jeudi 31 août 2017

Et en même temps, Léon Bloy

Serons-nous nombreux cet automne à nous rappeler le centenaire de la mort de Léon Bloy ? Peut-être pas moins, après tout, que ceux qui se croiront révolutionnaires en célébrant les cent ans d’un certain coup d’Etat pétersbourgeois aux conséquences globalement désastreuses. A tout prendre, mieux vaut se pencher plutôt sur l’œuvre toujours neuve d’un vieil imprécateur qui se disait lui-même « invendable » et « solitaire ».
En attendant la parution – annoncée pour le 14 septembre[i] – dans la collection « Bouquins » d’un recueil d’essais et pamphlets de Bloy, il est toujours possible, depuis juin, de lire Léon Bloy, la littérature et la Bible, ouvrage de Pierre Glaudes paru aux Belles Lettres. Sans m’aventurer à faire la critique de ce nourrissant essai, je me contenterai de livrer ici quelques pauvres réflexions, ou plutôt impressions, nées de la lecture d’icelui ou confirmée par elle. Elles tourneront autour de la notion de simultanéité.
Commençons par vendre la mèche à qui, sans avoir consulté les « sources » indiquées à la fin du volume, se jetterait dans la lecture de Léon Bloy, la littérature et la Bible, qu’il s’agit d’un recueil d’études publiées par M. Glaudes entre 1990 et 2015 : voilà qui rassurera les lecteurs que d’éventuelles redites pourraient risquer d’agacer. N’accusons pas le temps, mais considérons que ces études proviennent de contextes variés.
Le temps ? Dès la page 48 de Léon Bloy, la littérature et la Bible (« Le Moyen Âge », chapitre II de la première partie intitulée « Bloy, la Bible et l’Histoire »), la couleur est annoncée : pour Bloy, « le temps n’existe pas »[ii] et que les événements « ne sont pas successifs mais contemporains d’une manière absolue »[iii], se déroulant « sous nos yeux, comme une toile immense ». Le temps, donc, n’est pour Bloy que l’illusion qui résulte nécessairement des limites de notre vision, qu’il qualifie de « successive »[iv].
Dès lors, il est possible de ne plus s’étonner de certains traits de l’œuvre de Bloy qui, juxtaposés, pourraient donner à celle-ci un caractère en apparence paradoxal. En voici une énumération qui ne prétend en rien à l’exhaustivité : humoristique, mystique, satirique, hérétique, orthodoxe, tendre, violente, grossière, eschatologique, raffinée voire maniérée, martelée, hurlée, subtile, érudite, ordurière voire scatologique[v], moderne, baroque, archaïque[vi], ironique, naïve, perspicace, absurde…
Nous savons donc, munis de cet avertissement, que l’énumération de ces qualificatifs ne saurait être précédée d’un tour à tour qui ne serait que pure rhétorique. C’est bien en même temps qu’il faut dire. Nous ne devons plus donc nous étonner, mais peut-être même plutôt nous réjouir, de la surprise qui nous saisit à la lecture ou à la relecture d’un livre de Léon Bloy. Nous en prendrons toujours plein les moustaches[vii] et, par notre pauvre vision, nous n’aurons peut-être jamais fini d’en disséquer – vainement ? – tel ou tel aspect.
Dans ses derniers jours, Léon Bloy affirmait attendre « les Cosaques et le Saint-Esprit ». Pour ce qui est des Cosaques, l’époque s’y prêtait bien. Mais le Saint-Esprit ? Il serait tentant d’accuser Bloy de faire peu de cas de la Pentecôte. Ce serait oublier cette sacrée simultanéité : peut-être sommes-nous encore trop souvent dans l’état où étaient les Apôtres avant ce jour-là.
Dans ces conditions, si en un siècle l’œuvre de Bloy ne nous a pas quittés, nous pourrons bien attendre deux petites semaines avant d’aller taquiner le libraire[viii].
(Soit dit en passant, cet en même temps est d’une autre trempe que celui de notre président de la république et la pensée de Bloy me paraît autrement complexe que celle dont se targue ce jeune chef d’Etat. J’avais méchamment évoqué – ici – l’ombre de Huysmans à son propos, et pas dans ce qu’elle a de plus admirable. Mais trêve de piques de circonstance.)


