vendredi 25 décembre 2015

D’un visage


Dans Modérément moderne, Rémi Brague cite une lettre de John Ruskin datant de 1851 sur le risque de perte de la foi causé par des découvertes archéologiques pouvant contredire des récits bibliques :
« Si seulement les géologues me laissaient tranquille. J’y arriverais très bien, sans ces affreux marteaux ! J’entends leur cliquetis à la fin de chaque cadence des versets de la Bible. »
Les temps faisant l’objet des récits bibliques sont assez lointains et les découvertes archéologiques assez lacunaires (ainsi que leurs interprétations) pour que toute tentative dans ce domaine pour confirmer ou infirmer ces récits nous paraisse quelque peu vaine. En termes de confrontation entre la Bible et l’archéologie, ces tentatives ne se limitent pas, d’ailleurs, à l’Ancien Testament.
Ainsi, récemment, le site de L’Express publiait un article rendant compte d’une « découverte » quant à l’aspect physique de Jésus (voir ici). Cet article nous apprend en fait peu de choses, si ce n’est un certain nombre d’hypothèses liées à des statistiques sur la taille, le teint, la couleur des yeux, la longueur des cheveux ou l’habillement des habitants de Palestine il y a environ deux mille ans. En ne manquant pas de nous faire remarquer combien ces hypothèses sont peu compatibles avec les représentations traditionnelles de Jésus sur les tableaux ou icônes.
Avec de telles niaiseries, on croit voir émerger quelques trésors de la pensée bourgeoise, scientiste, péremptoire, voltairienne à la manière de M. Homais. Pour faire bref, c’est 1851 comme si vous y étiez.
Certes, par Son incarnation, le Christ a bien eu un visage, une taille, un teint, a porté tel ou tel type de vêtement. Mais en avoir les mesures « exactes » – ou quelques vagues suppositions sur ces mesures – a-t-il vraiment une importance, de même que la concordance ou non de ces suppositions avec les conventions qui nous permettent de Le reconnaître sur quelque peinture religieuse ?
Ce qui nous devrait plutôt nous importer, c’est que ce visage est celui de la miséricorde divine incarnée. Rappel fort opportun en cette année de la miséricorde.
Et comme nous voici arrivés à Noël, nous nous rappellerons que le Christ est venu parmi nous en naissant – après avoir été porté par sa mère – comme n’importe quel homme. Avec la fragilité y afférant, faiblesse nécessaire à Son triomphe.
Ce dernier rappel devrait nous aider à cultiver une vertu fort nécessaire en ce moment, qui se nomme l’espérance. Elle est parfois mince, fragile même, mais doit vivre.

Alors, joyeux Noël !

samedi 19 décembre 2015

Rase campagne

Les résultats des élections régionales nous ont montré de quelle façon les partis politiques dits de gouvernement ont tiré au second tour les enseignements du premier : ils nous ont fait le vieux coup du front républicain, sorte d’union sacrée contre le monstre infâme et assoiffé de sang que serait le Front dit National. Compte tenu de la « montée » de ce « péril », le fait qu’aucune région ne soit « tombée aux mains » dudit Front a pu être présenté comme un fait d’armes victorieux du camp de la Résistance. Les affaires courantes vont pouvoir reprendre leur cours, et les grandes voix de la politique ne diront pas un mot de la vie de ces nouvelles régions.
Charme
Les résultats spectaculaires du Front National au premier tour traduisent-ils une « montée » à laquelle tout « républicain » serait sommé de « résister » ? Si l’on croit le compte des voix (et celui des abstentions), guère. C’est plutôt d’une chute des partis dits de gouvernement qu’il faut parler[i]. Quant à ceux qui ont effectivement voté pour le Front National, lui trouvent-ils tous tant d’attrait que cela[ii] ? J’ai plutôt comme l’intuition que beaucoup se sont dit que cela ne pouvait pas être pire, quel que fût l’enjeu de l’élection, que ce dont ils soupent depuis trente ou quarante ans. Un critique gastronomique (!), Périco Légasse, a fort bien résumé ici les nombreux griefs que l’on peut opposer à ces gros partis politiques qui prétendent se charger des affaires de notre pays.
Guéguerre civile ?
L’article de M. Légasse vise notamment les outrances verbales de M. Valls entre les deux tours. Celui-ci avait déclaré en substance que si le Front National l’emportait dans certaines régions la France connaîtrait bientôt une guerre civile. De telles exagérations nous sont devenues familières de la part de M. Valls, au point d’être, comme d’habitude, plus ridicules qu’autre chose. A moins que la guerre civile soit ce dont, secrètement, de manière à-demi consciente, rêve notre premier ministre ? Il devient légitime de se demander si ce monsieur est à sa place à un tel poste[iii] : ou bien il ne sait plus se maîtriser – au point que l’on craint pour sa tension artérielle – ou bien il veut se donner par ses rodomontades les apparences d’un homme ferme et courageux, prêt à affronter toutes es tempêtes. Il semble s’être quelque peu laissé posséder par son personnage.
Pendant ce temps, le parti de la seule alternance crédible selon les termes de M. Sarkozy, c’est-à-dire le sien, se perd en de vaines querelles où les ambitions personnelles ont un rôle non négligeable.
Heureusement que tous ces gens nous ont expliqué sur tous les tons que le Front National n’est qu’un ramassis incohérent d’amateurs aux propos outranciers : ce n’est pas faux, mais que sont alors leurs partis ?
Le bassin parisien
Intéressons-nous maintenant, si vous voulez bien, à l’Île-de-France. Entre les deux tours, M. Bartolone, candidat de gauche, s’est fait remarquer pour une sortie absurde contre Mme Pécresse, candidate de droite. Cette dernière, à en croire le premier, se serait donné pour mission de « défendre la race blanche ». C’était, semble-t-il, en réponse à des propos de Mme Pécresse, qui avait déclaré redouter de voir l’Île-de-France ressembler en plus grand à la Seine-Saint-Denis de M. Bartolone. Ces derniers propos visaient plutôt la gestion désastreuse des finances de ce département que la couleur de peau de ses habitants. Apparemment, on se moranise[iv] aussi à gauche.
Des hypothèses ont été émises quant aux raisons d’une telle sortie de la part de M. Bartolone : désir de plaire aux gauchistes ralliés sous son panache rosâtre pour le second tour ?  rhétorique « terranoviste » privilégiant le multiculturalisme et le sociétal par rapport au social ? La seconde hypothèse me semble la plus fondée : après tout, pendant la campagne du premier tour, M. Bartolone avait « révélé » que se cachaient dans la liste de Mme Pécresse des candidats qui avaient participé aux Manifs pour tous, manifestations qu’il s’est empressé de qualifier d’obscènes. D’où l’on peut conclure que M. Bartolone n’en est pas à une imbécillité près. Et que pour lui toute opposition est à considérer, pis qu’une offense, comme une obscénité. Curieuse conception de la démocratie…
Mais n’en parlons plus : M. Bartolone a été battu. Il a été depuis reconduit à la présidence de l’Assemblée Nationale, sous les acclamations des députés « socialistes ». L’air de ce « perchoir », plus pur, lui sera, n’en doutons point, plus agréable que celui des profondeurs du Bassin parisien.
Un peu de franchise !
Quant aux déchirements des « Républicains » évoqués plus haut (ainsi, d’ailleurs que ceux des « Socialistes »), peut-être nous révèlent-ils le problème fondamental des gros partis politiques. Quelle ligne adopter ? se demandent-ils tous. La bonne réponse serait : aucune ; que chacun suive ses convictions quant à ce qui pourrait être bon pour le pays ; et se sépare d’avec ceux de ses petits camarades avec qui il ne peut tomber d’accord, pour aller voir ailleurs.
Ou alors que les tenanciers de ces gros partis nous les présentent pour ce qu’ils sont : des boutiques dont le but est d’amasser à chaque élection le plus de dividendes possible. Du reste, on comprendra mieux, dans ce cas, ce qui les horripile chez le Front National, autre boutique qui commence à leur prendre des parts de marché non négligeables.
Il me reste à présenter mes excuses pour l’emploi abondant de guillemets et d’italiques que je viens de faire. Mais les mots, dans la bouche des politiciens, ont-ils encore un sens ? Sont-ils autre chose que des éléments d’un « positionnement marketing » ?


