Comment ? Alors que
les barbares nous menacent, que c’est la guerre un peu partout, est-il
décemment possible de s’offrir le luxe de parler de rééditions d’un écrivain
italien mort en 1957 ? Oui, bien sûr, ne serait-ce que pour demeurer
civilisé. D’ailleurs, trois récentes parutions fourniront des réflexions,
parfois confuses, mais souvent intéressantes et toujours élégantes, par exemple
sur la notion d’identité nationale (après tout, l’actualité s’y prête,
après un référendum manqué en Ecosse).
Ces chers
Italiens
Se savoir, se sentir, se vouloir Italien, et plus
précisément Toscan, voilà qui était sans doute un point d’honneur pour Kurt
Suckert, natif de Prato. Mais qu’est-ce qu’un Italien ? La question travailla
Curzio Malaparte jusqu’à sa mort, alors qu’après avoir publié Ces maudits Toscans il était en train d’écrire
Ces chers Italiens, dont les Belles
Lettres ont eu la bonne idée de faire paraître une traduction cette année (ce
sont des fragments rassemblés dans un ordre supposé, suivis de brefs textes
présentant un rapport avec la question de l’identité italienne).
Le lecteur ne trouvera nulle réponse convaincante
dans ce court livre. Ces chers Italiens
commence par une défense des Italiens contre des préjugés venus d’Europe du
Nord : sales, bruyants, malhonnêtes, superficiels, immoraux… A en croire
Malaparte, ces préjugés, volontiers méprisants, cacheraient l’envie à l’égard d’un
peuple qui goûta bien avant d’autres en Europe au raffinement et à la beauté. La
beauté, le charme : l’attrait qu’ils exercent sur les Italiens, leur
primauté seraient selon lui les clefs qui permettraient de les comprendre.
Pourquoi pas ? Mais de quels Italiens s’agit-il,
au juste ? Des Romains, des Napolitains, des Lombards, des Toscans, des
Vénitiens, des Ligures, ou même des Piémontais ?
De clichés de toutes sortes sur ces diverses
populations sont passés en revue, souvent pour être joliment moqués. Ou magnifiés
parfois, élevés jusqu’au grand art, comme c’est le cas dans le chapitre
consacré aux Ligures, en particulier aux Génois : là, Malaparte pousse la
caricature jusqu’à des proportions délirantes, sans toutefois hausser le ton,
nous décrivant tranquillement un peuple dont l’avarice et la méfiance
atteignent des hauteurs fantastiques, au point que Gênes pourrait passer pour
un pays imaginaire et absurde jusqu’à la poésie.
Plus loin, Malaparte écrit au début d’un chapitre :
« Je ne sais si les Italiens, ce qu’on
appelle les Italiens, existent. » Ce qui lui permet d’opposer les
peuples d’Italie à la notion floue d’Italiens.
Et ces Italiens-là seraient de haïssables
parasites présents depuis l’antiquité, qui n’ont rien à voir avec les Romains,
les Lombards, les Toscans, les Napolitains… Ce chapitre finit par : « Les Italiens existent, il suffit d’un regard
pour les reconnaître. » Quels Italiens ? Ce peuple gouverné par
la beauté dont il est question au début mais qui en fait n’existe pas, ou ces Italiotes qui grouillent depuis toujours
autour des Romains, Toscans, Lombards, Ligures… ? Et, du reste, de quel
regard suffit-il ?
Pas de réponse, à proprement parler. Mais il demeure
après la lecture de Ces chers Italiens,
petit livre inachevé, un charme peut-être assez… italien. Il faut sans doute y chercher
la beauté plutôt que la vérité.
Italie barbare
Les bizarreries, assez frustrantes, de l’identité
italienne, de l’aveu de Malaparte dans Ces
chers Italiens, l’ont tourmenté pendant près de trente ans… Et justement, environ
trente ans plus tôt, en 1925, il s’y attaquait déjà, dans Italie barbare.
On y trouve déjà cet éternel Italiote, mais cette
fois sous la forme d’un Italien de synthèse fabriqué par les politiciens du Risorgimento
(pas si lointain que cela en 1925 ; la bizarrerie de l’identité italienne
tient peut-être au caractère récent de son unité, laquelle pouvait encore alors
paraître de façade ; et maintenant ?) : « La grande famille de nos concitoyens dont
Massimo D’Azeglio disait que "l’Italie faite, il fallait faire les
Italiens" ».