[i] Voir ici.
[ii] Entrée du 29 juin 1903 dans Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne.
[iii] Cette citation, ainsi que les deux suivantes, est à trouver à l’entrée du 8 août 1894 dans Le Mendiant ingrat.
[iv] Propos digne de ceux de certains physiciens depuis cent ans environ, qui pourraient nous paraître abscons, mais…
[v] Eschatologique, scatologique : inquiétante homophonie.
[vi] Sur ces trois derniers traits, il est logique qu’il soit question de Bloy dans Les antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, essai d’Antoine Compagnon paru en 2005 chez Gallimard.
[vii] Fournies et bloyennes (infiniment plus que nietzschéennes), naturellement.
[viii] Pour ceux qui ne possèdent pas ces textes, déjà réédités au Mercure de France entre 1964 et 1975. On en trouve aussi aux éditions la Part commune. D’autres initiatives existent, ici par exemple.

vendredi 25 août 2017

De quelques nécrologies

Tout ou presque aura été dit de quelques personnalités décédées cet été. N’en ajoutons donc pas et contentons-nous de saluer la silhouette de Jeanne Moreau errant dans un Paris nocturne, filmée par Louis Malle, récitant un monologue écrit par Roger Nimier tandis que nous entendons la trompette de Miles Davis[i], dans Ascenseur pour l’échafaud[ii].
Une autre silhouette à saluer est celle de Claude Rich, que la même Jeanne Moreau, dix ans après Ascenseur pour l’échafaud, défenestrait dans La Mariée était en noir[iii]. L’air sans âge de vieux jeune homme détaché, ironique et gourmand qu’il affichait dans tous ses rôles faisait merveille, aussi bien dans Le Caporal épinglé[iv] que dans Les Tontons flingueurs… Cet air confine à la perfection quand il prend les nuances aigres d’une rage sourde, comme dans Le Crabe-tambour, par exemple. Et comment ne pas saluer un homme qui dit un jour : « J’aime Dieu. Je le fréquente tous les dimanches » ?
A propos de gourmandise, nos amis les journalistes n’ont pas manqué de faire un tour en cuisine pour rendre hommage à Christian Millau, en qui pour la plupart ils n’ont retenu que le critique gastronomique, « inventeur-de-la-nouvelle-cuisine » et « créateur-avec-Henri-Gault-du-guide-qui-porte-leur-nom ». C’est injuste, car il eût aussi fallu saluer un peu plus celui qui, jeune homme, côtoya de nombreux artistes et écrivains et, l’âge venu sut en parler avec quelque bonheur, notamment dans Au galop des hussards.
Naturellement, on n’aura pas manqué de dire qu’avec de telles figures c’est tout une époque qui s’efface encore un peu. C’est banal, mais les banalités ne sont pas toujours fausses.
Les nécrologies, les éloges ou les hommages ne sont pas toujours aussi élégants, par exemple lorsque l’on tombe dans le monde de la politique. Il se dit par exemple qu’à l’occasion de la mort de Simone Veil une journaliste aurait reçu de Mme Sibeth Ndiaye, ministre de quelque chose, un message confirmant censé lui confirmer l’événement : « Yes, la meuf est dead ». Mme Ndiaye a tenu à démentir ces faits réels ou supposés – et on la comprend. De sorte que nous jetterons sur cette affaire un voile pudique, ne sachant à quoi nous en tenir entre la parole d’une ministre et celle d’une journaliste.
Ce qui s’est raconté à la mort de Nicole Bricq est plus frappant. Cette dame fut ministre de quelque chose du temps de M. Hollande, avant de redevenir sénatrice et de se rallier à la « majorité de M. Macron ». Or voici que sa suppléante, une certaine Mme Lipietz, s’est crue obligée – ou libre – de tenir les propos suivants après la mort accidentelle de Nicole Bricq : « Nicole est morte, me revoilà peut-être sénatrice »[v].
D’aucuns ont trouvé léger, voire indécent, le ton presque guilleret employé par Mme Lipietz. Il est vrai que ces propos ne sont pas sans rappeler ceux que doit rituellement tenir le popotier à la fin du discours par lequel il ouvre un repas de militaires[vi]. Certes, ce ton paraît pour le moins déplacé dans de telles circonstances. Mais ce qui frappe encore plus, y compris dans les réponses que cette dame a faites aux critiques, c’est qu’elle ramène tout à elle : moâ, moâ, moâ, clame-t-elle… Il n’est après tout demandé à personne de moasser ainsi aux enterrements.


