vendredi 23 septembre 2016

Nos ancêtres les Gaulois

Prendre le temps de livrer quelques réflexions sur un récent propos de M. Sarkozy est un exercice périlleux : le temps de mettre de l’ordre dans nos idées et de les formuler, l’intéressé aura déjà dit autre chose. Par exemple, parler aujourd’hui de M. Sarkozy et des Gaulois ne présente-t-il pas un risque de paraître démodé, tellement lundi dernier ? Tant pis, prenons-le.
Donc, lundi 19 septembre, M. Sarkozy, en campagne électorale (mais cela doit être de naissance), déclarait que « dès que l’on devient Français, nos ancêtres sont Gaulois ». Passons sur le solécisme qui fait peuple[i] (confusion de nous et de on) et contentons-nous d’observer que l’effet recherché a été atteint : scandale à gauche (surtout), où les machines à s’offusquer se sont offusquées, ce qui a permis de parler pendant quelques jours de M. Sarkozy.
Il n’y a évidemment pas que du faux dans ces récents propos : s’il s’agit de dire que les immigrés et leurs descendants auraient tout à gagner en apprenant, en assimilant, et pourquoi pas en l’aimant, l’histoire de France, c’est assez juste. Mais de là à répéter une vieille scie de la IIIe république[ii], c’est faire bon marché d’une riche histoire, qui eût d’ailleurs pu être pour M. Sarkozy l’occasion de prononcer, l’œil luisant, un beau discours bien lyrique[iii].
La presse française a donc bruissé d’une question essentielle en ce moment : descendons-nous des Gaulois ? Divers avis se confrontent, voire s’opposent. On peut soupçonner qu’ils le font parfois avec passion et fracas.
Pour ma part, il ne me déplaît pas d’imaginer que, pour ma part française[iv], je descends peut-être de quelques Rutènes, Ambiens ou Atrébates (j’hésite), Leuces et Triboques… Certes, mais aussi de quelques Ligures, Francs, Alamans : pas très Gaulois, ceux-là. Cette affaire d’ancêtres est donc compliquée, et en fait assez futile : c’est qu’entre-temps la France a fini par apparaître, et par avoir l’histoire que nous savons (ou que nous devrions savoir), bien plus intéressante si nous la considérons du point de vue de notre identité.
Du reste, les Gaulois, ce n’est jamais que le nom donné par les Romains à ceux que les Grecs nommaient les Celtes : il y en eut en gros tout le long du Danube. Certes, la France est pleine de villes dont les noms témoignent d’une ancienne présence gauloise. Mais il en va autant du Portugal, de l’Allemagne (au Sud), de l’Italie (au Nord) ou de l’Autriche : allez donc faire un tour à Bragance, à Ratisbonne, à Milan ou à Vienne ! Limiter « la Gaule » à un territoire qui eut le bon – ou le mauvais – goût de correspondre vaguement à celui de la France actuelle ne fut, dit-on, qu’une astuce de Jules César pour rassurer le Sénat romain lorsqu’il manifesta l’ambition d’envahir « la Gaule » : quoi, toute la Gaule ?
Cela étant posé, j’aime assez, depuis l’enfance, cette blague : les Gaulois épousaient des Gauloises, dont ils avaient des enfants qu’ils appelaient les mégots[v].
Enfin… il faut croire qu’il n’y a pas de questions plus urgentes en France que celle-là en ce moment. Le burkini fait sérieux à côté. Les plus cultivés pourront nommer cela du byzantinisme. Peut-être auront-ils tort : passer son temps à des querelles stériles était paraît-il chose courante chez les Gaulois.
Mais bon : M. Sarkozy a fait parler de lui, et n’est-ce pas cela qui comptait ? Au point de faire oublier que M. Hollande s’est vu décerner cette semaine le titre d’homme d’Etat de l’année par quelques distingués vieillards américains. Ce qui prouve que l’on peut être vieillard, distingué et Américain et demeurer facétieux. Sans aucune gauloiserie, du reste.