[i] Voir à ce sujet une intéressante réflexion ici.
[ii] A part Mlle Marion Maréchal-Le Pen, qui est bien jolie, quel attrait, en effet ? Habitant Paris, je n’allais quand même pas voter pour M. Wallerand de Saint-Just, sous le charme de sa barbe à poux !
[iii] Et si M. Le Drian est à la sienne en tant que ministre de la défense et désormais président du conseil régional de Bretagne : cela lui donne je ne sais quel air de se moquer des Bretons ou des militaires (et à travers eux des Français en général), voire des deux, dans un pays que l’on nous dit en guerre.
[iv] Pour comprendre ce néologisme, voir ici.

vendredi 11 décembre 2015

Camember précurseur malgré lui

Pendant que nous découvrons douloureusement l’état de notre pays et que les partis politiques dits de gouvernement s’efforcent de sauver leurs boutiques et de ne tirer aucun enseignement de leurs déboires électoraux, d’autres questions importantes font l’objet de débats et d’âpres discussions. Il s’agit, bien entendu, des désordres climatiques dont les participants à la COP 21, dont chacun aura entendu parler, entendent (ou prétendent ?) limiter les effets.
On en parle, certes, mais que fait-on ? Cette nième conférence aura-t-elle abouti enfin à des résolutions susceptibles d’être tenues ?
Les optimistes envisagent des pistes « technologiques » : à les entendre, une « transition énergétique » est en cours, s’appuyant sur des énergies « renouvelables » ; sans avoir à brûler de combustibles contribuant à l’effet de serre, il serait bientôt possible de produire, donc de consommer, autant d’énergie que maintenant. Et cela donnerait de l’ouvrage à de nombreux ingénieurs tout heureux de développer de nouvelles solutions techniques.
L’idée est à première vue séduisante, voire réconfortante. Or elle ne fait que déplacer les problèmes qui se posent, d’autres étant à prévoir du fait de l’exploitation massive – donc peu durable – de ressources naturelles et de la pollution qui pourra en résulter. En somme, de nouveaux risques seront courus.
Pour user d’un langage familier aux gestionnaires de projets, cela peut s’appeler un transfert de risque : puisque le risque climatique devient inacceptable, transformons-le en un autre risque, moins impopulaire en ce moment, et nous verrons bien après !
Cela ne me semble pas très sérieux et me rappelle un épisode bien connu du Sapeur Camember, « On ne pense pas à tout » : dans cette histoire, Camember est chargé par le sergent Bitur d’enterrer quelques détritus qui ne font pas honneur à la cour de la caserne. Pour ce faire, il creuse un trou où il déverse lesdits détritus. Mais que faire de la terre du trou ? Le sergent lui ordonne donc de creuser un second trou pour y mettre la terre du premier. Mais que faire de la terre du second trou ?... Ce pourrait être sans fin, si le sergent ne punissait pas Camember pour ne pas avoir creusé un second trou assez grand pour contenir sa propre terre, outre celle du premier.
N’en sommes-nous pas là avec de telles solutions ? Avant d’attendre de grandes résolutions mondiales, peut-être chacun d’entre nous devrait-il chercher quelques pas à faire vers une vie plus sobre ? Il doit exister des manières simples d’y parvenir, à la portée d’une personne, d’un foyer ou de quelques familles[i]
Cette sobriété personnelle sera sans doute insuffisante, et c’est là que doivent intervenir les collectivités et les institutions : en déterminant à quels échelons d’autres économies seront utiles et efficaces[ii]. Un travail abondant et complexe, passionnant pour les ingénieurs, du reste.




[i] Cela peut aller de « petits gestes » dans notre vie quotidienne à un changement radical de mode de vie, que certains expérimentent.
[ii] A ce propos, le numéro de décembre de Causeur publie un fort intéressant entretien (« Décroître ou périr ») avec Olivier Rey, où ce dernier rappelle ce qui pourrait passer pour un truisme mais va mieux en le disant : « Tout problème doit être traité à une échelle pertinente. »

