses livres dans un petit hôtel de bord de mer. Il égaie de temps à autre son ordinaire d’une bouteille de vin qu’il fait venir de Londres (sauf pendant le carême). Sa contribution à l’effort de guerre britannique consistera à remplacer le professeur de latin, en âge de combattre, de l’école catholique locale : il y gagnera le surnom d’Old Crouchers et la réputation d’un professeur que l’on peut facilement entraîner sur quelque anecdote historique relative à sa noble famille – ce qui est toujours plus drôle que des déclinaisons latines.
Voilà qui est parfait pour dépeindre un vieillard que ses petits ridicules rendent désarmant. Désarmant, il le sera aussi pour son fils à travers quelques conversations, quelques lettres, puis quelques souvenirs[v]. Une charité humble, mais aussi une attention aimante, inquiète et même parfois sévère envers son fils, en feront un guide discret, l’instrument d’une subtile conversion.
Et, de même que Cordelia dans Retour à Brideshead, le vieux Crouchback est rendu si vivant par l’art d’Evelyn Waugh que tous deux font partie des rares personnages de roman que j’aimerais embrasser.

Il en va encore autrement de certains personnages rencontrés au détour des pages de Torgny Lindgren : ils sont traités avec une bienveillante ironie qui les rend attachants. Ces quelques mots, trop brefs, pour saluer l’écrivain suédois, dont on apprenait cette semaine le décès.


[i] Bêtement, cela me rappelle cet écriteau, qui apparaît dans une aventure du sapeur Camember : « le concierge est tailleur ».
[ii] Les notes de l’édition du Temps retrouvé que je possède indiquent que ces Larivière étaient apparentés à Céleste Albaret. Je dois l’idée de relever cette citation pour opposer le roman à l’exercice d’admiration à l’usage qu’en fit Olivier Rey devant un auditoire restreint en décembre 2013. La personne qui m’a permis de l’entendre ce jour-là a toute ma reconnaissance.
[iii] Je n’arrive plus à retrouver une anecdote lue sur lui à ce sujet. A une amie qui lui aurait demandé comment il pouvait se dire chrétien alors qu’il était si méchant, il aurait répondu qu’il l’eût été deux fois plus s’il n’avait pas été chrétien.
[iv] Ma traduction de "I’ve seen others like him, and I believe they are very near and dear to God."
[v] Entre deux passages guerriers, introspectifs ou furieusement comiques.

