dimanche 17 juin 2018

On pourrait s’en passer

L’automobiliste français a encore frissonné il y a quelques jours : des agriculteurs avaient bloqué des raffineries d’essence. De là à se précipiter massivement à la pompe pour faire le plein et ainsi provoquer une vraie pénurie, il n’y avait qu’un pas…
L’objet de cette protestation de la part d’agriculteurs était apparemment simple : il s’agissait de l’autorisation donnée par le gouvernement français à Total d’importer de l’huile de palme pour l’utiliser dans la fabrication de ses carburants. Or, on nous le répète assez, l’huile de palme, c’est mal. La culture massive des palmiers dont on l’extrait provoque des ravages dans de magnifiques forêts tropicales. Ceux qu’a récemment émus une vidéo montrant un orang-outang luttant désespérément contre d’énormes engins de chantiers devront y songer s’il leur vient l’idée d’acheter quelques biscuits de fabrication industrielle ou de douteuses pâtes à tartiner, alors qu’ils éviteront peut-être soigneusement de faire le plein d’essence chez Total. Mais revenons à nos paysans.
Verrait-on donc naître chez eux une conscience écologique ? Ce serait à souhaiter, mais il semble qu’il s’agisse d’autre chose. La majorité de ces protestataires seraient des producteurs de colza, dont l’huile entre aussi dans la composition de certains carburants. Il s’agit donc pour ces agriculteurs de protester contre une forme de concurrence déloyale.
On aimerait leur donner raison, mais quelle idée de mettre dans nos moteurs une huile comestible, quoique, peut-être, pas des meilleures ? Il paraîtrait que cette lumineuse idée serait née d’un besoin d’écouler des surplus de colza, culture à laquelle nos paysans auront probablement été encouragés quelques années auparavant, à grands coups de subventions, de crédits, d’engrais, de pesticides et de désherbants[i]… Bref, de quoi ruiner la terre et le paysan tout en empoisonnant le consommateur.
Où il est donc possible de compatir avec ces agriculteurs, c’est dans la conscience qui semble leur venir de s’être laissé enfermer dans un cercle vicieux. N’en démontons pas ici tous les mécanismes, cela risquerait d’être un peu long.
Puisqu’il est aussi question de l’industrie pétrolière, il n’est pas inutile de rappeler qu’un de ses principaux débouchés, outre l’essence, réside dans la fabrication de matières plastiques. Dans bien des cas, ces matériaux aujourd’hui omniprésents jouent un rôle ingrat. Quand ils ne servent pas à réaliser des emballages que nous considérons comme du consommable et que nous jetons ici et là après un emploi unique, ils sont utilisés pour confectionner toutes sortes d’objets sans beauté ni solidité, vieillissant mal, dont nous n’avons aucun scrupule à nous débarrasser assez vite. De sorte que de l’extraction du pétrole et des efforts croissants qu’elle nécessite, nous viennent des produits que, lorsque nous ne les brûlons pas dans des embouteillages, nous dédaignons, cassons et jetons.
En revanche, les fumées et les déchets qui résultent de ces usages semblent bien vouloir durer. L’invasion de la nature en général et des mers en particuliers par des résidus de matière plastique bien plus durables que les objets qu’ils furent est devenue un sujet assez banal et rabâché pour qu’il soit inutile de s’y étendre.
Tant d’efforts pour ne produire que des objets méprisés et des déchets nuisibles, cela ne vaut peut-être pas la peine. « Peut-on se passer de plastique ? » entendais-je l’autre jour à la radio. Il serait intéressant d’essayer, en tout cas en bien des domaines.
Cela ne sera pas facile, tant ces matériaux et les objets qui les contiennent nous sont devenus familiers, au point que nous pourrions les croire indispensables. Nous avons beau jeu de reprocher aux industriels et aux publicitaires de nous y pousser, de nous y conditionner même, mais nous pourrions aussi nous discipliner un peu nous-mêmes. Notamment en réfléchissant à ce que nos coûteuses habitudes ont de récent et – c’est le cas de le dire – à la plasticité de nos esprits. Peut-on se défaire d’un pli vite pris, là est la question.
Car ces plis sont vite pris, et souvent marqués. Dans un reportage diffusé sur France-Culture il y a peu au sujet d’un projet de loi visant à interdire l’usage du téléphone portable[ii] dans les établissements scolaires, on pouvait entendre des collégiens dire que cela n’était pas possible, qu’ils allaient s’ennuyer à mourir pendant les récréations… bref que ces petits objets leur étaient comme vitaux.
Cela m’a fait sourire, en songeant qu’à leur âge, il y a quelques décennies, mes camarades et moi aurions trouvé inconcevable de nous ennuyer en récréation. Nous pouvions jouer à la baballe, bavarder, nous taper dessus, faire les pitres, en peu de mots : nous livrer à toutes sortes d’activités licites ou non, recommandables ou répréhensibles. L’ennui était réservé aux heures de cours, et l’Education nationale payait même des professeurs pour nous le dispenser d’une manière si possible féconde. Peut-être faudrait-il indiquer ou rappeler tout cela à ces collégiens, leur enseigner les vertus de l’ennui et du jeu. Et voir si, aussi vite qu’ils se sont habitués à leurs « téléphones intelligents », ils pourraient s’en déshabituer.


[i] A propos de ces exquis produits, Bayer a racheté Monsanto. Cette dernière marque disparaîtra, car elle serait nuisible à la réputation de Bayer. Laquelle, comme on le sait est immaculée.
[ii] Surtout, j’imagine, la forme dite smartphone de ces petits engins. Je me demande si beaucoup s’interrogent sur l’ironie de cette appellation.