samedi 5 décembre 2015

Trois ordres

La France, nous dit-on, est en guerre. C’est fort possible et, dans ce cas, cette guerre a lieu depuis plus longtemps que ce que nous nous imaginons : en tout cas, elle a certainement commencé avant ce très sombre 13 novembre.
S’il importe alors de savoir contre qui nous sommes en guerre, laissons pour l’instant cette question aux stratèges et à ceux qui ont de quoi les éclairer. Contentons-nous d’acquiescer à un propos entendu je ne sais plus où il y a quelques jours : ce n’est pas contre « le terrorisme », qui n’est qu’une façon (particulièrement odieuse, du reste) de faire la guerre ; on pourrait aussi bien dire dans d’autres circonstances que c’est une guerre contre l’artillerie.
Il importe en revanche que nous, simples citoyens, ayons une idée de ce pour quoi notre pays est en guerre. Je ne parle pas ici des buts de guerre, qu’il nous faut aussi laisser aux stratèges. La pauvreté des réponses souvent véhiculées par la grosse presse nous y oblige : que ce soit la prétendue laïcité promue par l’association des maires de France en relançant une dérisoire querelle sur la présence ou non de crèches dans les mairies à Noël, ou une certaine douceur de vivre bien française (voire gauloise), c’est un peu court, me semble-t-il, voire à côté de la plaque.
Art de vivre
Il nous a été dit que les massacres du 13 novembre avaient pour cible un certain art de vivre à la française, voire à la parisienne. En gros, la liberté de baguenauder, de s’asseoir à la terrasse d’un café pour boire quelques canons avec ses amis… La mode des « je suis… », lancée après d’autres sinistres jours de cette année, a cette fois accouché d’un « je suis en terrasse », et il se raconte qu’un livre d’Ernest Hemingway, Paris est une fête, est devenu l’emblème de ceux qui se veulent les défenseurs de ces plaisirs.
La fête ou une virée entre amis au café, ce sont des choses fort agréables. Mais sont-elles essentielles ? Nous voyons-nous, jeunes ou vieux, mourir pour le seul droit de nous divertir ? D’autant que, provisoirement, pour des raisons de sécurité, nous pourrions devoir éviter de trop nous y étaler…
Et puis, la fête, on s’en lasse parfois : après tout, la gueule de bois peut venir. Un contemporain de Hemingway (et bien meilleur écrivain à mon goût), Francis Scott Fitzgerald, donna dès 1931 un Retour à Babylone (Babylon Revisited), où Paris est plutôt un lendemain de fête, assez las et pâteux.
Alors, lutter pour des plaisirs éphémères et parfois lassants ? Cela me paraît insuffisant. Cherchons autre chose.
Art (tout court)
Curieusement, c’est le comportement de nos ennemis déclarés dans les contrées dont ils se croient les maîtres qui peut nous fournir une piste. Pour être plus précis, leur comportement à l’égard d’œuvres d’art souvent antiques, qui avaient traversé les siècles, entières ou à l’état de grandioses vestiges : ils les pulvérisent ou, quand ils le peuvent, les vendent à quelques receleurs peu scrupuleux. Anéantir ou occulter toute forme de beauté semble être semble être une de leurs passions. On peut supposer qu’il en va de même pour la musique, la littérature ou la poésie. Toute création artistique semble exciter leur rage.
Or quelle civilisation, même primitive, même grossière, n’a pas exprimé quelque chose par une quelconque forme d’art ? A côté du nécessaire labeur quotidien, l’art est peut-être ce qui nous rend humains : la part de la Création qui nous est donnée pour être enrichie ou plutôt encore embellie. On pourrait aussi citer le rire en tant que manifestation plaisante de la conscience que nous avons de nos imperfections. Dans une forme plus savante, le constat de nos faiblesses et de nos travers est le déséquilibre qui donne son élan au roman.
C’est donc une part essentielle de notre humanité qu’il nous faut défendre (et si possible illustrer !).
Spiritualité
L’art en soi est donc déjà vital. Mais il peut être aussi un chemin spirituel, lorsqu’il rend compte d’une méditation, d’une prière ou d’une louange, ou encore lorsqu’il invite à la contemplation. Là encore, quelle civilisation n’en a pas eu sa part, dans ce qu’elle a de plus élevé, cette part fût-elle parfois remplie d’erreurs ou de boursouflures ?
Sans spiritualité, sans recherche de la vérité, nous ne serions au fond que des animaux d’une habileté peut-être au-dessus de la moyenne.
L’expression contemporaine du deuil collectif (j’en ai déjà parlé ici il y a quelques mois, à un tout autre sujet) manifeste d’ailleurs cette nécessité : la pauvreté symbolique des mémoriaux improvisés dans de telles circonstances me paraît être un signe de pauvreté spirituelle et du désarroi qui en découle : les gens font ce qu’ils peuvent, après tout, et c’est même parfois émouvant.
Or voici que parmi les mots à la mode précédés d’un dièse est apparu le désormais fameux « Pray for Paris ». Certains grincheux ont tiqué : ils préfèrent le champagne ; en somme, ils voudraient continuer de danser en rond et de sautiller comme avant, habillant en résistance leur refus de voir les choses en face. C’est dommage. Pourquoi refuser ces prières ?
Du reste, nos ennemis nous ont qualifiés d’adorateurs de la croix. Et comme, pour citer Barbey d’Aurevilly, « les plus beaux noms portés parmi les hommes sont les noms donnés par les ennemis », pourquoi ne serait-on pas libre d’endosser celui-là ? Essayez donc, il ne peut en venir que des grâces.
Bien entendu, chacun est libre de l’endosser ou non. Que l’on sache en tout cas que le porter n’interdit pas, bien au contraire, d’admirer les beautés de ce monde ni de les enrichir.
Puis, lorsque ces menaces seront écartées, nous aurons tout loisir d’aller boire un demi à quelque terrasse.

samedi 28 novembre 2015

L’art contemporain à travers les âges

Note : j’avais écrit ce texte le 13 novembre, en prévoyant de le publier le 14. Il m’a bien entendu semblé peu opportun de le faire à ce moment, comme si de rien n’était. Cela paraît possible maintenant…
Les propos, entendus récemment à la radio, d’un critique m’ont amusé : selon lui, les horribles grincheux qui dénigrent l’art contemporain devraient se rendre compte que les tendances qu’ils reprochent à celui-ci existent depuis Marcel Duchamp, soit depuis cent ans environ. La mauvaise foi de ce petit monsieur dont j’ai oublié le nom est à peu près aussi éclatante que son ignorance.
Commençons par la mauvaise foi, cela ira vite. Il est en effet évident que, pour les contempteurs du n’importe quoi érigé en art, ce n’est pas la nouveauté mais la nullité prétentieuse de ce qui est présenté comme des œuvres qui pose un problème. Si Marcel Duchamp, par exemple, avait fini par dire qu’en fait il plaisantait, les mêmes contempteurs – parmi lesquels je veux bien être compté – l’eussent tenu en haute estime, comme ils rient encore de Et le soleil s’est endormi sur l’Adriatique, célèbre tableau signé Boronali en 1910.
Quant à l’ignorance, signalons à ce critique qu’après tout l’art contemporain et les postures qu’il implique de la part de ses acteurs connut un grand précurseur en la personne de Néron, voici pas loin de deux mille ans. N’a-t-il pas inventé le ready-made, signant par quelques vers accompagnés de grattouillements de lyre l’incendie de Rome, qu’il n’avait probablement pas allumé ni fait allumer ? Le morceau fut prolongé par diverses performances, comme celle consistant à faire éclairer les routes au moyen de chrétiens[i] crucifiés le long d’icelles, allumés comme des torches.
Néron peut du reste être considéré comme le premier à avoir posé le postulat par lequel l’artiste contemporain acquiert sa légitimité : en proclamant son statut d’artiste, il devait désormais être pris pour tel. On le sait depuis le jour de sa mort, où il prononça ces mots, qui fondèrent le statut de l’artiste contemporain : qualis artifex pereo !
Et, avant Néron, n’y eut-il pas le cas d’un Grec qui incendia un temple dans son pays pour que l’histoire retînt son nom[ii] ?
Ce genre de comportement trouve encore quelques échos aujourd’hui. Il y a quelques jours, l’artiste[iii] russe Piotr Pavlenski a fait parler de lui. Les connaisseurs de son œuvre savent qu’il s’est fait remarquer ces dernières années en se clouant littéralement au sol (par des parties du corps que je ne nomme pas devant les dames) à proximité du Kremlin et en se découpant une oreille. Je crois que les spécialistes classent ce genre de performance au rayon de l’actionnisme.
Début novembre, si j’ai bien compris, M. Pavlenski a présenté sa dernière œuvre : après les avoir arrosées d’essence, il a mis le feu aux portes du siège du FSB, à Moscou. Il risque pour cet acte trois ans de prison. Le monde culturel est en émoi : une preuve de plus du pouvoir dictatorial qui étouffe la Russie !
Evidemment, le FSB a succédé au KGB, de sinistre mémoire, dont il occupe les locaux, la Loubianka, d’aussi sinistre mémoire. Il faut donc voir dans ce geste un symbole et une protestation. Mais il faudrait demander à ceux qui s’indignent de l’arrestation de M. Pavlenski ce qu’ils diraient si quelque opposant radical de quelque pelage que ce soit commettait un tel acte chez nous.
Quant aux opposants russes, je suppose qu’il en existe qui usent d’un discours plus articulé. Cela est peut-être difficile ou même risqué dans certains cas[iv], et exige donc certainement du courage. Mais au moins cela évite de passer pour un fou dangereux. Non, M. Pavlenski ne me semble décidément pas être un artiste. Il ne provoque aucune admiration chez moi ; plutôt de la pitié, en fait. Si j’étais l’ami de ce malheureux, j’aurais honte de n’avoir pu le dissuader de commettre pareilles sottises…