[i] A tant parler d’ancêtres, cela me rappelle que j’avais une arrière-grand-mère qui prononçait ce mot : pop et que chez elle il y avait de jolis mobs. Parler populaire parisien à peu près éteint aujourd’hui.
[ii] Un bon aperçu de ce mythe est donné ici par Patrice de Plunkett. A nuancer cependant, la revendication d’une ascendance gauloise ayant été un trait révolutionnaire et aussi un dada de Napoléon III.
[iii] Mais bon, peut-être le lyrisme a-t-il fui M. Sarkozy, depuis sa brouille avec M. Guaino…
[iv] J’ai quelques origines étrangères. Faut-il que j’évoque mes ancêtres les Goths restés au pays ?
[v] Soit dit en passant, mégot est un des rares mots français d’origine gauloise.

samedi 17 septembre 2016

« Les naufragés du Batavia » (Simon Leys)

« Un excellent choix », me dit mon libraire, comme je lui tendais, pour le payer, une édition de poche d’un ouvrage apparemment chétif de Simon Leys, que je venais de tirer de ses abondants rayonnages. Il n’avait pas tort : en une soixantaine de pages, j’allais parcourir un monde certes lointain et révolu, mais surtout terrifiant et riche en enseignements.
« Dans la nuit du 3 au 4 juin 1629, poussé par une bonne brise », le Batavia, navire de la compagnie hollandaise des Indes orientales, fit naufrage, à la suite d’une erreur de navigation, en heurtant un récif de l’archipel des Abrolhos, à l’ouest de l’Australie, alors qu’il était censé faire route vers Java. Le patron et le subrécargue (véritable commandant selon le règlement de la compagnie), après avoir fait débarquer sur un îlot la plupart des quelques trois cents passagers et membres d’équipage, partirent pour Java à bord d’une chaloupe, afin de chercher des secours. Ceux-ci parvinrent aux Abrolhos le 17 septembre de la même année.
Jusqu’ici, peu de choses nous permettent de distinguer ce naufrage d’autres, hélas nombreux, qui se produisirent à une époque où la navigation était fort difficile, même pour un patron expérimenté. Cependant, après trois mois et demi de séjour aux Abrolhos, ce furent soixante-dix survivants seulement qui purent être secourus. Ceux qui manquaient n’étaient pas tous morts de faim ou de soif, loin de là. Des choses étranges s’étaient produites entre temps.
L’histoire de ce naufrage et de ses suites est contée en détail dans un livre du nommé Mike Dash, L’Archipel des hérétiques (Batavia’s Graveyard), paru en 2002. Au grand dam de Simon Leys : non qu’il trouvât ce livre mauvais, bien au contraire, mais parce qu’il caressait depuis des années le projet d’écrire précisément ce récit. Qu’à cela ne tienne : puisant dans cette abondante matière, Simon Leys en fit un saisissant résumé, publié d’abord par la Revue des Deux Mondes avant de paraître en volume chez Arléa en 2003.
Ces événements furent en fait plus terrifiants qu’étranges. En l’absence de Pelsaert (le subrécargue) et de Jacobsz (le patron), un subrécargue assistant, nommé Cornelisz, va très vite prendre un ascendant sur tous les autres naufragés, qui le reconnaîtront, bon gré, mal gré, comme leur chef. Cornelisz s’appuiera sur un entourage avec lequel il s’était acoquiné à bord, en vue d’organiser une mutinerie contre Pelsaert, avec la complicité de Jacobsz, du reste.
Se contentant d’abord de rétablir un semblant d’ordre en sanctionnant sévèrement quelques larcins, Cornelisz ne va pas tarder à établir un régime de terreur n’admettant aucune objection. Après avoir envoyé les quelques soldats qui étaient à bord sur une île voisine (en espérant qu’ils n’y trouveraient aucune eau ni aucune nourriture), il va faire éliminer toute personne manifestant quelque velléité de désobéissance, et bien sûr les « bouches inutiles » : nourrissons, blessés, malades… Et ce n’est pas seulement la petite troupe qui l’entoure qui se livrera à ces massacres : tout le monde y sera convié, sous peine d’y passer.