[i] Il sied de rappeler que l’éminent trompettiste était entouré à cette occasion de Barney Wilen (saxophone ténor), René Urtreger (piano), Pierre Michelot (contrebasse) et Kenny Clarke (batterie), ce qui, somme toute, est plus qu’honnête.
[ii] Un film de pure forme : avec un argument bien mince, il repose entièrement sur les acteurs, la réalisation, les dialogues et la musique.
[iii] Ce film, réalisé en 1967 par François Truffaut, a un peu moins bien vieilli que le précédent.
[iv] Curieuse et intéressante – quoique fort infidèle – adaptation par un Jean Renoir vieillissant du récit plus que recommandable de Jacques Perret, qui porte le même titre.
[v] Voir ici.
[vi] De mémoire : « Bon appétit, messieurs ! Que la première vous régale et que la dernière vous étouffe, dans l’ordre hiérarchique descendant, afin de faciliter par les voies naturelles l’avancement dans l’armée française, ce dont je serai le dernier et indigne bénéficiaire. »

vendredi 18 août 2017

Petits morceaux

Les Républicains (Cécile Guilbert) :
Que font deux anciens élèves d’une école plus ou moins grande lorsque, la cinquantaine venue, ils se rencontrent après s’être perdus de vue ? Le risque est fort qu’ils aillent prendre un verre, voire manger un morceau, et se jauger l’un l’autre, chacun demandant à l’autre ce qu’il devient. A ce risque peut s’ajouter, s’il s’agit d’un homme et d’une femme, le piment – un peu éventé – d’un vague reste de désir. Si la femme est écrivain – peut-être un double de l’auteur – et si l’homme est un de ces conseillers de politiciens interchangeables (les politiciens ou les conseillers, c’est selon), ce sera aussi l’occasion de nous peindre « le tableau d’un pays abîmé par l’oubli de sa grandeur littéraire, enkysté dans la décomposition politique et le cynisme de son oligarchie », comme l’affirme joliment la quatrième de couverture des Républicains, roman de Cécile Guilbert.
La chose est plutôt bien écrite, et il vient quelques bonheurs sous la plume de Mme Guilbert, comme :
« Tu en profitas pour demander l’addition et examiner de plus près les titres de la petite bibliothèque située à ta droite, un bric-à-brac où voisinaient Walter Scott et Napoléon, Eugène Sue et Montaigne. Après quelques minutes, tu jetas ton dévolu sur un volume de Benjamin Constant mais à ta grande surprise tes doigts butèrent sur un mur de cuir : une vulgaire déco, quel gag ! »
Hormis ces quelques plaisirs, on retire peu de chose de la lecture des Républicains : le monde de la politique n’est pas tendre, celui des affaires non plus, et la littérature fait rarement de vous une personne en vue. Conseillers des « princes » chargés de secrets ou d’anecdotes et bourgeois intellectuels, moins initiés mais prétendant penser, raisonnent comme votre boulangère, à ceci près que leur vocabulaire est plus riche et qu’ils ne seront jamais capables de vous fournir du pain.
Sorti en mars 2017, ce roman ne va pas jusqu’à prédire les surprises politiques de ce printemps, se contentant de nous dire assez justement que « l’élection présidentielle approchait, crise épileptoïde nationale qui promettait un degré d’incertitude inégalé dans les annales de la Ve République au couchant, menacée par la barbarie djihadiste et livrée aux pires surenchères populistes. » On ne saurait reprocher à Mme Guilbert de n’être point devineresse. Les italiques rendent bien quelques tics de langage du moment…
Cécile Guilbert essaie, dans Les Républicains, de faire varier les points de vue : récit à la première personne (de « la fille en noir » et de Guillaume Fronsac), à la deuxième (adressé à « la fille en noir ») ou à la troisième personne… Le procédé n’est pas très efficace car le ton ne change guère d’un chapitre à l’autre.
Le lecteur apprendra quand même que les écrivains exigeants penchant à gauche ne sont pas toujours épargnés par une forme de dégénérescence – sinon mentale, du moins stylistique – qui frappe d’ordinaire de médiocres plumitifs d’extrême droite ; il s’agit de cette manie qui consiste à forger des mots-valises en en emmanchant deux de manière à les associer en une tournure qui se veut révélatrice. Ainsi, « la pathétique Frigide Barjot » est qualifiée page 17 d’« égérie cathomophobe de la Manif pour tous ».