[i] Les critiques les plus à la page ne manqueront pas d’observer que les heurts entre les artistes contemporains et certains milieux catholiques ne datent pas d’hier.
[ii] Pas de chance pour lui : son nom m’échappe pour l’heure.
[iii] Puisqu’il vous le dit !
[iv] Encore que certainement bien moins qu’au temps de l’URSS.

dimanche 22 novembre 2015

Il faudra tout expliquer

En septembre 2004, Simon Leys écrivait à son ami Pierre Boncenne[i] au sujet de George W Bush : « Si le président Bush est réélu en novembre, je me demande si on ne devrait pas commencer à étudier sérieusement les possibilités d’émigrer sur une autre planète. » Ce n’est pas faux et c’est joliment dit, bien qu’il ne nous ait été confié qu’une seule planète et que le président Bush, tout en étant certainement un des responsables des maux qui nous affligent en ce moment, n’en soit pas le seul.
Après tout, les prédécesseurs de M. Bush ont souvent cultivé des alliances louches et fait des choix « stratégiques » douteux, semblant toujours chercher une préférence aux islamistes. Peut-être ont-ils imaginé que ces derniers faisaient jaillir du pétrole partout où ils se trouvaient. Allez savoir, la cupidité peut perturber l’entendement.
Du reste, il serait un peu trop confortable de charger les Etats-Unis de toutes les fautes. Nous vivons après tout dans une Europe qui s’est ouverte à tous les vents, laissant entrer et sortir à peu près n’importe qui et n’importe quoi au nom de théories fumeuses sur l’obsolescence des frontières et des nations, masquant mal une fausse générosité à l’égard d’immigrés et de réfugies mêlée à un libre-échangisme presque masochiste, lui-même encouragé par divers intérêts financiers.
Mais nous ne saurions nous contenter de pester contre l’Union Européenne. Bien des pays, après tout, se sont contentés en ce qui concerne les populations immigrées de cultures et de religions radicalement différentes, de les parquer dans des banlieues où, déracinées, elles ne se sont vu proposer aucune des richesses du terreau local. Pour avoir la paix, les autorités ont pu laisser quelques prédicateurs de rencontre « convertir » quelques voyous… Quant à l’école, chez nous, le peu qui leur a été appris sur la France est un discours dénigrant celle-ci, délivré par des enseignants ou pondu par de hauts fonctionnaires gauchistes soucieux de partager leur haine de soi avec le plus grand nombre, coûte que coûte.
Ajoutons à cela des politiques de défense et de sécurité suicidaires, qui ont consisté à démanteler nos armées et à appauvrir notre police sous le prétexte d’assainir les finances de l’Etat, et il ne reste plus qu’à mentionner… la politique étrangère inintelligible de nos gouvernements, au moins sous MM. Sarkozy et Hollande. De M. Sarkozy qui semblait tout vouloir faire « à l’américaine » (fascination de gosse des années 1950 pour les Etats-Unis ?) à M. Hollande, toujours soucieux de plaire aux autorités américaines (réflexe d’ancien young leader ?), nous avons été servis. Quant à M. Fabius, n’en parlons pas, soyons charitable.
N’étant pas expert dans ces domaines et mon imagination ayant des limites, j’arrête là. Il y a certainement de nombreuses autres raisons à nos tribulations[ii]. Nos gouvernants seront jugés durement par l’histoire, cela ne fait pas un pli.
En attendant, nous traversons de rudes épreuves, et nous sommes bien obligés de nous appuyer sur ces gouvernants-là : nous n’en avons pas d’autres pour l’instant. Mais lorsque nous aurons surmonté ces épreuves (ce ne sera pas demain matin, ni même à l’heure du déjeuner), espérons voir apparaître des dirigeants plus dignes et plus lucides[iii]. Et les anciens devront s’expliquer : non pour être jugés, mais pour qu’en Europe on sache déjà tout ce qu’il faut éviter.
Et pour ma part je vais tâcher de me remettre à parler de littérature et de choses plus ou moins artistiques. C’est important.




[i] On trouve cette citation dans Quand vous viendrez me voir aux Antipodes, abécédaire construit par Pierre Boncenne à partir de lettres qu’il reçut de Simon Leys. Ce livre est paru cette année aux éditions Philippe Rey ; il est agréable à lire, contient des propos vifs, drôles et intelligents. Une forme de civilisation qui est indéniablement une part essentielle de ce que nous avons, plus que jamais, à défendre.
[ii] Je vous laisse voir quelques riches explications ici.
[iii] Pour ce qui est de la population, il y a de l’espoir. Un sain patriotisme semble paraître. Voir ici par exemple.

dimanche 15 novembre 2015

En deuil

Vu ce qui s’est passé vendredi soir à Paris, comme tout Français (et a fortiori en tant que Parisien), je suis en deuil. Ce qui ne me rend pas bavard. Surtout s’il s’agit de tenir des propos intelligents. D’autres en sont capables, et je les en félicite (je les admire même énormément, sans aucune ironie) : voir ici par exemple (mais compte tenu de la source, ce n’est pas une surprise) ; le temps des questions sérieuses, fondamentales même, viendra en effet, et vite, peut-être.
Trois choses cependant : ma religion m’interdit le désespoir ; j’aime bien, d’ailleurs, la devise qui orne les armes de la ville de Paris : Fluctuat nec mergitur (il paraît que c’est une devise fort populaire en ce moment, et c’est bien ainsi) ; et merci à tous ceux qui pensent ou ont pensé à la France depuis deux jours.