Les soldats exilés ayant pu trouver de l’eau et de la nourriture[i] sur l’île où ils avaient été exilés et l’ayant fait savoir par des signaux de fumée, quelques naufragés tenteront de les rejoindre, fait insupportable pour Cornelisz. N’ayant pu faire couler tous les petits radeaux de fortunes des fuyards, il entreprendra d’aborder à son tour cette île pour massacrer ses nouveaux habitants, lesquels lui tiendront courageusement tête… C’est à ce moment-là qu’arrivera un navire de secours, sous le commandement de Pelsaert, mettant fin à cette lamentable aventure.
Simon Leys note avec humour que tous ces éléments « semblent avoir été spécialement conçus pour Hollywood », mais il n’en est rien. Car, comme il ajoute aussitôt, « dans une pareille histoire, nulle imagination ne pourra jamais rivaliser avec la nue réalité des faits. »
On comprend fort bien pourquoi une telle histoire a pu intéresser l’auteur des Habits neufs du président Mao, outre son goût, voire son amour, de la mer et des histoires de marins : il tenait là, sinon la matrice, le prototype de l’aventure totalitaire. Cornelisz est un assoiffé de pouvoir qui ne recule devant rien, exige une obéissance aveugle (et aimante !) de ses « sujets » et semble exercer sur eux quelque fascination. Et, pour que personne ne soit innocent, il parvient à faire de ses victimes des complices.
Pour parvenir à ses fins, il lui fallait une occasion : après avoir attisé la haine qui opposait Pelsaert et Jacobsz (sans réussir toutefois à faire « monter » la mutinerie qu’il projetait), il tira parti après le naufrage de l’absence d’autorité provoquée par le départ de ceux-ci[ii]. Restait le prétexte d’ordre idéologique. De ce côté-là, on ne peut que conjecturer que Cornelisz, né et élevé dans un milieu anabaptiste, aurait pu fréquenter des cercles adamites, voire des sectes satanistes. De là à en appliquer les préceptes, qui sait… Le goût psychologisant de notre époque y verrait sans doute un psychopathe, observe Simon Leys.
On pourrait aussi dire, tout simplement, que Cornelisz est d’une race particulière, de celle des grands timoniers, des guides, des chers leaders (quand ils ne sont pas maximaux), et même (dans une mesure moins brutale toutefois) des chefaillons que l’on rencontre ici et là dans quelque entreprise ou administration.
Quoi qu’il en soit, il mourra pendu, sans avoir exprimé le moindre repentir.
Il est à observer que les hérésies dont Cornelisz semble relever ont pour particularité de nier toute notion de péché. Ce qui amène Simon Leys à faire une remarque en passant, l’air de rien : « il est curieux de noter que ce sont encore les gens qui ne croient pas à l’Enfer qui semblent parfois les plus enclins à en fabriquer d’assez bonnes répliques ici-bas[iii] ». Ce ton parfois pince-sans-rire pour nous livrer « au passage » quelques vérités profondes, fait partie du plaisir qu’il y a à lire ce récit, dont il faut aussi louer la densité, la précision et la concision.
Simon Leys le clôt en évoquant la visite des Abrolhos qu’il eut l’occasion de faire en copagnie de pêcheurs de langouste venus d’Australie, et le souvenir chaleureux qu’il en garda. Cette manière élégante de finir constitue une excellente transition vers un autre récit, Prosper, qui est proposé à notre lecture à la suite des Naufragés du Batavia.
Prosper, c’est le nom d’un des derniers thoniers à voile de Bretagne, à bord duquel s’embarqua, en 1958, pour une campagne de quelques semaines, le jeune Pierre Ryckmans, avant de partir pour Taïwan, où commença pour de bon le parcours qui allait lui faire prendre le pseudonyme de Simon Leys. C’est la peinture d’une vie simple et rude, bientôt condamnée à disparaître. Comme dans tous les récits bien écrits et résultant d’une observation juste, l’idylle en est absente aussi bien que le naturalisme. Le lecteur côtoie un petit équipage aussi discipliné que haut en couleurs, soudé par une camaraderie fraternelle, sous l’autorité bienveillante d’un patron qui connaît son métier. Loin, très loin, des délires d’un subrécargue assistant hérétique et sanguinaire.


