mercredi 30 décembre 2020

Dans la brume

 Les myopes, dont votre serviteur, sont exposés depuis quelques mois à un dilemme dès qu’ils sortent : voir le monde à travers un voile de buée résultant du port du masque, ou ôter leurs lunettes pour ne plus en avoir qu’une vague impression. Pour ma part, j’ai choisi la buée. Dans les rues de Paris, aux heures sombres, les réverbères et les feux des voitures s’irisent dans le brouillard de mes lunettes. Un des rares charmes de l’année 2020.

Cette buée ne voile pas que notre vue. Il semble que le brouillard ait envahi les esprits, des peuples aussi bien que des gouvernements. Et cela, évidemment, a moins de charme.

J’en veux pour exemple les prétendues méthodes ou stratégies utilisées ici et là pour lutter contre l’épidémie qui a envahi nos vies voici bientôt un an. L’hiver dernier, nos gouvernants rejetaient avec mépris l’idée de contrôler les frontières et de placer en quarantaine quiconque viendrait de l’étranger : « les virus n’ont pas de passeport », psalmodiaient-ils, heureux de cette trouvaille. Cette contrainte nous eût peut-être évité bien des déboires et bien d’autres contraintes, plus pesantes. À vouloir user d’arguments (ou plutôt d’incantations) d’ordre idéologique contre une mesure d’hygiène connue depuis longtemps, ils se sont par la suite improvisés hygiénistes, ayant recours à des méthodes franchement archaïques, quoique d’une certaine efficacité. Ajoutons l’apparition d’applications à télécharger sur son téléphone portable (à condition de disposer d’un modèle adéquat), et nous avions sous les yeux ce mélange d’archaïsme et de foi aveugle en la technique qui caractérise la modernité tardive.

Voici qu’apparaissent peu à peu des vaccins qui pourraient finir par nous débarrasser de cette insistante pandémie. On le souhaite, évidemment, et nous gouvernants le claironnent. La vitesse à laquelle ces vaccins sont apparus et l’habitude d’avoir entendu nos responsables politiques dire tout et le contraire de tout sont probablement les raisons pour lesquelles tant de Français s’en méfient. Après tout, nous ne savons pas trop ce qu’on nous inoculera. De même, d’ailleurs, que nous ne savons pas trop de quoi sont faits les médicaments que nous ingérons volontiers quand nos médecins nous les prescrivent. Peut-être est-ce là un argument qui pourrait apaiser nos craintes ?

Mais assez parlé de ce maudit virus. Il est d’autres exemples de confusion, aussi intéressants que drôles car la confusion ne réside pas où l’on pourrait croire. Ainsi, il y a quelques semaines, les journalistes et les lecteurs de Marianne se sont étonnés – pour ne pas dire étranglés – de ce que Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’industrie ait déclaré que le libéralisme était « la meilleure façon d’être de gauche ». N’étant personnellement ni de gauche ni libéral, je ne me prononcerai pas quant à la pertinence de l’épithète utilisée par Mme Pannier-Runacher. Il n’est en revanche pas interdit de penser qu’être libéral peut être une manière d’être de gauche, voire d’être socialiste. Le saint-simonisme et ses évolutions peuvent être cités en exemple. C’est ce qu’a fait Frédéric Rouvillois dans un essai intitulé Liquidation, paru cette année aux éditions du Cerf. Le sous-titre en étant « Emmanuel macron et le saint-simonisme », on comprendra aisément que Rouvillois entend ici donner une cohérence aux choix politiques de M. Macron, que l’on résume un peu trop facilement par son fameux en même temps. Cet essai consiste largement, en les classant selon différents thèmes, à confronter d’amples citations d’écrits saint-simoniens à des discours ou des propos de M. Macron et des plus lettrés de ses conseillers, parrains, suiveurs ou thuriféraires. Le rapprochement est pertinent, et certains desdits conseillers (etc.) l’assument et même le revendiquent depuis un bon moment. La différence avec Liquidation réside dans le fait que son propos n’est guère favorable à la politique de M. Macron (« l’utopie des très riches »). Cet essai relativement bref (et, dirait-on, édité d’une manière quelque peu expéditive) vient apporter un éclairage au point aveugle du XIXe siècle à travers les âges, de Philippe Muray : la parenté entre le socialisme et le libéralisme, issus du même bouillonnement de pensée magique vieux d’environ deux cents ans (et dont il faudrait sérieusement songer un jour à nous défaire), voire l’hybridation entre les deux.

Après tout, concevoir ce à quoi l’on entend s’opposer est toujours plus fécond que marmonner ou éructer – selon son tempérament – des slogans hostiles, voire haineux. Je recommande donc la lecture de Liquidation aux journalistes et aux lecteurs de Marianne.