J'en ajouterai une encore : que ces temps douloureux nous incitent à une pensée fraternelle pour ceux dont ce genre d'horreur est presque le quotidien, ce que n'a pas oublié notre archevêque (voir ici).

Sursum corda.

vendredi 13 novembre 2015

A propos du 11 novembre

Commençons par un aveu : plus j’avance en âge, moins je suis du matin. En soi, cela n’est ni un mal ni un bien ; c’est un fait. Pourquoi l’avouer, alors ? C’est qu’il est des jours fériés où j’ai mauvaise conscience lorsque je me lève tard. Ce qui est le cas du 11 novembre : après tout, tant de mes compatriotes n’ont pas tenu bon, tant ne sont pas morts il y a environ un siècle pour m’octroyer le droit de ronfler un peu plus et d’éviter un jour de travail.
Histoire d’avoir bonne conscience, peut-être, je profite de l’oisiveté de ce jour férié – qu’en bon salarié moderne je prolonge volontiers par un « pont » – pour m’abandonner à quelques réflexions sur le 11 novembre.
Pour commencer, je peux me rappeler que c’est la Saint-Martin : après l’été du même nom arrivent souvent les premiers froids (qui semblent tarder cette année), occasion de songer au manteau que saint Martin partagea avec un pauvre hère rencontré au détour d’une route.
De manière anecdotique, je puis aussi penser à Guillaume Apollinaire agonisant, tandis qu’en ce 11 novembre 1918, sous ses fenêtres, la foule défilait au cri de « à bas Guillaume ». Pauvre coïncidence qui ne plaide pas en faveur des foules.
Cette date est évidemment l’occasion de penser à ceux qui, pendant quatre ans, acceptèrent d’endurer des conditions souvent atroces pour défendre leur pays en guerre (quelle que soit l’absurdité des causes de cette guerre[i]). Dans de telles circonstances, à quel confort serions-nous encore capables de renoncer ?
Il m’est possible aussi de songer à l’évolution du sens donné à une commémoration. Avant 1939, le 11 novembre dut être teinté de pacifisme, empli de « plus jamais ça » et de « der des ders ». Il n’est pas mauvais, il est même bon de souhaiter la paix, et même de la chérir ; il est encore meilleur d’avoir les moyens – y compris la force – de la préserver. Sinon…
Un tel avertissement nous amène évidemment au 11 novembre 1940 où quelques jeunes patriotes défilèrent à Paris. Ce n’était peut-être pas tant le souhait d’une revanche que l’espérance d’une libération qu’ils manifestèrent ce jour-là. Mais il ne sied pas de parler à leur place. Ce qui est permis, en revanche, c’est d’admirer leur courage.
Enfin, une pensée étrange sur cette commémoration : son caractère arbitraire. Certes, les hostilités avec l’Allemagne prirent effectivement fin le 11 novembre 1918 à onze heures, mais cela ne signifie pas que la guerre était terminée sur tous les fronts : les derniers traités de paix furent signés en 1921. Parcourez pour vous en assurer les monuments aux morts de la grande guerre : vous y trouverez quelquefois de rares noms inscrits en regard d’années postérieures à 1918. On les oublie souvent, ces morts : la mémoire nationale semble les avoir égarés dans quelques limbes. Ce qui nous autorise à songer à ceux de nos militaires aujourd’hui engagés dans quelques opérations extérieures dont nous ne savons pas toujours grand-chose.

[i] Parenthèse qui ne dispense pas d’avancer quelques hypothèses. Celle de l’élévation de la nation ou de la patrie, réalités par ailleurs indispensables, au rang d’idoles.