[i] Dont des langoustes : sort enviable pour des naufragés.
[ii] Qui avaient bien dû mettre leurs querelles sous le boisseau, le temps d’atteindre Java. Mais une fois arrivé à bon port, Pelsaert prit soin de faire mettre Jacobsz aux fers.
[iii] Personnellement, j’ajouterais à cette catégorie celle des gens qui tiennent à bâtir un paradis terrestre…

samedi 10 septembre 2016

Petites et grandes paroles

Bien des paroles insignifiantes trouvent un écho démesuré, en particulier à notre bruyante époque. Ne peignons pas, toutefois, tout en noir : l’ampleur de l’écho ne signifie pas nécessairement l’insignifiance de la parole. Quatre exemple nous permettront, je l’espère, de faire le tri.
Ménardisation
M. Robert Ménard, autrefois journaliste, est aujourd’hui maire de Béziers. N’étant pas Biterrois, je n’ai aucun avis à donner quant à ses compétences à ce poste. Cependant, M. Ménard aime à se répandre en propos qui paraissent taillés sur mesure pour choquer le bourgeois (reste chez lui d’une jeunesse gauchiste ?). Ses anciens confrères les journalistes en sont ravis, pouvant titrer par exemple que pour Robert Ménard, être Français, c’est être « Européen, blanc et catholique ».
Evidemment, les bourgeois sont choqués, les journalistes ont fait de la copie et M. Ménard a fait parler de lui : tout est en ordre.
Cela n’est pas sans rappeler des propos naguère par Mme Nadine Morano, qui laissaient craindre une certaine moranisation de la vie politique. J’ai déjà dit ici ce que je pensais quant au contenu de ces propos et mon avis n’a guère changé depuis. Mme Morano semble aujourd’hui s’être faite plus discrète. On ne saurait trop l’en féliciter. Faut-il donc parler désormais de ménardisation ?
Je me contenterai donc de dire ceci : étant moi-même Français ET Européen ET blanc ET de confession catholique, je serais reconnaissant à M. Ménard de ne pas m’inscrire dans son cirque identitaire et de ne pas mélanger ces notions bien distinctes[i]. Je préfèrerai toujours, pour réfléchir à ces choses, user d’une tournure d’esprit marquée par l’apprentissage de l’algèbre linéaire que du genre de bouillie dont M. Ménard fait son fonds de commerce.
Dérèglement des sens (communs)
Dans le concours d’insignifiance agressive que constitue la « primaire de la droite et du centre », « Sens commun » a tenu à faire entendre son filet de voix. Après une réflexion que l’on imagine aussi intense que collective, les dirigeants de ce mouvement ont décidé de déclarer leur soutien à la candidature de M. François Fillon. Bon, si leur choix s’était porté sur M. Mariton, par exemple, on eût encore pu le comprendre, à la rigueur, sans toutefois l’approuver ; un petit signe en faveur de M. Poisson eût été certainement le plus logique (et le plus souhaitable, mais c’est un avis personnel). Mais enfin, voyons, il faut être responsable ! Le choix devait porter sur un « gros » candidat !
Ce genre de raisonnement de la part de gens qui ont l’ambition d’exercer une influence sur un parti politique me paraît stupide : car prétendre influer sur le cours de choses en soutenant un « gros » candidat ne revient qu’à perpétuer les rapports de forces au sein d’une entreprise de confiscation des votes. Etant donné le poids de « Sens commun », cela ne changera sans doute rien à l’affaire. Et les dirigeants de ce mouvement ont peut-être manqué une occasion de mesurer leur influence en soutenant un « petit » candidat, comme M. Poisson, par exemple.
M. Henri Guaino s’est paraît-il offusqué de ce genre de cuisine. Et nos aimables amis de « Sens commun » lui ont même répondu fermement dans Valeurs actuelles.
Grand bien leur fasse.
Parenthèse enchantée
(M. François Hollande a fait jeudi 8 septembre un discours dont les journalistes ont fait toutes sortes d’analyses. Il faut les comprendre, cela les occupe et justifie ainsi leurs salaires.
Si j’ai bien compris, la France est selon M. Hollande une idée. En même temps, la France ne doit pas être divisée.
Puisqu’il en est ainsi, je suppose que M. Hollande et son premier ministre, M. Valls, doivent montrer l’exemple. Les sentiments ardemment républicains de MM. Valls et Hollande n’étant pas à mettre en doute, il va de soi que pour eux, France et République sont des synonymes. Compte tenu de ce que M. Valls a récemment dit de la République (voir ici), la synthèse que voici s’impose :
La France est une idée aux seins nus qu’il ne faut pas diviser afin de nourrir le peuple.
Quels poètes, quand même !)
Béatitude (et mieux)
Dimanche 4 septembre a eu lieu la canonisation de Mère Térésa de Calcutta. Ainsi donc, il nous est désormais donné de pouvoir prier pour l’intercession de sainte Thérèse de Calcutta[ii].
Apparemment, cet événement a réveillé une certaine haine antichrétienne dans une partie de la grosse presse, haine exprimée avec toute la hargne d’un Homais qui viendrait de subir une abondante aspersion d’eau bénite. Les arguments utilisés par ces bons esprits voltairiens ne datent pas d’hier, car feu Christopher Hitchens[iii] en fit il y a vingt ans tout un livre dont je ne répéterai pas le titre. Ledit livre fut en son temps aisément réfuté par le regretté Simon Leys[iv].
Comment répondre en chrétien à cette rage ? Avec un sourire, sans doute, où ne manqueraient ni l’humour ni un certain mysticisme. Le père James Martin, SJ, me semble avoir trouvé la réponse qui s’impose, dans un article de la revue America (voir ici).
En fait, cette rage est une bonne nouvelle pour notre nouvelle sainte. Les esprits perplexes se reporteront aux béatitudes telles qu’elles sont présentées dans l’Evangile selon saint Luc[v].