Et je souhaite à mes lecteurs une joyeuse et sainte fête de Noël. En espérant que 2021 sera un meilleur millésime que 2020.

samedi 28 novembre 2020

L’essentiel et le reste

 Si le confinement qui nous fut imposé entre mars et mai de cette année avait comme un caractère de douleur mêlée d’angoisse et d’attente, celui que nous subissons depuis fin octobre donne un sentiment de perplexité teintée d’amertume. Comme si « on ne la faisait plus » aux redoublants. Beaucoup d’entre nous renâclent quant au caractère essentiel ou non essentiel de tel ou tel motif de sortir de chez nous, motif que nous cochons sagement sur nos attestations.

Faut-il voir dans la distinction officiellement faite entre nos diverses activités un manifeste, voire un programme, du macronisme ? Ce serait donc : bosser et bouffer, le reste comptant pour du beurre ? Le reste ? Citons : aller s’acheter un (bon) livre, rendre une brève et prudente visite à ses vieux parents, ou encore pratiquer sa religion. Ce tri a quelque chose d’offensant.

On pourrait y voir un problème de vocabulaire : notre gouvernement n’aurait-il pas plutôt dû nous dire que c’était justement de l’essentiel qu’il nous serait demandé de nous priver un temps, afin de pouvoir mieux le retrouver ensuite[i] ? Non que travailler ou se nourrir, encore moins travailler pour se nourrir, soient des occupations méprisables. Elles sont même nécessaires. Après tout, personne ne souhaite mourir de faim ou de misère, ni en faire souffrir d’autres. Mais, à travers ce problème de vocabulaire, notre gouvernement semble avoir un problème de communication ou plutôt de point de vue.

Pour s’en rendre compte, il suffit d’entendre nos ministres dire « les Français » plutôt que « nous ». Ils paraissent ainsi s’exclure de la nation au gouvernement de laquelle ils participent. Si l’on ajoute à cela les attestations à remplir pour sortir faire trois pas dans la rue, on pourra comprendre que certains esprits fatigués finissent par se sentir administrés par quelque autorité d’occupation. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que certains finissent par gober la première faribole complotiste qui leur passe sous les yeux.

Il faudrait aussi – avis aux amateurs ou, mieux, aux universitaires – prendre le temps de se pencher sur la manière qu’ont certains ministres ou hauts fonctionnaires de s’adresser à nous (ou aux Français, comme on voudra), manière souvent relayée dans la presse : nous serions au mieux de petits enfants (que l’on encouragera par des métaphores guerrières ou par des injonctions comme « Papi et Mamie vont à la cuisine manger leur part de bûche »[ii]), ou alors des benêts (la ridicule affaire des masques, ce printemps, en a été une des premières et plus mémorables illustrations), ou bien, au pire, des suspects qu’il importe de tenir en respect (combien de fois aurons-nous entendu parler de « tour de vis » ou de « durcissement » à propos des règles sanitaires que nous avons à appliquer ?)[iii].

Le sommet du ridicule a été atteint avec une des annonces faites mardi 24 novembre par M. Macron, annonce confirmée le 26 par M. Castex. Il s’agit bien entendu de l’autorisation des célébrations religieuses limitées à trente personnes. Cette limite n’ayant à peu près aucun sens, mieux eût encore valu prolonger de deux semaines l’interdiction des célébrations en public, ce que nous eussions pu endurer avec tristesse mais aussi avec patience[iv]. Il est malheureusement possible de supposer que le protocole proposé par nos évêques pour un bon déroulement – du point de vue sanitaire – des messes n’aura pas même eu l’heur d’être étudié par le gouvernement. Plus que de la malveillance, il faut y voir une probable marque de paresse intellectuelle et de mépris. Nous en avons hélas l’habitude.

Il n’en demeure pas moins que cette inepte décision gouvernementale – outre favoriser assez dangereusement un sentiment de défiance et des désirs de désobéissance civile – a été l’occasion d’un grand nombre de plaisanteries, ce qui fait toujours du bien par ces temps sombres et confus[v]. Comment ? entends-je déjà protester. Des plaisanteries alors qu’un terrible fléau nous frappe ? Oui, des plaisanteries, du rire, dans la mesure où rire des choses sérieuses est parfois une chose sérieuse.

Il reste à dire de ces temps, une fois qu’ils seront derrière nous, qu’ils devraient constituer un matériau romanesque fécond, pour peu que quelques écrivains se laissent aller à une veine à la fois profonde et narquoise. Pour les inspirer, on leur donnera à méditer ce qu’écrivit Flannery O’Connor sur son premier roman, La Sagesse dans le sang : « C’est un roman comique sur un chrétien malgré lui, et en tant que tel, très sérieux, car tous les romans comiques de quelque valeur doivent porter sur des questions de vie ou de mort. »

Le programme est ambitieux. Les candidats sont autorisés à prendre le temps nécessaire pour se préparer.