samedi 7 novembre 2015

Les ennemis de la vérité

Simon Leys, dans Orwell ou l’horreur de la politique, a placé en annexe, outre « quelques propos de George Orwell » et une lettre d’Evelyn Waugh à celui-ci (datée de juillet 1949) au sujet de 1984, un bref texte de son cru au sujet de l’affaire de la « liste noire ». Il y est question d’accusations formulées en 1996 et réitérées en 2002 contre Orwell, soupçonné d’avoir donné aux services secrets britanniques une liste de noms d’intellectuels communistes ou sympathisants. Dans ce texte, Simon Leys rappelle en quoi Orwell ne s’adonna nullement à ce plaisir avant de conclure comme suit :
« Le fait que, un demi-siècle après sa mort, Orwell ait pu encore être la cible d’une aussi crapuleuse calomnie montre bien quelle formidable et vivante menace il représente pour tous les ennemis de la vérité. »
Non au communisme !
Et, de fait, en 2006, année où fut publié cet appendice, il était encore difficile, sinon risqué, de considérer le communisme comme un régime totalitaire au même titre que d’autres… Il est vrai que le cadavre de l’URSS était encore tiède. Ce cadavre était encore moins froid vers la fin des années 1990, quand Le Livre noir du communisme fit scandale dans la bonne presse qui penche à gauche.
Cette difficulté semble avoir fait son temps. La gauche comme il faut se rattrape maintenant en vilipendant à la moindre occasion M. Poutine (vous savez, le maître du Kremlin) en des termes qu’elle n’aurait osé employer au sujet de quelque dirigeant soviétique que ce fût. Il est vrai que « ne pas désespérer Billancourt » n’est plus à l’ordre du jour et que M. Poutine, du reste, ne prétend pas, que je sache, faire rêver l’ouvrier français. Une telle situation n’est pas sans rappeler la fermeté avec laquelle certains intellectuels courageux s’opposent au fascisme depuis 1945.
M. Poutine n’est certes guère un petit saint, mais de là à en faire l’égal de Staline, la ficelle est un peu grosse. Il faut dire que M. Poutine manifeste volontiers un certain mépris pour l’avachissement où semble se complaire l’Europe occidentale, avachissement qu’il lie sans hésiter à certaines formes du libéralisme, notamment en matière de mœurs. Il contrevient ainsi au catéchisme moderne, où ce libéralisme a pris la place occupée naguère par le communisme, celle d’un horizon indépassable, d’une utopie émancipatrice.
En étendant ces considérations au domaine économique, on observera que la réponse faite par les plus ardents libéraux à toute objection qui leur est faite s’apparente à celle que faisaient autrefois les fervents communistes : si ça ne marche pas, c’est que les vrais principes ne sont pas encore intégralement mis en application… Voire.
Quoi qu’il en soit, on put avoir le plaisir d’entendre il y a quelques jours sur France-Culture une de ces bonnes blagues qui filtraient de temps en temps, autrefois, jusqu’en nos contrées, comme :
-          Qu’est-ce qu’un communiste ?
-          Quelqu’un qui a lu Marx.
-          Et un anticommuniste ?
-          Quelqu’un qui l’a compris.
La plaisanterie est excellente, et qui se risquait à la faire dans une démocratie populaire pouvait s’attendre à quelques désagréments. Chez nous, il y a trente ans, la répéter n’exigeait pas un courage immense : le seul risque était de passer pour un vilain anticommuniste ; apparemment, c’est un risque qui a longtemps tétanisé certains esprits de gauche.
Noms de lieux
Les « ennemis de la vérité » sont parfois moins dangereux ou, disons, moins hargneux. Ils se font alors lassants. Ainsi, on pouvait entendre, toujours sur France-Culture, qu’à l’occasion du dixième anniversaire des émeutes de 2005 seraient diffusées de nombreuses émissions sur « les quartiers ». Curieuse manière de nommer les banlieues, particulièrement les plus laides, les plus délaissées ou les plus défavorisées. Ce qui rappelle le ministère de la ville, création mitterrandienne me semble-t-il, dont la mission était de s’intéresser aux banlieues qui ont pour tare originelle d’être précisément des non-villes.
Ces considérations pourraient passer pour puristes, précieuses, voir futiles, mais je ne le crois pas : qui sait si l’affreuse mort qu’ont trouvée deux jeunes hommes à Clichy-sous-Bois en 2005 ne résulte pas d’un malentendu ? Je m’explique en imaginant un scénario : ces jeunes gens, pressés de rentrer chez eux, voient s’approcher des policiers en patrouille ; pour éviter de perdre du temps dans un contrôle d’identité, ils s’éloignent en courant ; pour les policiers, cela ressemble à un signe de ce qu’ils ont quelque chose à se reprocher : il faut donc les poursuivre ; on connaît la triste suite de ce malentendu…
Alors, pour commencer, pourquoi ceux qui prétendent parler des banlieues n’utilisent-ils pas les mots appropriés ?
Nom d’un fournisseur
La compagnie alimentant en gaz ma chaudière et ma cuisinière a récemment fait parvenir à ses abonnés une lettre précisant que son récent changement de nom n’aura « aucune incidence sur [leur] contrat ». C’est une attention fort aimable et plutôt rassurante, mais était-il nécessaire de préciser que dans le nouveau nom de ladite compagnie, il y a « énergie » et « envie » ? Pourquoi ne pas ajouter Angie des Rolling Stones, « empathie » et « nostalgie », « névralgie » ou « allergie », « angine » ou « endive » et « giratoire » ?
Nous ne devrions pas tant redouter les « ennemis de la vérité », à commencer par les publicitaires. Ils sont souvent en premier lieu ridicules.
 

samedi 31 octobre 2015

Le gros caillou

Il nous a été annoncé qu’aujourd’hui un astéroïde mesurant environ 400 mètres de long allait « frôler » la Terre. Les calculs des astrophysiciens nous apprennent qu’en fait ce frôlement aura eu lieu à une distance quelque peu supérieure à celle qui nous sépare de la Lune. Si vous lisez ces mots, c’est que lesdits calculs auront été justes, ou que l’erreur n’aura pas joué en votre défaveur, ni en la mienne.
La presse anglo-saxonne n’aura pas manqué, compte tenu de la date, de faire un rapprochement avec le goût qu’auraient les gens pour la terreur et les choses macabres le 31 octobre. Ce goût – entretenu par l’industrie du divertissement, dans laquelle il faut bien inclure la grosse presse – a débordé les limites du monde anglo-saxon depuis une quinzaine d’années, avec plus ou moins de succès. Dès la dernière semaine d’octobre, l’injonction de ressembler à un cadavre pour Halloween est martelée un peu partout.
Quelle peut être la raison de ce relatif succès, qui a fait adopter à une partie de l’occident la parodie de ce qui nous est vendu comme une vieille tradition irlandaise (d'ailleurs, n'étant pas Irlandais, qu'ai-je à faire d'une tradition irlandaise ?) ? L’américanisation du monde, comme on dit, est une explication un peu courte. Il y a bien sûr aussi le commerce, la publicité, une manifeste intention de décérébrer et déraciner chacun… Mais cela est l’entreprise menée, non la raison de son succès. Peut-être faut-il y voir le désir d’éprouver de vagues sensations dans un monde blasé, fatigué, vautré dans le confort de son vide (esthétique, affectif ou spirituel, par exemple)[i].
Ces vagues sensations ne suffisent plus. Les sens sont las, ils s’émoussent. La sauce tomate, les dentiers de vampires, les citrouilles et les chapeaux de sorcières perdent de leur effet. Et pourquoi pas un peu de terreur réelle ? Avec un bon gros astéroïde, par exemple.
Il semble d’ailleurs que, contrairement aux peurs souvent prêtées à nos ancêtres médiévaux[ii], les âmes contemporaines, fatiguées, souhaitent de telles catastrophes, absolument tragiques. En somme, une bonne grosse fin du monde, et on n’en parlera plus. L’idéal pour les paresseux et les désespérés : à quoi bon se soucier des autres, de la paix de l’environnement ou que sais-je encore ? Un bon gros caillou[iii] sur le coin de la figure, et hop ! Rideau, adieu soucis…
Bien entendu, je ne saurais partager des pensées aussi grisâtres. Signalons à ces riants aquoibonistes que le désespoir n’écarte pas les épreuves. L’espérance non plus, certes, mais elle me semble une condition nécessaire pour les surmonter. Quant à la fin du monde, elle se produit tous les jours, pour les mourants : ils ne verront plus ce monde ; pour eux, c’est même une apocalypse, c’est-à-dire une révélation. Lundi, nous aurons une pensée – ou une prière, si nous prions – pour ceux d’entre eux que nous avons connus et aimés.
Mais avant vient la Toussaint, qui est une fête joyeuse. Rien de macabre là-dedans. Portez donc des couleurs vives !


