Le point Godwin,
comme on dit sur Internet, connu chez les lettrés sous le nom de reductio ad
Hitlerum, a parfois une trajectoire inattendue. Tout allait bien tant que
ces expressions étaient utilisées par quelques personnes considérées comme réactionnaires
par l’opinion à la mode, pour se défendre d’accusations souvent approximatives
et grossières. Il en va tout autrement lorsque des usages tout à fait admis par
la même opinion font l’objet d’un rapprochement, plus ou moins rigoureusement
étayé, avec des pratiques ou des idées en vogue dans l’infernal univers
national-socialiste. La panique saisit alors ceux qui pensent comme il
convient, et il leur est aisé d’exprimer leur indignation devant ce scandale.
Cette indignation, on a
pu l’entendre il y a quelques semaines de la bouche de M. Guillaume Erner, lors
de son billet d’humeur matutinal sur France-Culture.
L’objet de son ire était un livre écrit par Johann Chapoutot, Libres d’obéir,
sous-titré « Le management, du nazisme à aujourd’hui ». Comment !?
N’est-ce pas pousser le point Godwin un peu loin que d’assimiler les
méthodes de management pratiquées aujourd’hui dans de nombreuses
entreprises au national-socialisme, quoi que l’on pense de ces méthodes ?
M. Erner, par son indignation, m’a en tout cas convaincu d’une chose : c’est
qu’il n’a probablement pas dépassé la page 18 dans sa lecture de Libres d’obéir,
car il aurait trouvé, s’il avait poursuivi sa lecture, cette utile précaution
dès la page 19 :
« Notre propos n’est
ni essentialiste, ni généalogique : il ne s’agit pas de dire que le
management a des origines nazies – c’est faux, il lui préexiste de quelques
décennies – ni que c’est une activité criminelle. »
Voilà pour éclairer la
lanterne frémissante de M. Erner. L’ouvrage de Johann Chapoutot est plutôt à
prendre, selon ses propres termes, comme une « étude de cas » s’appuyant
sur la destinée et les travaux de Reinhard Höhn (1904-2000), juriste allemand
ayant atteint un grade élevé dans la SS avant de fonder dans les années 1950 l’Akademie
für Führungskräfte, institut qui fournira pendant des décennies de nombreux
cadres supérieurs ou dirigeants à l’industrie et à l’administration allemandes.
Chapoutot nous fait observer au passage, afin de prouver que la destinée de
Reinhard Höhn n’est pas un simple rebond dans la trajectoire, que l’on pourrait
imaginer picaresque (or elle ne l’est pas), d’un Allemand profitant d’une
dénazification imparfaite autant que sélective, que les questions d’organisation
passionnaient déjà cet homme avant et pendant la guerre, et que ses travaux
dans ce domaine l’avaient alors fait remarquer.
Il ne sera point fait ici
une recension détaillée de Libres d’obéir, mais c’est un ouvrage intéressant,
qui a l’important mérite de nous mettre mal à l’aise en nous faisant entrevoir
que le national-socialisme ne nous est pas toujours aussi étranger que nous le
voudrions bien.
Et puisqu’il est question
de « généalogie » (ou de l’absence de celle-ci) du management,
si bien évidemment les managers d’aujourd’hui ne sont pas les héritiers
directs de quelques regrettables hordes noires, il peut être intéressant de se
demander quelle est la matrice, l’origine de ce cousinage.
C’est au détour d’un
recueil de textes politiques de George Orwell[i] que l’illettré
que je suis a découvert l’existence de James Burnham (1905-1987), avec qui
Orwell avait rompu quelques lances en 1944, écrivant à propos de The
Managerial Revolution, livre de Burnham paru en 1941 :
« Pour faire bref,
la thèse de Burnham est celle-ci. Le capitalisme libéral a vécu et le
socialisme, en tout cas à la présente période de l’histoire, est impossible. Ce
qui se produit maintenant est l’apparition d’une nouvelle classe dirigeante,
nommée "managers" par Burnham. Ils sont représentés en Allemagne et
en URSS par les nazis et les bolcheviks, et aux États-Unis par les cadres
supérieurs des entreprises.[ii] »
Orwell, tout en reconnaissant ce que cette observation avait de pertinent, ne s’en
réjouissait guère, contrairement, semble-t-il, à Burnham[iii].
En résumé, on vit fleurir
un peu partout, au XXe siècle, un monde de technocrates somme toute
indifférents aux buts qu’ils servaient, du moment qu’ils avaient l’occasion de
briller par leurs supposées compétences et leur efficacité. La littérature des
années 1930 en présente d’ailleurs quelques exemples, en haut comme en bas de l’échelle,
du jeune imbécile nommé Hooper dans Retour à Brideshead, d’Evelyn Waugh
(plutôt en bas de l’échelle) au type de « Maurétanien » (plutôt au
milieu ou en haut de celle-ci), parfaite illustration du technocrate froid et
auto-satisfait dans Sur les falaises de marbre, d’Ernst Jünger[iv].
Cela ne nous amène toujours
pas à la matrice. Peut-être faut-il la chercher dans les bouillonnantes
illusions du XIXe siècle, dont les vapeurs n’ont pas fini de nous intoxiquer :
scientisme, hygiénisme, sentiment ou désir, encouragé par une technique
toujours plus envahissante, de toute-puissance, confinant à la magie. Cela doit
pouvoir se vérifier dans bien des domaines, de l’organisation des entreprises à
ce que l’on nomme bioéthique. Philippe Muray en avait entrevu quelque
chose dans son XIXe siècle à travers les âges ; on regrettera
cependant qu’il ait limité son propos au socialisme.
[i] Orwell and
Politics, disponible en « Penguin Classics ».
[ii] Ma traduction laborieuse de : “Shortly, Burnham’s thesis is this. Laissez-faire capitalism is finished and Socialism, at
any rate in the present period of history, is impossible. What is now happening
is the appearance of a new ruling class, named by Burnham the ‘managers’. These
are represented in Germany and in the USSR by the Nazis and the Bolsheviks, and
in the USA by the business executives.”
[iii] Ce professeur de
philosophie américain, après avoir été trotskyste jusqu’en 1939, finit par être
un des maîtres à penser des néo-conservateurs…
[iv] Petit reproche ici à
Chapoutot. Certes, l’allusion au Travailleur
de Jünger est pertinente (page 64), mais il eût fallu rendre justice à Jünger
et à l’évolution de son point de vue, notamment à travers du type du « Maurétanien ».