lundi 3 janvier 2022

J’ai feuilleté pour vous…

 Chevreuse (Patrick Modiano)

Quelques lieux, objets, photographies, bribes de phrases, noms ou visages font faire à Jean Bosmans des bonds en arrière ou en avant dans le temps. Il en fera un roman, mais les souvenirs sont une brume où il voyagera toujours. Comme Patrick Modiano qui, fidèle à son habitude, évoque une petite galerie de personnages tour à tour fascinants, louches, dangereux ou pitoyables, voire simplement ridicules. Leurs noms, comme toujours, ont quelque chose de familier et exotique à la fois. Un Modiano de plus, toujours le même roman, quoi qu’en disent les inconditionnels ou les snobs, pas déplaisant à lire mais quasiment impossible à distinguer du précédent : à quoi bon, se demandera le lecteur en tournant les premières pages de Chevreuse. Il aura tort : s’il continue, il découvrira que, peu à peu, le brouillard s’ordonne pour faire entrevoir le début d’une intrigue.

Bosmans devient écrivain pourrait être un autre titre pour Chevreuse. En tout cas, Modiano le redevient complètement, et c’est une bonne nouvelle que ce roman.

Châteaux de sable (Louis-Henri de la Rochefoucauld)

On ne devrait pas trop boire en sortant d’un mariage. Ou, au contraire, devrait-on ? Un certain Louis-Henri de la Rochefoucauld, héros et narrateur du dernier roman de Louis-Henri de la Rochefoucauld, en fait l’expérience. Il atterrira, assoiffé par un excès de boisson, dans un bar clandestin tenu et fréquenté par des royalistes un rien dérangés, où il fera la connaissance d’un nommé Robinson, qui n’est autre que Louis XVI.

Ce dernier s’avère d’une compagnie agréable, bien plus fin (intellectuellement, du moins, que la réputation qui lui a été faite), malgré quelques excentricités. Outre Louis XVI, notre narrateur aura l’honneur et la joie de rencontrer une Marie-Antoinette au naturel, grisonnante et sobrement vêtue, embellie et ennoblie par les épreuves, loin du kitsch chocolatier dont elle semble devenue à son corps défendant l’enseigne, ce dont elle sourit amèrement : « vous savez qu’on se sert de moi pour faire le marketing des macarons ? »

Quoi de mieux, en somme, que cette rencontre fort improbable – ivresse, folie douce, songe éveillé, réalité ou tout simplement roman – pour un homme qui se sent déplacé dans un monde peu fait pour de doux rêveurs issus de vieilles familles françaises ?

Il flotte dans Châteaux de sable comme un parfum légèrement blondinien, où l’ironie et l’humour tempèrent la mélancolie et l’anxiété. Ce n’est pas une surprise, ce parfum étant déjà présent, quoique moins bien dosé, en 2017 dans Le Club des vieux garçons. Et la fantaisie de ces Châteaux de sable n’est pas exempte de gravité, voire de profondeur, en espérant que ces compliments n’offenseront pas l’auteur.

Correspondance, III, 1964-1968 (Paul Morand, Jacques Chardonne)

Il arrive aux noms de Modiano et de La Rochefoucauld d’apparaître dans ces pages : le même Modiano, d’autres la Rochefoucauld.

Peu de choses à dire de plus sur cet ultime volume de la correspondance des deux vieux chats que sur le précédent (1961-1963), paru il y a plus de six ans. Chardonne, sentant la mort venir, semble encore plus tao par moments, ses « ce n’est rien » étant agrémentés d’aveux d’admiration pour la civilisation chinoise. Morand excelle encore ici et là dans l’image originale ou la description-éclair : « Nous vivons ici dans un négatif de photographie : au lieu de la masse claire du lac et d’une place plus sombre, j’ai un lac et un ciel d’ardoise noire, et un sol éclatant de blancheur », écrit-il de Vevey le 29 décembre 1964.

La fin de cette correspondance, ce sera la mort de Chardonne, fin mai 1968. Morand, apprenant cette mort, écrira le 30 mai 1968 lettre qui ne partira évidemment pas, finissant par : « Je ferme ici une correspondance d’une quinzaine d’années, une boule de laine dans la gorge. » Curieusement, cette lettre est suivie d’un post-scriptum reconnaissant apparemment quelques mérites à de Gaulle. Tout arrive… Le vieil homme entrera ensuite dans le long hiver, pour paraphraser Blondin, et ce sera le Journal inutile qui commencera le surlendemain.

Reste, entre des souvenirs dur Proust (et quelques autres) et des considérations point déshonorantes sur Les Choses de Georges Perec, un voyage dans le temps qui fascinera les amateurs et rasera les autres d’une manière monumentale, quand ils ne seront pas outrés par l’imbécillité politique, morale et spirituelle de Morand. Dommage pour ce grand talent (ce dont il a déjà été question ici).

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