[i] Le roi de Suède, qui n’a pas une réputation d’orateur enflammé, en a été capable, le dimanche des Rameaux, en disant à son peuple que, malgré l’importance des fêtes de Pâques, il allait peut-être falloir s’abstenir cette année de célébrations religieuses et retrouvailles familiales.

[ii] Celle-ci est intéressante, outre l’appellation familière de « Papi et Mamie », par l’emploi du présent de l’indicatif, le futur simple étant probablement un temps que nous ne sommes pas censés encore maîtriser, pauvres petits enfants que nous sommes.

[iii] Serait-ce là un mal typiquement français ? J’ai comme l’intuition qu’aucun gouvernement ou aucun régime dans notre pays ne se sent à l’aise avec la notion de légitimité depuis 1792 environ (!), d’où une méfiance a priori envers la population de la part du pouvoir, quel qu’il soit.

[iv] Enfin… divers génies n’ont pas réussi à imposer un report de Noël, contrairement au Black Friday : tout n’est pas perdu !

[v] Un florilège – incomplet et d’une valeur inégale quoique comprenant quelques excellentes trouvailles – a été proposé il y a peu dans La Vie.

mercredi 11 novembre 2020

« La grande épreuve » (Étienne de Montety)

 Les récents assassinats commis en France par des islamistes[i], outre ajouter à la tristesse des épreuves que nous traversons tant bien que mal en ce moment, nous obligent à nous souvenir du martyre, en 2016, du père Jacques Hamel. C’est évidemment ce martyre qui a inspiré à Étienne de Montety son dernier roman, La grande épreuve, paru il y a quelques mois aux éditions Stock. La trame en est donc aussi simple qu’effroyable : à la fin d’une messe qu’il célébrait, un vieux prêtre est égorgé par deux islamistes, lesquels se laisseront ensuite abattre par les policiers venus libérer leurs otages.

Ce que nous dépeint La grande épreuve, c’est le chemin qui va mener cinq personnages à leur rencontre tragique un matin d’août dans une église : le prêtre et ses deux assassins, bien entendu, mais aussi une religieuse qui assistera à l’assassinat, et l’officier de police qui dirigera l’assaut.

Commençons – de manière à nous en débarrasser – par adresser un reproche à Étienne de Montety : La grande épreuve est-il vraiment un roman ? Nous y verrions bien plutôt le récit romancé – par la transposition des lieux, des noms et des détails concernant les personnages – de l’assassinat du père Hamel, mêlé à la synthèse de quelques « cas » de parcours de djihadistes. L’ensemble « fonctionne », si j’ose dire, par une construction intelligente qui tisse la toile tragique dans laquelle vont se prendre les personnages. Mais cela semble écrit dans un style d’enquête journalistique fait pour que quelques critiques paresseux le qualifient de haletant[ii].

Une fois énoncé ce reproche, venons-en à ce qui fait l’intérêt de La grande épreuve.

Cet intérêt réside dans la description des personnages : le père Georges Tellier, la petite sœur Agnès de Jésus, Daoud et Hicham (les deux assassins), et enfin le capitaine Frédéric Nguyen. Ces personnages ont entre eux des relations de ressemblance et d’opposition.

Il y a bien entendu l’opposition entre le martyr chrétien – le père Tellier – et ses assassins, « martyrs » selon une conception radicalement fausse. Le père Tellier nous est décrit comme un prêtre apparemment sans charisme exceptionnel, assailli parfois de doutes quant à sa vocation, sympathique assurément, mais, semble-t-il, un peu fatigué. Or voici que survient l’épreuve, celle du martyre : il lui faut l’accepter sans fléchir ; d’abord en essayant de raisonner les tueurs afin de les empêcher de commettre leur crime, puis, voyant à qui il a à faire en fait, à travers deux jeunes imbéciles, en luttant avec les pouvoirs qui lui sont conférés :

« Une certitude soudain, fulgurante, le saisit : cette violence qui vient d’éclater a un nom, celui que l’Église donne au Mal depuis toujours. Le responsable c’est celui qui prend possession, celui qui divise, celui qui perd : Satan. Les voilà maintenant face à face.

Georges se débat avec une vigueur inattendue. Dans ses yeux, on lit une incompréhension mêlée de compassion : ils ne savent pas ce qu’ils font. Hicham est surpris de rencontrer une résistance et brandit son couteau pour l’intimider.

-          Au nom de Jésus-Christ, ne fais pas ça ! Au nom de Jésus !

À ce nom, Hicham sent une force le traverser, une rage, une furie intérieure qui lui ordonne : "Tue ! tue !" »

Une autre relation intéressante à relever est celle qui oppose la petite sœur Agnès de Jésus à un des assassins : tous deux ont grandi dans un milieu aisé et ont connu, chacun à sa manière, une « conversion » allant jusqu’à changer de nom ; Agnès Mauconduit est devenue la petite sœur Agnès de Jésus, et David Berteau est devenu Daoud. L’une se sent appelée par Dieu à faire rayonner le bien, l’autre se croit un devoir de tuer des « infidèles », c’est-à-dire de faire le mal.