vendredi 10 mars 2017

Baballes

Il ne semble pas que l’humanité vive en ce moment ses heures les plus glorieuses, que ce soit à travers le monde ou dans notre chère et vieille France. Aussi pouvons-nous imaginer quel soulagement doit être celui de M. Hollande à l’idée de ne plus avoir à occuper son poste que pour quelques semaines. Ce sentiment, si M. Hollande l’éprouve, pourra nous paraître lâche, mais après tout il est humain. Et puis M. Hollande a trouvé deux hommes pour prendre le relais : MM. Macron et Fillon.
Nous ne nous étendrons pas sur le cas de M. Macron, qui est curieux, certes, mais qui ne permet guère de doute quant à la désignation de M. Macron comme son successeur par l’ennemi de la finance[i].
Le nom de M. Fillon pourra surprendre. Cependant, c’est désormais lui qui essuie tous les coups, toutes les huées. Sonné un instant, il reprend ses esprits, sautille et cherche à qui rendre les coups, manifestant quelque vigueur avant d’encaisser un direct, au menton, au foie ou au plexus. Sonné un instant… On comprend qu’une certaine panique ait fini par gagner ses « amis » politiques : comment, dans ces conditions, prévoir la suite de sa carrière ? Voilà, probablement, l’interrogation des deuxième et troisième cercles. Dans le premier, au contraire, c’est l’ivresse chaque fois que se relève le champion que tous croyaient à terre, le souffle coupé, le regard perdu dans les flots de sang et de sueur qui aveuglent le boxeur en perdition. Aucun doute n’est permis : leur homme triomphera et sauvera la France. Il a d’ailleurs, dimanche 5 mars, montré sa dimension gaullienne, au-dessus des partis, en rébellion contre les appareils, tendant la main à la nation entière pour mieux la guider et la servir…
Prendre cela au sérieux me semble relever, en partie au moins, de l’ivresse : rappelons quand même que cet appareil partisan contre lequel M. Fillon entend soulever le peuple, c’est celui aux procédures duquel il s’est soumis pour devenir candidat à l’élection présidentielle. Donc, pour le côté gaullien, il faudra repasser[ii]. S’il faut être cruel, allons jusqu’à dire que le dernier rétablissement de M. Fillon a quelque chose de plus chiraculeux[iii] que gaullien. Mais après tout, cela peut marcher, qui sait ?
Cela posé, il n’est pas interdit de prendre au sérieux, sinon un « complot » ou un « coup d’état », l’hypothèse du caractère concerté et opportun des « révélations » dont M. Fillon a fait l’objet. On ne saurait exclure les idées les plus extravagantes, ni les machinations les plus tortueuses. Qui sait d’où viennent vraiment ces attaques contre M. Fillon ? Pas de ses « amis », on l’espère. De quelques « officines » chargées de la promotion du produit Macron ? Par exemple, l’éviction de M. Jean-Louis Bourlanges, ouvertement partisan de M. Macron, de l’émission L’Esprit public (diffusée sur France-Culture) : M. Bourlanges aurait été prié d’étaler ses opinions ailleurs par la direction de France-Culture sous la pression d’enragés fillonnistes auteurs d’un courrier abondant et furieux. C’est possible, mais pourquoi ne pas imaginer, ce qui serait tout aussi possible, une manœuvre pour donner à penser que M. Fillon, s’il parvenait au pouvoir, ferait peu de cas de la liberté d’expression dans le service public audiovisuel ?
Manœuvre pour manœuvre, il n’est pas dit que M. Fillon, malgré son catholicisme revendiqué, ait la pureté d’un premier communiant. C’est aussi un vieux politicien. Tout comme ses « amis », lesquels ne semblent plus disposés à couler leur champion : qui sait s’ils n’ont pas quelques torpilles réservées à M. Macron, dont ils se réservent l’usage au moment opportun ?
Toutes ces torpilles – ou plutôt ces baballes – sont bien commodes : elles évitent aux candidats d’avoir à débattre de leurs programmes respectifs et aux journalistes de s’y pencher. Nous ignorons s’il existe un candidat apte à remplir les fonctions auxquels tant paraissent aspirer, et même s’il en existe un seul qui soit apte à le conquérir. En tout cas, certains semblent doués pour en empêcher leurs concurrents. Et le souci du pays, du bien commun, me demanderez-vous ? Apparemment, ce sont des vétilles à leurs yeux.
Mais, puisque c’est le carême, cessons quelque temps de nous repaître de futilités politiciennes.


[i] Vous vous souvenez ? C’était vers 2012. On savait encore rire, à l’époque !
[ii] Serait-ce trop demander à quelques politiciens de carrière que de cesser de se coiffer du képi d’un vieux général défunt ? Le carnaval est fini depuis une dizaine de jours.
[iii] Les collectionneurs les plus maniaques des vieux numéros de Jalons consulteront pour une meilleure compréhension de cette épithète le numéro du printemps 1995 du « magazine du vrai et du beau ».

