samedi 22 février 2020

« Libres d’obéir » (J. Chapoutot)

Le point Godwin, comme on dit sur Internet, connu chez les lettrés sous le nom de reductio ad Hitlerum, a parfois une trajectoire inattendue. Tout allait bien tant que ces expressions étaient utilisées par quelques personnes considérées comme réactionnaires par l’opinion à la mode, pour se défendre d’accusations souvent approximatives et grossières. Il en va tout autrement lorsque des usages tout à fait admis par la même opinion font l’objet d’un rapprochement, plus ou moins rigoureusement étayé, avec des pratiques ou des idées en vogue dans l’infernal univers national-socialiste. La panique saisit alors ceux qui pensent comme il convient, et il leur est aisé d’exprimer leur indignation devant ce scandale.
Cette indignation, on a pu l’entendre il y a quelques semaines de la bouche de M. Guillaume Erner, lors de son billet d’humeur matutinal  sur France-Culture. L’objet de son ire était un livre écrit par Johann Chapoutot, Libres d’obéir, sous-titré « Le management, du nazisme à aujourd’hui ». Comment !? N’est-ce pas pousser le point Godwin un peu loin que d’assimiler les méthodes de management pratiquées aujourd’hui dans de nombreuses entreprises au national-socialisme, quoi que l’on pense de ces méthodes ? M. Erner, par son indignation, m’a en tout cas convaincu d’une chose : c’est qu’il n’a probablement pas dépassé la page 18 dans sa lecture de Libres d’obéir, car il aurait trouvé, s’il avait poursuivi sa lecture, cette utile précaution dès la page 19 :
« Notre propos n’est ni essentialiste, ni généalogique : il ne s’agit pas de dire que le management a des origines nazies – c’est faux, il lui préexiste de quelques décennies – ni que c’est une activité criminelle. »
Voilà pour éclairer la lanterne frémissante de M. Erner. L’ouvrage de Johann Chapoutot est plutôt à prendre, selon ses propres termes, comme une « étude de cas » s’appuyant sur la destinée et les travaux de Reinhard Höhn (1904-2000), juriste allemand ayant atteint un grade élevé dans la SS avant de fonder dans les années 1950 l’Akademie für Führungskräfte, institut qui fournira pendant des décennies de nombreux cadres supérieurs ou dirigeants à l’industrie et à l’administration allemandes. Chapoutot nous fait observer au passage, afin de prouver que la destinée de Reinhard Höhn n’est pas un simple rebond dans la trajectoire, que l’on pourrait imaginer picaresque (or elle ne l’est pas), d’un Allemand profitant d’une dénazification imparfaite autant que sélective, que les questions d’organisation passionnaient déjà cet homme avant et pendant la guerre, et que ses travaux dans ce domaine l’avaient alors fait remarquer.
Il ne sera point fait ici une recension détaillée de Libres d’obéir, mais c’est un ouvrage intéressant, qui a l’important mérite de nous mettre mal à l’aise en nous faisant entrevoir que le national-socialisme ne nous est pas toujours aussi étranger que nous le voudrions bien.
Et puisqu’il est question de « généalogie » (ou de l’absence de celle-ci) du management, si bien évidemment les managers d’aujourd’hui ne sont pas les héritiers directs de quelques regrettables hordes noires, il peut être intéressant de se demander quelle est la matrice, l’origine de ce cousinage.
C’est au détour d’un recueil de textes politiques de George Orwell[i] que l’illettré que je suis a découvert l’existence de James Burnham (1905-1987), avec qui Orwell avait rompu quelques lances en 1944, écrivant à propos de The Managerial Revolution, livre de Burnham paru en 1941 :
« Pour faire bref, la thèse de Burnham est celle-ci. Le capitalisme libéral a vécu et le socialisme, en tout cas à la présente période de l’histoire, est impossible. Ce qui se produit maintenant est l’apparition d’une nouvelle classe dirigeante, nommée "managers" par Burnham. Ils sont représentés en Allemagne et en URSS par les nazis et les bolcheviks, et aux États-Unis par les cadres supérieurs des entreprises.[ii] » Orwell, tout en reconnaissant ce que cette observation avait de pertinent, ne s’en réjouissait guère, contrairement, semble-t-il, à Burnham[iii].
En résumé, on vit fleurir un peu partout, au XXe siècle, un monde de technocrates somme toute indifférents aux buts qu’ils servaient, du moment qu’ils avaient l’occasion de briller par leurs supposées compétences et leur efficacité. La littérature des années 1930 en présente d’ailleurs quelques exemples, en haut comme en bas de l’échelle, du jeune imbécile nommé Hooper dans Retour à Brideshead, d’Evelyn Waugh (plutôt en bas de l’échelle) au type de « Maurétanien » (plutôt au milieu ou en haut de celle-ci), parfaite illustration du technocrate froid et auto-satisfait dans Sur les falaises de marbre, d’Ernst Jünger[iv].
Cela ne nous amène toujours pas à la matrice. Peut-être faut-il la chercher dans les bouillonnantes illusions du XIXe siècle, dont les vapeurs n’ont pas fini de nous intoxiquer : scientisme, hygiénisme, sentiment ou désir, encouragé par une technique toujours plus envahissante, de toute-puissance, confinant à la magie. Cela doit pouvoir se vérifier dans bien des domaines, de l’organisation des entreprises à ce que l’on nomme bioéthique. Philippe Muray en avait entrevu quelque chose dans son XIXe siècle à travers les âges ; on regrettera cependant qu’il ait limité son propos au socialisme.


[i] Orwell and Politics, disponible en « Penguin Classics ».
[ii] Ma traduction laborieuse de : Shortly, Burnham’s thesis is this. Laissez-faire capitalism is finished and Socialism, at any rate in the present period of history, is impossible. What is now happening is the appearance of a new ruling class, named by Burnham the ‘managers’. These are represented in Germany and in the USSR by the Nazis and the Bolsheviks, and in the USA by the business executives.
[iii] Ce professeur de philosophie américain, après avoir été trotskyste jusqu’en 1939, finit par être un des maîtres à penser des néo-conservateurs
[iv] Petit reproche ici à Chapoutot. Certes, l’allusion au Travailleur de Jünger est pertinente (page 64), mais il eût fallu rendre justice à Jünger et à l’évolution de son point de vue, notamment à travers du type du « Maurétanien ».