Mais ici, on retient peu de choses d’un jeune
Malaparte qui cherche sa place, au bon comme au mauvais sens du terme : à
quoi suis-je bon, qui suis-je (et qui sommes-nous), quelles sont mes idées ;
mais aussi : comment me hausser un peu du col au milieu de diverses
tendances du fascisme (du Strapaese, rural et traditionaliste, au Stracittà,
urbain et moderniste). On se doute bien que « Curzio Succherzi »[i]
n’allait pas trouver comme ça la réponse à toutes ces questions… Avant de se
brouiller progressivement avec les fascistes.
Journal d’un
étranger à Paris
Les liens de Malaparte avec le fascisme, voilà un
reproche qui lui reviendra en pleine face lors d’un séjour à Paris, en 1947-48.
Reproche qui le blessera quelque peu, à en croire son Journal d’un étranger à Paris, qui couvre cette période et qui
vient d’être réédité dans La petite vermillon. Car après tout, ces liens ne
furent pas sans orages ni sans séjours en prison, et le choix de Malaparte put
être définitif… en 1943[ii].
Dans le Journal
d’un étranger à Paris, le lecteur découvrira un fort beau carnet d’adresse,
tant dans le grand monde que chez les écrivains et intellectuels de tout poil.
Malaparte y croise de vieilles pointures, comme un Mauriac qui le prend d’assez
haut, ou de jeunes inconnus, comme un Nimier qui l’enthousiasme par son
intelligence, et dont il note en février 1948 qu’il a « déjà dépassé la rhétorique de la résistance
et de la collaboration », impression ou intuition fort juste si l’on
pense au Grand d’Espagne, qui
paraîtra en 1950. Cette rhétorique semble empuantir le monde intellectuel,
littéraire ou politique français selon Malaparte, au point de l’empêcher de
penser. Ce qui ne le dispense pas, lui, de noter dès qu’il y pense qu’il est un
résistant, un vrai, qui a lutté contre le fascisme, alors que bien des Français
qu’il rencontre lui reprochent d’avoir été le contraire. Bien entendu, tout
cela est à la fois vrai et faux. On n’est pas chez Malaparte pour rien, quand
même.
Outre ce reflet des obsessions de Malaparte
(accompagnées d’impressions intéressantes d’un étranger[iii]
sur l’esprit de Paris en 1947-48), le lecteur découvrira dans ce Journal quelques passages écrits
directement en français, et sera frappé par leur ressemblance avec la traduction
de l’italien : le style est le même (à quelques maladresses près). Il est
sans doute des langues – et des styles – qui se prêtent miraculeusement à une
traduction quasi transparente. Il y découvrira aussi quelques anecdotes
typiquement malapartiennes, mêlant l’héroïsme,
le grotesque (avec un plaisir peut-être coupable), et une compassion qui finit
toujours par affleurer – l’une de ces anecdotes fournira un petit supplément à Kaputt, dont la parution était alors toute
récente, en particulier dans sa traduction française.
Et l’identité de Malaparte ? Eh bien, elle
demeure trouble, complexe, fuyante même. Un vrai Italien, en somme. Il existe
un portrait de Malaparte par Robert Doisneau, pris à Paris à l’époque du Journal. Assis à un bureau, entouré de
papiers, il est vêtu d’une chemise sombre sous un veston ; les
tissus sont confortables, la coupe ample, la décontraction et l’élégance toutes
italiennes. Un loup de carnaval lui couvre le visage[iv].
[i] Sobriquet
dû à l’écrivain Antonio Baldini
(1889-1962), comme on l’apprend dans un utile appareil de notes donné avec la
traduction parue aux éditions Quai Voltaire. Utile car ce livre est en fait
difficile à suivre quand on ne connaît pas bien les détails ni tous les noms de
l’histoire italienne des années 1920 ; cette difficulté est sans doute sa
faiblesse.
[ii] Soyons juste : en
1940, Le soleil est aveugle n’a pas
dû être accueilli avec enthousiasme par les autorités.
[iii] Un peu français aussi, s’étant
engagé dans la Légion étrangère en 1914, âgé de seulement seize ans.
[iv] Ce portrait est reproduit
dans le fort beau Pour Malaparte de
Bruno Tessarech, paru chez Buchet-Chastel en 2007.