[i] Un tel vide peut aboutir à ce genre d’amusement.
[ii] Sans doute tout simplement, en fait, la peur de mourir subitement, sans avoir eu le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires, c’est-à-dire de se confesser.
[iii] Expression qui n’entend pas prolonger la promenade sur le Champ-de-Mars racontée ici il y a une semaine.

dimanche 25 octobre 2015

Au pied du mur

Peut-être était-ce tout simplement un signe de fatigue ; ou alors, qui sait, des débuts sournois du vieillissement. Toujours est-il que l’ami avec qui je venais de dîner, se sentant l’estomac lourd, émit l’idée d’une bonne promenade digestive.
Le dîner, pourtant, avait été fort raisonnable : une souris d’agneau, un dessert puis un café chacun, en partageant un pot de Brouilly… Mais qu’importe : quittant ce gentil bistrot situé en face de l’église où, entre autres sacrements, j’avais reçu le baptême, nous laissâmes nos pas nous mener jusqu’au Champ-de-Mars.
Je ne m’attarderai pas sur une partie de ce que nous y vîmes : le spectacle d’une jeunesse veule, avachie sur les pelouses et abreuvée de vinasse, de mousseux et de bibine par des vendeurs à la sauvette ne parlant pas français est triste, mais il est inutile d’en faire des tonnes. Et la décadence nous réservait une autre surprise.
Depuis quelques lustres un monument abscons fait face à l’Ecole Militaire. Il pourrait, en toute objectivité, être décrit comme la version hypertrophiée d’un projet refusé d’abri pour arrêt d’autobus : quelques piliers, des parois de verre, un vague toit. La nullité pompeuse de ce monument et son caractère résolument illisible trahissent son époque, quoique, de mémoire, je n’arrive pas à dater exactement son érection : disons fin Mitterrand – début Chirac.
Les connaisseurs et les Parisiens auront reconnu le Mur de la paix. Ce nom doit nous faire supposer que les inscriptions indéchiffrables qui ornent ses colonnes signifient paix dans des langues exotiques dont les alphabets nous échappent.
(Comme disent les esprits moqueurs : c’est au pied du mur que l’on reconnaît le mur. Un tel édifice, aux yeux des complotistes et paranoïaques de tout pelage, grouille évidemment de signes ésotériques qui permettent d’y voir un monument maçonnique. C’est faire beaucoup d’honneur à cette œuvre d’un mutisme désarmant, et présumer de la maçonnerie, comme nous allons le voir.)
Or mon ami et moi n’étions pas passés près de ce mystérieux objet depuis quelque temps. Nous fûmes donc surpris de le voir ceint d’une clôture en interdisant l’accès, à l’intérieur de laquelle prospérait la folâtre flore qui d’ordinaire donne leur charme aux terrains vagues. Une des parois de verre était aussi constellée d’éclats que le pare-brise d’une voiture qui aurait trop souvent emprunté des routes caillouteuses.
Un panneau fixé à la clôture ne tarda pas à nous renseigner : l’accès au Mur de la paix était interdit jusqu’à nouvel ordre car rendu dangereux par l’instabilité et la fragilité dudit Mur.
Fort à propos, mon ami me fit observer qu’il avait duré moins longtemps que le mur de Berlin.