Ce Daoud – ou David – est d’ailleurs un enfant adopté, d’origine étrangère. Élevé par un couple de braves gens pour qui toute satisfaction réside dans l’aisance matérielle, il se lance dans une quête identitaire semée de pièges dans lesquels il tombe tous. On peut l’opposer en cela au capitaine Nguyen, fils d’une réfugiée vietnamienne, qui n’a pas connu son père. Issu d’un milieu modeste, épris d’action, il trouvera sa voie dans la police (ce en quoi on pourrait aussi l’opposer à Hicham). Indifférent à toute préoccupation spirituelle, on le découvre, au moment de l’assaut, à la fois ébranlé et perplexe devant ce qu’avait bien compris le père Tellier :

« Le capitaine Nguyen n’a jamais rien observé de pareil. Il en a vu, pourtant, des yeux de forcenés, de criminels, de pédophiles. Des yeux cruels, des yeux perdus, des yeux fixes de tueurs, de vengeurs, de fous, de pervers, d’enragés, de trompe-la-mort. […]

Des regards de possédés… Mais possédés par quoi ? »

Cette interrogation vient après le combat du père Tellier, ce qui ajoute une nouvelle relation de ressemblance-dissemblance entre les personnages.

Quant au diable, le triste exemple des deux assassins, en particulier celui de Daoud, nous suggère que l’ennemi doit aimer à s’installer dans les âmes vides.



[i] Il convient de nommer les trois martyrs de Nice : Nadine Devillers, Simone Barreto Silva, Vincent Loquès.

[ii] Quelques extraits cités en donneront un exemple.

samedi 10 octobre 2020

« L’Or du temps » (François Sureau)

 Faut-il chercher sur la vie et l’œuvre d’Agram Bagramko, peintre de Ma source la Seine, d’autres renseignements que ceux fournis par François Sureau dans L’Or du temps ? Qu’il soit permis d’en douter. Nous devrons donc nous contenter au sujet de « ce réfugié aux origines imprécises, proche du groupe surréaliste depuis l’époque dite des sommeils, mais séparé ensuite de Breton par son mysticisme tranquille qui le rendit suspect » de ce que François Sureau aura bien voulu nous livrer, pour servir son propos dans la descente du cours de la Seine à laquelle il nous invite.

Ce Bagramko, quoique voyageur et nanti, sinon d’un carnet d’adresses, d’une liste d’accointances longue comme le bras[i], ne saurait être présent partout le long de la Seine, et au fil du récit nous faisons d’autres rencontres : d’intéressants généraux nommés Mangin ou Brosset, un vieux sage juif de Troyes (Rachi) et son contemporain Chrétien de Troyes ; et d’étranges lieux aussi, comme le lac d’Orient, nous sont évoqués.

Peu à peu nous approchons de Paris et, là, la Seine de Sureau semble prendre un autre cours que celui que nous connaissons[ii] : elle vient irriguer tout Paris où elle finit par se perdre. Et c’est en fait un autre livre qui commence, dont le prétexte n’est plus la Seine, mais Paris. Si Bagramko, son fantôme ou son souvenir, nous accompagne toujours, Sureau s’est trouvé ici un nouveau parrain en la personne de Jacques Hillairet, figure chère aux amoureux de Paris[iii], lequel fait l’objet d’un portrait à la fois reconnaissant et ironique sur quatre pages. Il est bon, pour évoquer Paris en artiste, de disposer des renseignements amassés avec la rigueur passionnée d’un officier du génie pour s’y repérer. Outre ce portrait et quelques références explicites, les titres des chapitres de L’Or du temps relatifs à Paris rappellent souvent ceux des méthodiques promenades proposées par le colonel Coussillan dans Connaissance du vieux Paris, avec il est vrai quelques fantaisies : « Le salut, du Luxembourg à Neuilly », « Rive droite, du Père-Lachaise à Odessa »…

Comme il a été dit plus haut, on s’éloigne ici des rives de la Seine, jusqu’à explorer des quartiers sans grand rapport avec celles-ci. Nous pourrons donc par exemple nous égarer du côté du boulevard Barbès, dans une rêverie à la fois fantomatique et féroce du magasin Dufayel : de ce temple précoce du capitalisme kitsch (ou du kitsch capitaliste ?), il ne reste aujourd’hui que quelques portails le long du boulevard Barbès ou de la rue de Clignancourt. Nous en saurons plus, au passage, sur ce nom, DUFAYEL, que l’on voit s’étaler sur les murs aveugles ou les pignons des immeubles, en gros caractères publicitaires, dans tant de vieilles photographies de Paris…

Les détours, les digressions, les méandres ou les bras morts, oserait-on dire, abondent donc dans les chapitres parisiens de L’Or du temps. François Sureau semble avoir perdu de vue son prétexte, voire son système, mais il serait un peu mesquin de le lui reprocher.