[i] Voir ici, par exemple, un article intéressant de Gaultier Bès dans Limite.
[ii] J’aime transcrire les noms. Une façon locale de les rendre universels, peut-être.
[iii] C’est curieux : porter un si beau prénom et se murer dans l’athéisme…
[iv] Je recommande, pour en savoir plus, la lecture des pages 70 à 73 de la biographie de Simon Leys par Philippe Paquet, parue cette année chez Gallimard.
[v] Lc. 6, 20-23, en particulier le verset 22. Comme je suis paresseux, vous êtes invités à ouvrir une Bible.

mardi 6 septembre 2016

Pas de costume de bain ?

« Mais nous n’avons pas de costumes de bain ! » s’exclame la jeune fille, avec juste ce qu’il faut d’accent allemand pour être charmante. Cette réplique, tirée de Frantz, le nouveau film de François Ozon, a servi d’illustration sonore dans une récente émission de France-Culture. Je fus surpris d’entendre l’animatrice de cette émission – où Ozon était invité – répéter avec gourmandise cette réplique avant de glousser d’un rire qui sembla gagner l’ensemble du studio.
Force m’a été de m’interroger sur la raison de ce rire. S’agissait-il de se moquer de la pudeur – forcément surannée – d’une jeune fille de 1920 (époque où se déroule l’action du film) avec toute la condescendance de mise chez les esprits modernes pour nos mœurs passées (nous sommes tellement plus éclairés, de nos jours…) ? Ou ce rire résultait-il seulement d’un télescopage avec l’attention portée ces dernières semaines aux costumes de bain en France ?
De fait, dans la lamentable affaire du burkini (nous avons décidément les affaires Dreyfus que nous méritons), n’avons-nous pas entendu ce que nous pourrions appeler le parti de l’Autre (avec en tête M. Edwy Plenel, immarcescible altermoustachiste) faire un hasardeux, voire absurde, parallèle entre le burkini et les charmants costumes des baigneuses de 1900 ou 1910 ? Cependant, dans le camp opposé à celui des autristes, certains arguments tout aussi stupides ont fleuri, laissant entendre que la seule tenue décente pour une femme qui va à la plage serait la quasi-nudité.
Que penser devant de tels déballages de bêtise, voire d’hystérie ? Certes, le burkini est évidemment utilisé par celles qui le portent comme une bannière identitaire pour le moins mal venue. Ne pas y réagir serait donc une manière de céder du terrain aux islamistes de tout poil. Mais y réagir en envoyant la police forcer des femmes à se dévoiler et en donnant pour exemple la libre femme française à peu près à poil, voilà deux cadeaux faits aux islamistes : leur permettre de prétendre que les musulmans sont persécutés chez nous et que nos idéaux sont réduits à l’impudeur (ou au voyeurisme) et à l’avachissement.
Peut-être faudrait-il en faire un livre entier, accumulant de nombreux et subtils arguments. Ou y répondre par de vigoureux et ostentatoires haussements d’épaules. Entre les deux se trouvent mille manières de tomber dans le piège évoqué plus haut.