samedi 4 mars 2017

Fausses nouvelles

Nous serions, paraît-il, entrés depuis quelque temps dans l’ère de la post-vérité. Est-ce à dire que naguère on ne nous mentait jamais ? J’en doute.
Certes, l’actualité prend souvent en ce moment des tournures extravagantes, et à ce qu’on nous dit les fausses nouvelles abondent plus que jamais. Fausses nouvelles est, soit dit en passant, le titre d’un roman suédois, de l’excellent Torgny Lindgren[i]. Et, à propos de Suède, on a prêté à M. Trump (on ne prête qu’aux riches) des paroles abracadabrantes sur ce vieux et beau pays, quant à l’insécurité qui y règnerait, causée par des populations d’origine immigrée. Non, ont crié en chœur journalistes et politiciens[ii] suédois, il n’y a pas d’insécurité en Suède, et certainement pas dans les zones à forte population d’origine étrangère… C’était juste avant l’émeute qui a accueilli une descente de police à Rinkeby, riante banlieue de Stockholm.
Il est vrai que, statistiquement, à force de dire tout et n’importe quoi, peut finir par toucher à une part de vérité.
Tout et n’importe quoi, à moins que ce ne soit tout et son contraire, cela semble être le rayon de M. Macron. Dans ses discours électoraux, cet homme paraît vouloir séduire non pas tous les Français, mais chacun d’entre eux. Fatalement, cela peut donner lieu à des incohérences. Mais reconnaissons-lui (ainsi qu’à ses amis) le talent de savoir capter l’air du temps. Ainsi, il y a quelques semaines, la presse bruissait des plaintes de son équipe de campagne : le site Internet d’En Marche aurait été piraté ! Nul doute que ces attaques provenaient de Russie, tant il est vrai que M. Macron doit peupler les cauchemars de M. Poutine. On reconnaît là une habile acclimatation des accusations portées aux Etats-Unis par les partisans de Mme Clinton[iii].
On est depuis sans nouvelles de ce terrible complot ourdi par de sombres officines moscovites contre M. Macron. Peut-être était-ce faux ? Notre presse, dans ce cas, n’en a pas fait un scandale. Ce qui n’est pas comme lorsque M. Fillon se dit victime d’un coup monté dont les origines seraient à chercher du côté du faubourg Saint-Honoré. Mais si je vois dans cette différence de traitement un certain favoritisme dans pas mal d’organes de presse envers M. Macron, je risque d’être traité de complotiste, voire d’être accusé de répandre de fausses nouvelles, pardon, des fake news.
Il était déjà question de ces fake news, à moins que ce ne fût de post-vérité, à l’époque du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni[iv]. Les électeurs britanniques auraient majoritairement voté pour quitter l’Union européenne sur la base de mensonges. Ce n’est pas impossible, mais les catastrophes annoncées par les remainers ne sont toujours pas survenues[v]. Alors…
Alors oui, nous sommes envahis et pollués par d’abondants et grossiers mensonges émis de toutes parts : ils ne proviennent pas tous « du même bord », comme on voudrait parfois nous le faire gober. Faut-il pour autant nous en lamenter ? Pas plus qu’autrefois. Les mots rumeur, bobard ou bouteillon ne sont pas apparus hier soir. En mai 1927, La Presse fit une édition spéciale sur l’arrivée à New-York des aviateurs Nungesser et Coli après la première traversée aérienne de l’Atlantique sans escale[vi]. Aux dernières nouvelles, L’Oiseau blanc et ses deux occupants se trouveraient quelque part au fond de l’océan, vers Saint-Pierre et Miquelon… Je vous épargnerai des exemples plus récents.


[i] Le titre original est Pölsan, titre qui n’a pas grand-chose à voir avec de fausses nouvelles…
[ii] Y compris l’inénarrable Carl Bildt, qui fut un temps aussi drogué du touite que M. Trump. M. Carl Bildt ancien premier ministre et ancien ministre des affaires étrangères en Suède, ne doit pas être confondu avec un dénommé Nils Bildt, autoproclamé expert en géopolitique, qui aurait donné des avis « éclairés » à une chaîne de télévision américaine ; il paraîtrait que même les Démocrates de Suède, pourtant peu réputés pour être regardants en matière de recrutement, n’auraient pas voulu de cet individu…
[iii] Laquelle a perdu l’élection présidentielle américaine à cause d’un complot russe, comme chacun le sait, et certainement pas à cause de ce qu’elle pouvait représenter aux yeux de certains électeurs américains. Où qu’il se trouve, une telle interprétation doit adoucir les tourments du défunt sénateur Joseph McCarthy.
[iv] Voir ici.
[v] M. Tony Blair s’est récemment fait remarquer pour un appel au « soulèvement » des parlementaires britanniques contre la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Rappelons que M. Blair gagna en son temps le surnom de Bliar. Etait-ce en 2003, à l’époque des fameuses armes de destruction massives irakiennes ?
[vi] Voir ici.