[i] Un bras plus long que ne pourrait jamais en avoir la Seine.

[ii] Pour descendre la Seine avec Sureau jusqu’à son embouchure, il y eut cet été une série sur France-Culture, reprenant d’ailleurs (des sources à Paris) pas mal de passages de L’Or du temps.

[iii] À qui est dédié son Dictionnaire historique des rues de Paris.

lundi 31 août 2020

Lectures en liberté (2)

 La curieuse épreuve de ce printemps – dont nous n’avons pas fini de subir les conséquences ou les rebondissements – aura donné à certains le loisir de réfléchir à ce qu’elle a révélé de notre monde, de ce qu’il a été et de ce qu’il pourrait ou devrait être. D’aucuns auront même eu la capacité d’organiser ces réflexions et de nous les faire connaître par écrit. Si le risque d’une mode – que l’on pourrait nommer littérature coronaviresque – produisant des fruits d’une valeur fatalement inégale est avéré, il n’en demeure pas moins que l’on peut rencontrer ici et là des pensées nourrissantes.

Le matin, sème ton grain, de Mgr Éric de Moulins-Beaufort[i], est une « Lettre en réponse à l’invitation du Président de la République »[ii] qui s’articule autour de quatre axes : la mémoire, le corps, la liberté et l’hospitalité.

La mémoire est celle, évidemment, des sacrifices et des efforts de ceux que leur métier a exposés pendant que nous nous étions abrités chez nous ; mais aussi celle des souffrances de ceux dont l’abri était exigu, précaire, voire absent ; celle, enfin, d’un temps où, dans les grandes villes, la frénésie habituelle connut une suspension qui avait quelque chose, malgré les tristes circonstances, d’une trêve. Que faire alors de cette mémoire ? Des monuments, des cérémonies et des pompes ? Certes non, plutôt prendre conscience de la dureté de l’existence de nos prochains et chercher à l’atténuer – y compris par des mesures de politique très terre-à-terre – ainsi qu’instaurer régulièrement des moments de trêve dans notre activité productive ou marchande ; ces moments, dans un monde de tradition chrétienne, comme le rappelle Mgr de Moulins-Beaufort, portent un beau nom, qui est dimanche.

Parler du corps est l’occasion de ce que l’on peut oser nommer des jeux de mots sérieux. Mgr de Moulins-Beaufort nous invite à réfléchir aux rapports entre plusieurs corps : le corps individuel et le corps social, le corps physique et la personne qui l’habite ; et aussi à réfléchir à notre rapport à la mort. Il est donc question dans cette partie de la préservation de notre santé, de celle des autres, de ce que nous pouvons attendre de la société et de ce que nous pouvons lui offrir. Par-delà ces questions se posent aussi celles du dévouement envers les plus démunis, y compris les malades et les mourants. En ce qui concerne ces derniers, il semble que le « confinement » n’ait pas été un moment des plus heureux : « J’ai déjà regretté plusieurs fois publiquement que les plans d’urgence des hôpitaux, prévoyant de ne plus y laisser entrer le personnel "non-indispensable", incluent dans cette catégorie les aumôniers et tous les visiteurs. Non seulement une telle mesure réduit le patient à n’être qu’un bénéficiaire de soins médicaux mais elle fait peser le poids de l’accompagnement des personnes sur les seuls soignants, par définition débordés dans une telle situation. »

En matière de liberté, Mgr de Moulins-Beaufort, outre la regrettable impossibilité faite aux aumôniers, visiteurs ou proches d’accompagner malades et mourants, rappelle qu’une liberté fondamentale dans notre pays, celle des cultes, a été mise de côté un temps par l’État pour des raisons sanitaires. Partant de cet exemple, il nous avertit sur les risques que nous courons lorsque l’État, même avec de bonnes intentions, en vient à outrepasser ses attributions. Chaque citoyen et chaque responsable politique devraient retenir cette phrase : « L’État bienveillant peut être au moins autant envahissant et disciplinaire que l’État totalitaire. »

L’hospitalité, enfin, est un devoir qui pourrait nous être rappelé par le caractère universel de l’épidémie qui nous frappe. Les étrangers, dans de telles conditions, le sont-ils entièrement ? N’y a-t-il pas une plus grande place à faire aux habitants des pays pauvres, en les accueillant mieux ou en leur permettant de mieux vivre dans leurs pays ? Dans les deux cas, cela ne se fera pas sans la prise de conscience de ce qu’une certaine sobriété est nécessaire dans notre rapport à la Création.

