L’automobiliste français
a encore frissonné il y a quelques jours : des agriculteurs avaient bloqué
des raffineries d’essence. De là à se précipiter massivement à la pompe pour
faire le plein et ainsi provoquer une vraie pénurie, il n’y avait qu’un pas…
L’objet de cette
protestation de la part d’agriculteurs était apparemment simple : il s’agissait
de l’autorisation donnée par le gouvernement français à Total d’importer de l’huile
de palme pour l’utiliser dans la fabrication de ses carburants. Or, on nous le
répète assez, l’huile de palme, c’est mal. La culture massive des palmiers dont
on l’extrait provoque des ravages dans de magnifiques forêts tropicales. Ceux qu’a
récemment émus une vidéo montrant un orang-outang luttant désespérément contre
d’énormes engins de chantiers devront y songer s’il leur vient l’idée d’acheter
quelques biscuits de fabrication industrielle ou de douteuses pâtes à tartiner,
alors qu’ils éviteront peut-être soigneusement de faire le plein d’essence chez
Total. Mais revenons à nos paysans.
Verrait-on donc naître
chez eux une conscience écologique ? Ce serait à souhaiter, mais il semble
qu’il s’agisse d’autre chose. La majorité de ces protestataires seraient des
producteurs de colza, dont l’huile entre aussi dans la composition de certains
carburants. Il s’agit donc pour ces agriculteurs de protester contre une forme
de concurrence déloyale.
On aimerait leur donner
raison, mais quelle idée de mettre dans nos moteurs une huile comestible,
quoique, peut-être, pas des meilleures ? Il paraîtrait que cette lumineuse
idée serait née d’un besoin d’écouler des surplus de colza, culture à laquelle
nos paysans auront probablement été encouragés quelques années auparavant, à
grands coups de subventions, de crédits, d’engrais, de pesticides et de
désherbants[i]…
Bref, de quoi ruiner la terre et le paysan tout en empoisonnant le
consommateur.
Où il est donc possible
de compatir avec ces agriculteurs, c’est dans la conscience qui semble leur
venir de s’être laissé enfermer dans un cercle vicieux. N’en démontons pas ici
tous les mécanismes, cela risquerait d’être un peu long.
Puisqu’il est aussi
question de l’industrie pétrolière, il n’est pas inutile de rappeler qu’un de
ses principaux débouchés, outre l’essence, réside dans la fabrication de
matières plastiques. Dans bien des cas, ces matériaux aujourd’hui omniprésents
jouent un rôle ingrat. Quand ils ne servent pas à réaliser des emballages que
nous considérons comme du consommable et que nous jetons ici et là après un
emploi unique, ils sont utilisés pour confectionner toutes sortes d’objets sans
beauté ni solidité, vieillissant mal, dont nous n’avons aucun scrupule à nous
débarrasser assez vite. De sorte que de l’extraction du pétrole et des efforts
croissants qu’elle nécessite, nous viennent des produits que, lorsque nous ne
les brûlons pas dans des embouteillages, nous dédaignons, cassons et jetons.
En revanche, les fumées
et les déchets qui résultent de ces usages semblent bien vouloir durer. L’invasion
de la nature en général et des mers en particuliers par des résidus de matière
plastique bien plus durables que les objets qu’ils furent est devenue un sujet
assez banal et rabâché pour qu’il soit inutile de s’y étendre.
Tant d’efforts pour ne produire
que des objets méprisés et des déchets nuisibles, cela ne vaut peut-être pas la
peine. « Peut-on se passer de plastique ? » entendais-je l’autre
jour à la radio. Il serait intéressant d’essayer, en tout cas en bien des
domaines.
Cela ne sera pas facile,
tant ces matériaux et les objets qui les contiennent nous sont devenus
familiers, au point que nous pourrions les croire indispensables. Nous avons
beau jeu de reprocher aux industriels et aux publicitaires de nous y pousser,
de nous y conditionner même, mais nous pourrions aussi nous discipliner un peu
nous-mêmes. Notamment en réfléchissant à ce que nos coûteuses habitudes ont de
récent et – c’est le cas de le dire – à la plasticité de nos esprits. Peut-on
se défaire d’un pli vite pris, là est la question.
Car ces plis sont vite
pris, et souvent marqués. Dans un reportage diffusé sur France-Culture il y a
peu au sujet d’un projet de loi visant à interdire l’usage du téléphone
portable[ii] dans
les établissements scolaires, on pouvait entendre des collégiens dire que cela
n’était pas possible, qu’ils allaient s’ennuyer à mourir pendant les
récréations… bref que ces petits objets leur étaient comme vitaux.
Cela m’a fait sourire, en
songeant qu’à leur âge, il y a quelques décennies, mes camarades et moi aurions
trouvé inconcevable de nous ennuyer en récréation. Nous pouvions jouer à la
baballe, bavarder, nous taper dessus, faire les pitres, en peu de mots :
nous livrer à toutes sortes d’activités licites ou non, recommandables ou
répréhensibles. L’ennui était réservé aux heures de cours, et l’Education
nationale payait même des professeurs pour nous le dispenser d’une manière si
possible féconde. Peut-être faudrait-il indiquer ou rappeler tout cela à ces
collégiens, leur enseigner les vertus de l’ennui et du jeu. Et voir si, aussi
vite qu’ils se sont habitués à leurs « téléphones intelligents », ils
pourraient s’en déshabituer.
[i] A propos de ces exquis
produits, Bayer a racheté Monsanto. Cette dernière marque disparaîtra, car elle
serait nuisible à la réputation de Bayer. Laquelle, comme on le sait est
immaculée.
[ii] Surtout, j’imagine, la
forme dite smartphone de ces petits
engins. Je me demande si beaucoup s’interrogent sur l’ironie de cette
appellation.