Gageons que ce moment de bêtise est celui de « la fille en noir » (qui est dans ce chapitre la narratrice) et non celui de Mme Guilbert. Nous ne saurions confondre abusivement un personnage et son auteur.
Prises de bec (Curzio Malaparte) :
Un des mérites (et non des moindres) des Républicains est de nous rappeler (page 178) que la place de la Concorde matérialise « un vide, comme l’avait bien vu Malaparte ». Notre mémoire nous oriente vers le Journal d’un étranger à Paris, réédité il y a déjà un bon moment. Les Belles Lettres nous proposent à présent des Prises de bec du même Malaparte. Le livre n’est pas ouvert sans quelque appréhension : celle, bien sûr, d’avoir affaire à un ramassis de fonds de tiroir d’un écrivain apprécié, de ces petits morceaux sans intérêt qui font pester contre l’affairisme charognard de certains éditeurs ; à quand les listes de courses ou les déclarations d’impôts ?
Soyons juste : ce n’est pas ici le cas. Il s’agit de textes parus dans un magazine italien entre 1953 et 1956, courtes chroniques de valeur inégale : un écrivain n’est pas toujours inspiré quand il s’agit de livrer sa copie hebdomadaire, et certains propos de circonstances perdent vite de leur intérêt. Les vues politiques de Malaparte sont, comme toujours, fluctuantes, mais certaines sont encore justes aujourd’hui, et pas qu’en Italie, comme ce qui est écrit du Parlement dans « Un honnête souhait », qui ouvre l’année 1955.
Les amateurs y trouveront cependant quelques bons morceaux de ce qui rend Malaparte aussi irritant que séduisant : étalage de carnet d’adresse (Pie XI, la reine des Belges, Marlène Dietrich, Paul Reynaud…), tendresse pour les petites gens (« L’Italie de De Amicis »), sens du détail comique (« Petit-déjeuner obligatoire ») ou anecdotes plus ou moins drolatiques qui n’avaient pas trouvé leur place dans Kaputt (« Du côté des catholiques »). Sans oublier, comme dans « Voyage au pays des miracles », un sens certain de la prose poétique.
Romans inachevés (Stendhal) :
S’il faut parler d’exploitation des fonds de tiroir d’un grand écrivain, c’est bien à l’occasion de la parution (dans les « Cahiers Rouges » chez Grasset) des Romans inachevés de Stendhal, qui nous sont fourgués avec une bande les disant inédits et une présentation par le Stendhal Club.
Sur le caractère inédit de ces morceaux, toussotons : tous ces embryons, faux départs ou vagues projets sont en fait disponibles depuis 1982, parmi encore d’autres, dans un volume intitulé Le Rose et le Vert, Mina de Vanghel et autres nouvelles, préfacé et annoté par Victor Del Litto, professeur à l’université de Grenoble (« Folio classique » n° 1381). Reconnaissons qu’ils sont assez oubliables (y compris par Stendhal lui-même, selon toute vraisemblance) pour que le lecteur qui possèderait ce volume se soit laissé avoir par ce coup des éditions Grasset. Il s’agit ou bien d’ébauches de deux ou trois pages, ou bien de longs débuts poussifs (Une Position sociale) ou bien de départs en fanfare se perdant dans les sables faute de savoir où aller ensuite (Féder, de loin le plus intéressant, par son ton, son sens du portrait, sa drôlerie…).
Quant à la présentation par le Stendhal Club… MM Charles Dantzig, Dominique Fernandez et Arthur Chevallier y échangent platitudes et extravagances, imaginent des films impossibles, placent le mot « gay » (c’est devenue une manie chez M. Dantzig), se demandent s’ils veulent encore un coca, se comparent à Valery Larbaud et traitent – en prenant la voix de Stendhal – d’écrivaillons les Hussards avant de s’en prendre aux professeurs d’université. C’est que Hussards et universitaires auraient classé Stendhal « à droite » (ah bon ?). Scrogneugneu, Stendhal est à gauche, qu’on se le dise ! Observons au passage que d’ordinaire c’est aux gens de droite que l’on reproche une certaine démagogie anti-universitaire. Savoir qu’elle existe aussi à gauche est somme toute rafraîchissant.
Quoi qu’il en soit, ce mini-Stendhal et les propos papillonnants de trois messieurs se voulant probablement stendhaleux ne nous stendhalisent guère.

vendredi 11 août 2017

« Monsieur Onfray au pays des mythes » (Jean-Marie Salamito)