Pour tout catholique, les propos de Mgr de Moulins-Beaufort devraient sembler évidents. Mais un rappel n’est pas inutile, surtout quand il s’appuie sur une expérience que nous avons tous plus ou moins connue. Soit dit en passant, ce dernier aspect devrait rendre ce discours abordable à tous, catholiques ou non. À moins que d’aucuns veuillent obstinément garder les yeux fermés.

Le titre du numéro 15 des « Tracts » Gallimard, paru en juin de cette année, pourra sembler provocateur, voire agressif, à quelques lecteurs : L’Idolâtrie de la vie. Olivier Rey nous y livre ses réflexions sur le genre de paralysie qui nous a saisis à l’occasion de l’épidémie que l’on sait.

Ce titre exige quelques explications : quelle est cette « vie » au nom de laquelle nous avons été presque tous sommés de nous enfermer chez nous, qu’il a fallu préserver « quoi qu’il en coûte » ? Olivier Rey répond à cette question en nous invitant à suivre les évolutions de la définition de vie dans le dictionnaire de l’Académie française de 1694 à 1935 : on y passe de « l’union de l’âme avec le corps » (1694) à « l’état des êtres animés tant qu’ils ont en eux le principe des sensations et du mouvement » (1795) puis à « l’activité spontanée propre aux êtres organisés, qui se manifeste chez tous par les fonctions de nutrition et de reproduction, auxquelles s’ajoutent chez certains êtres les fonctions de relation, et chez l’homme la raison et le libre arbitre » (1935) ; de spirituelle, la vie devient physiologique, matérielle. Et sauver une vie consistera alors uniquement à maintenir quelqu’un en bonne santé : tant pis pour les autres conceptions de la vie – à commencer par la vie éternelle !

Autour de ce chapitre central s’articulent diverses questions portant sur l’emprise exercée aussi bien par l’État et par la technique sur nos vies.

L’État, à force de se prétendre tout-puissant et omniscient – outre qu’il risque souvent de se ridiculiser (voir le pénible feuilleton des « masques ») – finit par attirer sur lui toute la colère d’une population qu’il aura volontiers infantilisée dès lors que tout ne va pas bien. Jamais nous ne nous interrogeons sur nos erreurs ni sur ce que nous pourrions faire pour que les choses aillent mieux. En laissant l’État céder à une tentation d’orgueil, nous nous condamnons à être des gamins geignards et peu lucides quant à nous-mêmes.

Quant à la technique, la conception intégralement matérialiste (ou physiologique) de la vie pousse, selon Olivier Rey, à en accepter une emprise croissante, au nom de l’impératif de « sauver des vies » ou de la priorité absolue de « la santé ». L’analyse de propos tenus par Mme Fioraso en 2012, alors qu’elle était ministre de l’Enseignement et de la Recherche, est à ce titre éloquent.

Il a été beaucoup question, alors qu’enfermés en nos demeures nous ruminions, du monde d’après : dans les dernières pages de son essai, Olivier Rey ne cache pas son scepticisme quant à diverses déclarations et envolées plus ou moins lyriques (ou revendicatives) émises autour de cette notion. En revanche, il nous invite à « réapprendre, collectivement et individuellement, à compter sur nous-mêmes […] alors que les glapissements contre l’incapacité des "grands" dans les crises qui les dépassent sont une façon de se maintenir en position de servitude ». Belle façon de nous rappeler à nos responsabilités au lieu de rêver d’utopies ou de nous plaindre.



[i] Archevêque de Reims et président de la Conférence des Évêques de France.

[ii] Invitation lancée par M. Macron à « chacun des responsables des cultes de France » de contribuer « à une réflexion nationale sur ce que la lutte contre l’épidémie de la covid-19 nous apprend et sur l’avenir que nous entrevoyons ». Il sied de répondre aux invitations !