samedi 17 octobre 2015

Motifs et prétextes (4) : « L’Imposteur », de Javier Cercas

Quoi de plus romanesque qu’une imposture, si l’on considère que l’intrigue d’un roman digne de ce nom s’appuie souvent sur une situation bancale ? L’inadéquation entre ce qu’est un homme et ce qu’il paraît est à ce titre une aubaine pour le romancier. Surtout si cette inadéquation repose sur un mensonge, que l’imposteur mente aux autres ou qu’il se mente à lui-même, voire aux autres et à lui-même (ayant parfois fini par s’intoxiquer à force de mentir).
Cela peut donner des perles, des chefs-d’œuvre, voire des classiques, aussi bien sous des formes comiques que dramatiques, voire tragiques ou mystiques. On pense évidemment dans ce dernier cas aux tourments de l’abbé Cénabre dans L’Imposture de Bernanos. Dans le premier, bien entendu, il y a Don Quichotte, farce essentielle. On pourrait encore citer, entre le grotesque et le drame, Madame Bovary[i].
Javier Cercas, écrivain espagnol, s’est penché, lui, sur le cas bien réel (pour ainsi dire) d’Enric Marco dans L’Imposteur, dont la traduction est parue cette année chez Actes Sud.
La carrière d’un imposteur
Qui est cet Enric Marco dont il est question dans L’Imposteur ? C’est aujourd’hui un alerte nonagénaire qui a connu quelque notoriété dans son pays à partir de la mort de Franco. A cette époque, il deviendra président de la CNT, syndicat anarchiste qui ne survivra que quelques années à sa sortie de la clandestinité. Puis il occupera de hautes fonctions dans une association catalane de parents d’élèves, avant de prendre la tête de l’amicale des anciens déportés espagnols de Mauthausen, où il deviendra, selon les termes de Cercas, « une rock star de la mémoire historique ». Et là, en 2005, tout s’effondre : un historien révèle que Marco n’a jamais été déporté en Allemagne, comme il le prétendait.
Nous avons en fait affaire à un homme qui a connu une enfance difficile dans une famille aux idées anarcho-syndicalistes, qui s’est vraisemblablement porté volontaire dans l’armée républicaine en 1938, à l’âge de dix-sept ans. Désireux d’échapper sous Franco au service militaire, il sera travailleur volontaire en Allemagne à partir de 1941 ; là, pour avoir tenu des propos imprudents, il sera emprisonné quelques mois puis relâché après son acquittement ; à la fin d’une permission qu’il passe dans sa Barcelone natale, il ne repartira pas. Il deviendra garagiste, connaîtra des hauts et des bas et même quelques ennuis avec la police « franquiste », mais plutôt pour de menus larcins ; il épousera successivement trois femmes, la dernière ayant été séduite par son bagout et les récits de ses exploits d’opposant clandestin qu’il fait volontiers sur les bancs d’une université où il s’est lancé dans des études d’histoire. C’est à cette dernière époque, vers 1970, qu’il commencera à se pousser dans les milieux de moins en moins clandestins de l’anarcho-syndicalisme…
Voilà une matière première pour le moins alléchante pour un romancier, pourrait-on croire.
Une riche matière
L’imposture d’Enric Marco permet de fait à Cercas d’aborder de nombreux thèmes. Il y a évidemment la psychologie de l’imposteur, qui donne lieu à un rappel du mythe de Narcisse vu dans son vrai sens : c’est de voir son image que Narcisse meurt. Marco peut donc être perçu comme quelqu’un qui, en premier lieu, se ment à lui-même : ses mensonges finissent par devenir sa vérité. Un cas classique mais toujours intéressant, en somme.
Dans son enracinement historique, cette imposture permet aussi de traverser l’histoire de l’Espagne depuis les années 1930 : la guerre civile, l’installation puis le déclin du franquisme sur fond de résignation de la population, qu’elle y soit favorable ou non, la transition vers la démocratie puis la résurgence d’une mémoire peut-être occultée.
Les demi-vérités et les mensonges dont Marco a fait usage pour ériger sa statue de combattant héroïque nous font plus particulièrement entrevoir le petit monde de l’extrême gauche anarchiste, avec les conflits de générations qui la déchirent après 1975. Quant à la vérité, elle nous suggère comment Franco a pu finasser pour mener sa barque pendant la seconde guerre mondiale : flattant d’abord l’Allemagne en y envoyant des travailleurs volontaires[ii], il ne se formalisera guère, à partir de 1943, si ceux-ci choisissent, à l’issue d’un congé ou d’une permission, de ne pas y retourner ; le vent a tourné et Franco a désormais d’autres vainqueurs à séduire. C’est à peu près ce qui arrivera à Marco, avec en plus quelques mois de prison du côté de Kiel, expérience qui, des décennies plus tard, sera enjolivée pour servir au récit d’une déportation.
La transition démocratique, en Espagne, se fit apparemment au prix d’un pacte tacite : ne pas remuer le passé, afin de ne raviver aucune querelle qui eût pu s’avérer dangereuse. Le procédé n’est pas neuf, et nous autres Français pouvons citer les exemples - hautement politiques et honnis par toutes sortes d’ultras – de Henri IV et de Louis XVIII.
Ce ne sont pas les ultras – en l’occurrence d’extrême gauche – qui mettront à mal ce « pacte » à partir des années 1980 ou 1990, mais bien plutôt une mode répandue en Europe qui a consisté – et consiste encore – à remplacer l’étude de l’histoire par la célébration de la mémoire. Célébration qui, selon Cercas, serait devenue une véritable industrie, remplaçant la vérité historique – ou sa recherche – par la fabrication massive de clichés jouant sur des émotions, tombant ainsi dans une forme du kitsch apparentée à celles identifiées par Hermann Broch dans ses Quelques remarques à propos du kitsch. Marco, fin opportuniste, toujours en quête d’un masque neuf et de notoriété, ne pouvait qu’enfourcher cette nouvelle monture. Et avec quel succès !
Un dernier thème que l’on ne saurait occulter dans le récit d’une imposture est le constant souci de l’imposteur de ne pas dévoiler qu’il n’est pas à sa place. Ce qui est évoqué dans les pages relatives au passage de Marco à la tête de la CNT :
« […] il n’avait pas […] une vision très claire des idées qui devaient ou pouvaient guider ses activités […]. Cependant, Marco […] a immédiatement déployé deux tactiques complémentaires pour cacher ces lacunes dramatiques. La première consistait à faire moins ; la seconde à faire plus. »
Au fond, cette manière d’essayer de durer autant que possible en ménageant les uns et les autres tout en exploitant quelques idées ramassées ici et là n’est pas pire que ce que fait à peu près n’importe quel politicien lorsqu’il est au pouvoir, qu’il soit un autodidacte ou un énarque…
Un roman ?
Ces considérations nous semblent fort pertinentes, de même que la découverte de morceaux d’histoire de l’Espagne – pour qui est peu au fait de ladite histoire – est passionnante. Cependant, le récit de la vie réelle et celui de la vie inventée d’Enric Marco nous sont ici servis par tranches d’une épaisseur variable, avec de nombreux recoupements, de nombreuses répétitions qui donnent au lecteur le sentiment de relire des passages entiers du même livre. Et ce sentiment n’est pas agréable.
Il est renforcé par la répétition de réflexions de l’auteur qui reviennent à tout bout de champ, comme celle selon laquelle le passé serait un aspect du présent (ce qui n’est pas faux, d’ailleurs), pensée que Cercas dit avoir empruntée à William Faulkner. D’ailleurs, les morceaux de la biographie réelle ou imaginaire de Marco sont entrecoupés de moments où Cercas s’interroge, hésite, se tâte quant à la pertinence de ce livre au point qu’un chapitre entier – le seul moment de fiction – en comporte une part de critique.
On pourrait croire, en somme, à une sorte d’essai – brillant par certains côtés, ennuyeux par d’autres, comme son caractère répétitif – historico-polémico-politico-moral dont la part d’introspection n’est pas sans sévérité.
Or nous lisons sur la couverture : « roman ». Nous nous attendions peut-être à trouver là un roman sur Enric Marco. Il n’en est rien. Cela serait plutôt un roman où un personnage nommé Javier Cercas rassemble la matière d’un roman sur Enric Marco, un « roman sans fiction », et s’interroge sur ce qu’il peut ou doit faire de cette matière.
Invité l’autre soir sur France-Culture[iii], Javier Cercas affirmait sa conviction de ce que tout est permis dans le roman : celui-ci peut prendre la forme qui semblera bonne à son auteur, quelle qu’elle soit. C’est un point de vue qui a sa pertinence.
Nous ne reprocherons donc pas à Javier Cercas de ne pas nous avoir livré un récit linéaire, léché et calibré. Il est nécessaire que les artistes cherchent en permanence des formes nouvelles, en particulier en ce qui concerne le roman. Néanmoins ce « roman sans fiction » présente quelques inconvénients de taille.
Tout d’abord, la présence de personnages uniquement réels bride l’imagination de l’auteur, d’autant plus que bon nombre d’entre eux sont encore en vie.
Ensuite, cette absence de fiction interdit à l’auteur la distance nécessaire au procédé de transposition qui permet l’écriture d’un roman : il reste au ras des faits réels et des hypothèses. En quelque sorte, par cette contrainte qu’il s’est imposée, il est obligé de se contenter de nous livrer le matériau brut assorti de quelques réflexions. Un peu comme si nous allions au restaurant pour rencontrer le chef et l’écouter nous parler de son pot-au-feu en nous montrant le plat-de-côte, les carottes et les navets.
Enfin, nous sommes toujours partagés entre l’intérêt et la déception devant ce roman : les interrogations, les atermoiements et les retours sur soi de l’auteur-narrateur, que nous eussions pu prendre au début pour une sorte de lever de rideau, viennent constamment briser l’élan du récit. L’impression générale est celle d’un livre qui serait constitué de sa préface finissant par devenir sa postface.
En somme, une forme élevée et raffinée de littérature n’est jamais bien loin, mais nous demeurons sur le pas de la porte.


[i] Pour sortir du roman, on peut aussi lire Le Collectionneur d’impostures, amusant et érudit recueil de brefs récits écrits par Frédéric Rouvillois, paru en 2010 chez Flammarion. Rouvillois n’a pas placé Marco dans sa collection, ce qui est regrettable.
[ii] Nous avons eu cela en France à la même époque. On se souviendra du cas de Georges Marchais…
[iii] Jeudi 15 octobre, dans un entretien avec Laure Adler. Plaisir d’entendre un homme posé, courtois, aux propos intelligents et articulés, s’exprimant dans un excellent français avec tout juste une pointe d’accent espagnol. Nous en aurions presque oublié le babillage de Mme Adler…