Est-il besoin de présenter M. Michel Onfray, philosophe prêchant avec un certain charme son hédonisme libertaire et athée ? L’homme a ses entrées à la radio et à la télévision ; il anime à Caen une « université populaire » dont les conférences, brillantes, drôles et vives quoiqu’un rien péremptoires, sur l’histoire de la philosophie sont diffusées chaque été sur France-Culture. Il publie aussi des livres.
Les idées ou les croyances de M. Onfray ne seront point débattues ici. Que M. Onfray soit un athée, sinon militant, du moins proclamé[i], nous le déplorons pour lui et pour ceux qui sont sensibles à ses prêches, mais c’est son droit. Encore faudrait-il que l’intéressé usât d’arguments autres que ceux relevés par certains dans son dernier ouvrage, Décadence, s’il voulait que son antichristianisme fût pris au sérieux ; s’il voulait aussi que l’on considérât cet aspect de sa pensée comme autre chose qu’une rage d’une stupidité quasi-pathologique chez un homme qui sait par ailleurs donner, non sans aisance, des preuves d’intelligence.
Certains de ses arguments ont donc été relevés at analysés pour être mieux – et facilement – réfutés par M. Jean-Marie Salamito dans un bref ouvrage, Monsieur Onfray au pays des mythes, paru cette année[ii].
Que reproche M. Salamito à M. Onfray ? D’avoir une connaissance bien superficielle du christianisme, en particulier de celui des origines, et d’en réinventer l’histoire et la pensée à sa convenance. Et les résultats sont parfois croquignolets. Ainsi, pour M. Onfray, Jésus n’aurait pas existé et le christianisme serait une invention de Saint Paul, lequel aurait d’ailleurs détourné le message de ce Jésus imaginaire… M. Onfray, après tout, aurait tort de se gêner en étant à une incohérence près, faisant remonter, selon le vieux mythe éculé, l’antisémitisme qui fit les ravages que l’on sait au XXe siècle au même Paul, lui-même juif… Nous en passons, et de plus épicés, qui sont décortiqués dans Monsieur Onfray au pays des mythes.
Les exemples relevés et démontés par M. Salamito auraient pu – ou dû – être pris avec un éclat de rire et un haussement d’épaules. Or, s’il a fallu que le professeur d’histoire du christianisme antique à la Sorbonne qu’est M. Salamito ait pris sur son temps pour se fendre de sa fort recommandable réfutation, c’est qu’il est à redouter que, compte tenu du prestige dont jouit M. Onfray, le genre d’énormités dont il parsème ses propos aient rencontré quelque écho parmi des gens a priori fort sensés. Ce qui serait dommage. M. Salamito, comme il l’affirme dans le prologue de Monsieur Onfray au pays des mythes, n’a pas entendu écrire « un pamphlet mais plutôt, selon l’expression de Montaigne au seuil de ses Essais, "un livre de bonne foy". Une mise au point, un effort pour rétablir, sans acrimonie, quelques vérités historiques », ajoutant qu’il ne fait en somme que son métier.
Après avoir réfuté donc, de manière souvent drôle et toujours érudite, les affirmations de M. Onfray, M. Salamito s’adresse directement à lui, dans un « envoi » qui clôt (presque[iii]) le livre. En termes bienveillants, il résume les reproches qu’il a à lui faire :
« Au fond, vous qui vous réclamez de la raison, vous avez joué contre cette raison qui constitue notre bien commun, quelles que soient nos convictions personnelles. Au nom de la connaissance, vous avez accumulé les ignorances. Au nom de la critique, vous avez gonflé des baudruches et diffusé des mythes… »
Cet envoi, de l’aveu de son auteur, « tient un peu de la bouteille à la mer » : M. Onfray y répondra-t-il ? L’incertitude résiderait, selon M. Salamito, dans la différence qu’il y a entre la notoriété de M. Onfray et la sienne propre. Il reste une autre hypothèse, moins optimiste : rien ne nous prouve l’existence de monsieur Onfray. Qui sait s’il ne s’agit pas d’un personnage mythique inspiré d’un certain pharmacien au voltairisme crasse, issu de l’œuvre de Gustave Flaubert ? Philippe Muray, qui était probablement moins charitable que M. Salamito, n’a-t-il pas un jour parlé quelque part de « Michel Homais » ? L’incertitude demeure donc.