samedi 25 juillet 2020

Lectures en liberté


Depuis deux mois et demi qu’il nous est possible de mettre le nez dehors[i] sans Ausweis, nous essayons tant bien que mal de reprendre le cours de nos vies. Peu à peu, les petits tracas et les petites comédies du quotidien reviennent, celle du travail par exemple. Nous éprouvons cependant quelques joies, y compris dans ce dernier domaine : revoir les collègues, même les plus ennuyeux, fait chaud au cœur. Quant aux amis et à la famille, cela va de soi. Nous avons même pu retourner à la messe, ce qui n’est pas une mince joie. Et nous avons retrouvé le plaisir d’entrer dans les librairies, pour y chercher quelques nouveautés ou classiques désirés, ou pour y faire des trouvailles inattendues[ii].
De mon premier survol de librairie, je retiendrai trois livres, qui ont tous quelque chose à voir avec la liberté.
Presque saints ! (Jérôme Anciberro, Tallandier)
La présentation de l’auteur, en quatrième de couverture, pourrait faire reculer les frileux : Jérôme Anciberro a été rédacteur en chef de Témoignage chrétien. Mais faisons fi des préjugés, ce que nous permet Touiteur, moyen d’expression souvent utilisé par le susnommé, où il se montre souvent érudit, curieux, pertinent et drôle. L’impression est confirmée à la lecture de ce Presque saints ! où, à travers quelques « canonisations ratées et autres causes délicates », Jérôme Anciberro nous expose ce qu’est un saint pour l’Église catholique ainsi que le processus de canonisation. Nous sont aussi présentées les considérations qui amènent l’Église à nous donner ou non tel ou tel comme exemple ou intercesseur, ainsi que les évolutions d’icelles.
Si certains cas, comme celui de sainte Philomène, relèvent de la curiosité historique, d’autres, plus contemporains, sont exposés avec sérieux, rigueur et mesure. Pie XII en fournit un excellent exemple. Au passage, le portrait que fait Jérôme Anciberro de ce pape est fort nuancé, qualité qui manque le plus souvent à ses laudateurs ou à ses détracteurs.
Voilà donc un livre rigoureux, intelligent, écrit dans un souci de clarté, et souvent avec le sourire, ce qui ne gâte rien, bien au contraire : la sainteté ne saurait en rien être un sujet incitant à la tristesse.
De Gaulle et les grands (Éric Branca, Perrin)
Comme toutes les années finissant par le chiffre 0, on célèbre la mémoire de Charles de Gaulle, né en 1890, refusant la défaite en 1940 et mort en 1970. L’auteur de L’Ami américain (sur les rapports parfois troubles entre notre pays et les États-Unis, en particulier du temps de de Gaulle), eût pu céder à la facilité de nous livrer une série d’anecdotes, plus ou moins savoureuses, plus ou moins connues, plus ou moins controuvées, relatives aux rencontres entre de Gaulle et quelques autres figures historiques de son temps. Dieu merci, si De Gaulle et les grands ne manque pas de telles anecdotes, il s’agirait plutôt d’une évocation de de Gaulle, de sa pensée et de sa politique, au travers de ses rapports avec ces figures. Ces rapports peuvent être d’amitié, d’estime, de méfiance, voire de franche hostilité… C’est le plus souvent fort intéressant, mais on déplorera la faiblesse du chapitre sur Mao, qui relève, plutôt que de l’histoire, de l’élucubration néo-malrucienne. Et, que l’on trouve Malraux ridicule ou génial, on est plus souvent avec lui dans la littérature que dans l’histoire. Ce n’est pas un tort, mais il vaut mieux en être conscient.
Sans la liberté (François Sureau, tracts Gallimard)
Y aurait-il un « moment Sureau » ? Il semble que ce ne soit qu’aujourd’hui que l’on découvre cet écrivain pourtant déjà sexagénaire. Les auditeurs de France-Culture peuvent l’écouter cet été, vers sept heures du matin, parler de la Seine, reprenant des passages de L’Or du temps, son dernier opus, riche et intéressant ensemble de digressions ayant pour prétexte une descente de la Seine depuis sa source. Mais nous verrons cela une autre fois.
En septembre 2019, la collection « tracts » de Gallimard a fait paraître Sans la liberté, où Sureau, avec éloquence, nous met en garde contre une certaine dérive des démocraties modernes. En gros, nos démocraties auraient tendance à n’avoir plus pour objet que le maintien au pouvoir d’une classe politique par ailleurs médiocre. Parfois par des moyens peu démocratiques. Force est de reconnaître que François Sureau n’a pas tort. Il suffit de se rappeler avec quelle morgue, quel cynisme et quelle brutalité divers mouvements ou manifestations (parfois un peu désordonnées, il est vrai) d’opposition ont été traités ces dernières années en France.
Et comment ne pas apprécier cette allusion à l’œuvre d’Evelyn Waugh : « Ou s’il y a un "monde nouveau", il faudrait s’inquiéter que ses habitants, en politique du moins, ressemblent au Rex Mottram de Retour à Brideshead, "minuscule fragment d’humain qui se faisait passer pour un homme complet" ». L’allusion est pertinente, mais pour un peu je la trouverais presque indulgente. Certains des philistins qui prétendent nous gouverner me font penser à un autre personnage du même roman, un nommé Hooper, prototype du petit homme moderne, qui dit en passant devant un asile de fous, vers 1942 : « Hitler les mettrait dans une chambre à gaz. Je suppose que nous pouvons apprendre une chose ou deux de lui. » Mais, à la décharge de François Sureau, on n’avait pas encore entendu M. Olivier Véran trouver quelques mérites au gouvernement chinois en matière de gestion des épidémies[iii].