(Observons au passage une curieuse symétrie entre la femme quasi-nue et la femme burkinisée : les deux, sur les théâtres que constituent les plages, imposent aux autres le spectacle d’une conception, qu’elles croient être la leur, de leur corps ; l’une se veut libérée de je ne sais quels tabous et tient à le montrer, tandis que l’autre veut absolument montrer à tout le monde sa modestie et sa soumission à sa propre loi ; il faudrait longuement expliquer en quoi, dans ces comportements plus apparentés l’un à l’autre qu’on ne le penserait à première vue, l’extrême modernité et l’archaïsme se mêlent, comme souvent.)
Le mot burkini et son étymologie – mêlant burqa et bikini[i] – se prêtent par ailleurs à de nombreux jeux de mots que je vous épargnerai[ii]. Cependant, je trouve regrettable que l’on n’ait pas pensé par exemple à birka, qui est aussi le nom d’une ancienne ville suédoise. Cela nous aurait rappelé un bon morceau de quelque saga, ici résumé :
Un chef viking, nommé Ragnar, faisant escale sur un rivage paisible après quelque expédition, envoya un de ses hommes chercher de l’eau. Celui-ci, à son retour, rendit compte à son chef d’une rencontre qu’il avait faite en chemin : celle d’une bergère à la beauté ineffable. Le chef voulut évidemment se faire son idée d’une pareille beauté, sans s’en contenter toutefois : il voulait savoir si cette bergère avait quelque jugeote. Il ordonna donc à cet homme de retrouver la bergère et de lui demander de venir le voir, lui, Ragnar, le lendemain, quand ce ne serait ni le jour ni la nuit ; elle ne devrait porter aucun vêtement, mais sans être nue ; personne ne devrait l’accompagner, mais il ne fallait pas qu’elle vînt seule ; et elle ne devrait pas avoir mangé, tout en n’étant pas à jeun. La jeune fille vint donc à l’aube, avec son chien ; elle mâchait une pelure d’oignon et, ce qu’il fallait cacher, elle l’avait caché au moyen d’un filet de pêche. Sa sagesse venant parfaire sa grande beauté, Ragnar lui demanda de l’épouser…
Le moins que l’on puisse dire est que l’on ne voit guère une telle sagesse s’épanouir chez nos politiciens. Tous se jettent sur le moindre sujet de polémique pour débiter quelque discours mécanique sans aucune crainte du ridicule. M. Valls, en particulier, s’y applique avec une constance qui serait à son honneur si notre pays n’était pas dans une situation inquiétante. Il y met des trésors d’éloquence républicaine. Comment ne pas goûter une de ses récentes sorties, comme « Marianne a le sein nu parce qu’elle nourrit le peuple, elle n’est pas voilée parce qu’elle est libre ! C’est ça, la République ! » ?
Les habitués de Chatty Corner savent le goût professé ici pour l’œuvre de Roger Nimier, en particulier pour Perfide, où un tel morceau d’art oratoire eût pu trouver toute sa place. D’ailleurs, vu le ton caricatural pris par à peu près n’importe quel discours politique en ce moment, il est légitime de se demander si les historiens futurs, pour décrire notre époque, ne seront pas obligés d’enrichir notre grammaire en inventant un temps : le plus-que-Perfide.


[i] Force est donc de rejeter l’hypothèse d’un nom suisse allemand – Bürki, par exemple – italianisé pour paraître plus raffiné. D’ailleurs, cela donnerait burchini.
[ii] Je me contenterai donc de vous renvoyer à l’excellent traitement qui en est fait chez Fromage Plus, ici.