[i] Il est, entre autres titres, l’auteur d’un Traité d’athéologie.
[ii] Aux éditions Salvator, avec pour sous-titre : « Réponses sur Jésus et le christianisme ».
[iii] Une bibliographie (« Pour aller plus loin ») suit le propos.

dimanche 6 août 2017

« Les deux étendards » (Lucien Rebatet)

Aimez-vous choquer le bourgeois ? Si c’est le cas, quoi de mieux pour cela que d’évoquer, sans que l’actualité y invite, l’œuvre d’un écrivain aux relents, disons… méphitiques ? Lucien Rebatet pourrait sembler fort indiqué, à condition d’avoir sous la main des bourgeois un rien cultivés à choquer. Cela posé, le bourgeois, faute de culture ou de mémoire, dispose aujourd’hui de moteurs de recherche… Mais laissons là les bourgeois.
D’autant qu’il ne s’agit pas de s’intéresser à quelques propos de circonstance de Rebatet (ceux tenus dans Les Décombres par exemple) qui ne nous intéressent pas et qui manquèrent de lui faire connaître quelque matin blême auquel n’échappa pas un Brasillach. Non, il est question ici d’un monumental roman, Les deux étendards, que Rebatet acheva dans sa prison, en 1951.
Un résumé trop bref serait trompeur : les relations, vers 1925, de Régis et Michel, amis et vaguement cousins, avec une jeune fille, Anne-Marie ; quoi, mille trois cents pages pour nous exposer une enième variante de l’éternel triangle amoureux ? Pas tout à fait, puisque Régis se destine[i] à la prêtrise (plus précisément en tant que jésuite) et qu’Anne-Marie, avec qui il partage un amour tendre et aussi chaste que possible, a prévu de se faire religieuse… L’irruption de Michel dans cet univers parfait et apparemment clos[ii] va compliquer les choses.
C’est d’ailleurs la traversée par Michel de cet amour – et de son amitié avec Régis – qui nous est ici contée, en tant que partie d’un itinéraire esthétique, intellectuel, spirituel, sentimental et sensuel[iii]. Michel, donc, après quelques années dans un collège religieux de province, part étudier à Paris. Là, il connaît diverses formes de débauches tout en se repaissant d’art, de musique et de littérature. Après une visite de Régis, il rejoint celui-ci à Lyon, où il fait la connaissance d’Anne-Marie. Par quel mécanisme (admiration, désir de plaire, soif spirituelle) s’engage-t-il sur ce qui paraît être le chemin de la conversion, lui dont les bons pères n’avaient réussi qu’à faire un athée enragé, révolté jusqu’à la caricature ? Jusqu’à la caricature, c’est précisément où risque de le mener cette apparente conversion ; jusqu’à singer avec une certaine Yvonne les liens qui unissent Régis et Anne-Marie, avec d’ailleurs les encouragements de ces deux-là.
Il se cabrera donc. Par une réaction d’orgueil, à n’en point douter, qui va jusqu’au refus de la grâce[iv], mais aussi par la conscience de ce qu’il posait, y compris à ses propres yeux, au converti[v].
Il entraînera Anne-Marie dans cette nouvelle révolte, rompant tout lien avec Régis et fuyant avec elle toujours plus loin, d’étreinte en étreinte… Tout finira par ce qui semble être un naufrage complet, saccage de tout amour et de toute amitié. Seul Régis demeurera sûr de lui.
Ce dernier personnage pose un problème (à moins que ce ne soit un ressort romanesque ou un trait volontiers caricatural de la part d’un auteur dont le moins que l’on puisse dire est que ses sentiments n’étaient guère catholiques) : toujours content de soi, ce futur prêtre paraît faire preuve à l’égard de Michel d’un esprit plus prosélyte que missionnaire. Croyant sans doute l’attirer par ses penchants intellectuels et esthétiques, il en fait un connaisseur de divers auteurs mystiques avant d’en faire un croyant (et un croyant incarné, apprenant à s’abandonner à la grâce)[vi]. Les outils qu’il croit lui fournir deviendront des armes redoutables entre les mains de Michel, lorsque celui-ci se révoltera, pour influencer Anne-Marie.
On l’imagine, un tel roman comporte de longs passages introspectifs, souvent répétitifs, parfois ennuyeux. Des scènes crues aussi, d’un érotisme presque anatomique, qui eussent gagné à être quelque peu abrégés. Ces introspections et cette passion physique, ainsi que les poses et les emportements de Michel, voilà qui penche du côté de quelque romantisme, celui dont naissent de temps à autre des surgeons grandioses ou monstrueux, selon les goûts ou les sensibilités. La façon dont les lieux s’accordent aux sentiments des personnages – de Michel surtout – l’atteste, qu’il s’agisse du mont Brouilly ou de divers quartiers de Lyon, en particulier d’une petite place quelconque, qui deviendra dans le vocabulaire des trois personnages « la place antique ».
Cet écho du romantisme, on le retrouve bien entendu dans la musique, en particulier celle de Wagner, ultime ciment de l’amitié entre Michel et Régis. D’autres musiques sont d’ailleurs évoquées, avec par exemple un aperçu intéressant du jazz tel que l’on pouvait l’entendre à Paris vers 1925, joué par des orchestres noirs américains de passage ou exécuté par des musiciens du cru, imitateurs encore maladroits ou mécaniques quand ils ne se contentent pas de tirer quelque profit de la mode du jour[vii].
Les nuits parisiennes, du reste, ainsi que la bourgeoisie lyonnaise, fournissent à Rebatet des motifs d’heureuses descriptions, volontiers satiriques, d’un ton tout autre que celui d’autres passages. On retrouve quelque chose de ce ton dans les derniers chapitres, qui prennent des formes de plus en plus variées : plus libres ou écrits à la hâte, peu importe, le résultat étant vif. Ce ton satirique, allez savoir si ce n’était pas celui des Décombres ? Et là… Il serait d’ailleurs peu honnête de cacher que certaines tirades antichrétiennes de Michel sont teintées d’antisémitisme, nous faisant une fois de plus au passage le vieux coup des « quatre juifs obscurs » pour désigner les quatre Evangélistes. Il n’est pas impossible que Rebatet ait adhéré à ce fatras indigeste[viii] et que cela ait contribué à l’amener aux prises de positions insensées qui lui valurent des ennuis à la Libération.
Cette digression biographique et historique devrait normalement n’avoir aucune importance. Cependant, si Rebatet avait écrit Les deux étendards dans d’autres conditions que celle de la prison, gageons qu’il eût eu tout loisir de se relire, d’affiner, d’élaguer son texte. En somme, c’est surtout au grand écrivain qu’eût pu être Rebatet que le funeste polémiste qu’il fut fit du tort[ix]. Avec ce talent, le chef-d’œuvre n’était pas loin.
A la parution des Deux étendards, en 1951, Roger Nimier écrivit de ce roman qu’il « appartient à cette littérature vivante où la passion emporte tout, même l’ennui »[x]. Ce n’est pas entièrement faux.


[i] Plus, semble-t-il, qu’il ne s’y sent appelé.
[ii] Du moins est-ce l’impression que donne le roman.
[iii] Anne-Marie aura aussi sa part dans cet itinéraire. Il est permis de se demander si ce n’est pas elle autant que Michel qui doit choisir entre ces « deux étendards », celui du Ciel et celui du Monde (selon St Ignace de Loyola).
[iv] Péché contre l’Esprit : le pire de tous ; il en est rendu compte dans les « éphémérides du péché mortel », au chapitre XXI (sur trente-sept !).
[v] La chose était assez en vogue en ces années : que l’on veuille songer à Jean Cocteau ou – pour décidément choquer le bourgeois – à Maurice Sachs. Tout autre (plus profond) est le cas d’un Max Jacob.
[vi] En somme, Régis paraît plus se soucier de faire de Michel un genre de chrétien « d’élite » que d’en faire un chrétien ou, mieux, de lui offrir de pouvoir le devenir.
[vii] Rebatet est aussi connu pour son Histoire de la musique, œuvre d’un mélomane sincère, érudit, passionné et quelquefois injuste, lorsque surnagent certains de ses préjugés (sur le jazz et les musiciens juifs qui y contribuèrent dès les années 1920, notamment). Ajoutons que, sous le pseudonyme de François Vinneuil, il fut aussi un critique cinématographique exigeant et violent, que François Truffaut citait volontiers comme modèle.
[viii] Sur le caractère autobiographique (en partie du moins) des Deux étendards et sur d'autres aspects, on pourra lire ceci, de Pierre Jova, dans les Cahiers libres.
[ix] Et ce après – et de ce fait, peut-être – le parcours spirituel – notamment – décrit dans Les deux étendards.
[x] L’article est reproduit dans les Journées de lecture parues en 1965 chez Gallimard.