[i] Un nez masqué, certes.
[ii] Tout cela, et ce qui précède, en pratiquant les gestes-barrières, bien entendu.
[iii] C’était le 18 février 2020, sur France Inter.

dimanche 31 mai 2020

Prophéties pour avant demain

À plus d’un point de vue, l’enfermement dont nous sortons peu à peu nous a obligés à user des « moyens du bord » : matériellement, socialement, intellectuellement, esthétiquement, spirituellement… Nos diverses entreprises de survie, malgré de bonnes résolutions et parfois de beaux élans, auront été ce qu’elles auront été. Fatalement, nous avons dû tourner un peu en rond, au propre comme au figuré. Et, pour éviter de sombrer dans la dépression, nos imaginations ont pu nous pousser à nous jouer des rôles : d’aucuns se seront vus en moines (cénobites ou anachorètes), d’autres en grands cuisiniers, certains en architectes d’intérieur, un peu tout le monde en épidémiologistes, quelques-uns en stratèges, voire en futurologues. Et l’on doit même pouvoir trouver des gens qui se sont rêvés en chroniqueurs de ces temps d’épreuve, voire en écrivains.
Les épidémiologistes improvisés auront suivi attentivement, chaque jour, des statistiques qu’ils auront été bien en peine d’interpréter. Il s’en sera trouvé pour prendre parti pour ou contre l’usage de la chloroquine (mot qu’ils ignoraient peu avant) et la personne du professeur Raoult ; ou pour prédire une seconde, voire une troisième « vague », ou pas de vague du tout, de la funeste épidémie qui empoisonne nos vies, et parfois les endeuille, depuis quelques mois. Ils auront aussi usé régulièrement du mot cluster et parlé de R0.
Les futurologues en chambre n’auront pas manqué non plus : les journaux, les réseaux dits sociaux et les radios sont pleins de leurs prédictions assénées avec assurance : la fin du monde est proche, l’avenir sera vert, nous serons tous cyclistes, il faudra travailler plus, il faudra travailler moins, nous serons désormais plus solidaires, ce sera la loi de la jungle, j’en passe et de plus gratinées.
À propos des promesses de cette réclusions dont nous sortons à peine, timides et engourdis, ceux d’entre nous qui y ont vu l’occasion d’approfondir leur vie spirituelle (ce qui n’est pas à nier) ont sans doute accueille avec une joie mêlée de soulagement la possibilité d’aller à la messe (ce soulagement n’a rien de honteux et pourrait bien être dans certains cas une preuve d’humilité). Et les amateurs de littérature ne se plaindront pas de pouvoir se fournir en pages neuves, après avoir plus ou moins suivi un programme ambitieux de relectures, à moins qu’en la matière ils se soient laissé guider par leur fantaisie, des associations d’idées ou de subites inspirations, voire quelquefois, tout simplement la lassitude.
Pour ma part, ma dernière relecture aura été Hissez le grand pavois[i], d’EvelynWaugh : j’avais besoin de rire, si possible de manière hénaurme, intelligente et élégante. Je n’ai pas été déçu, bien entendu, sachant à quoi m’attendre : les douteuses espiègleries de Basil Seal, la vie ridicule et parfois tragique[ii] des bright young things (de moins en moins young…) et de leur entourage pendant la drôle de guerre[iii].
En relisant ce petit chef-d’œuvre, je fus aussi frappé par l’abondance de personnages tenant de source sûre des informations leur permettant d’annoncer, dès l’automne 1939, ce que sera la guerre, avec une certitude à peine entamée par les démentis que leur apportent les faits. Il est vrai que, dans de telles circonstances, changer régulièrement de certitudes quant à l’avenir permet de garder celles-ci à peu près intactes.
M. Macron nous disait il y a deux mois et des poussières que nous étions en guerre. L’image était évidemment inappropriée, dans le style ampoulé et martial qu’affectionne cet homme apparu par surprise, style sans doute cher à qui n’a jamais porté un uniforme. Cela dit, une certaine ressemblance entre l’ambiance de ce désolant printemps et celle de la drôle de guerre dépeinte par la plume élégante et acide d’Evelyn Waugh m’a frappé.
Ne nous hâtons donc pas de prédire ce que sera le monde d’après. Que Dieu nous en garde ! Tâchons plutôt de faire en sorte que l’avenir ne soit pas trop sombre.
(Et je dédie ces propos à ceux qui n’ont pas eu le loisir de parcourir une abondante bibliothèque ni d’approfondir leur vie spirituelle, occupés qu’ils étaient à vivre serrés dans d’étroits logements, à survivre de maigres ressources ou à partir travailler chaque jour au service des autres en espérant ne pas attraper ni ramener chez eux le néfaste virus que l’on sait.)


[i] Titre original : Put Out More Flags.
[ii] La mort de Cedric Lyne ajoute à ce roman la touche d’amertume sans laquelle Waugh ne serait pas Waugh, dans sa maturité du moins. Ce roman fut écrit en 1941, d’une traite, quand Waugh était de retour de la désastreuse expédition de Crète.
[iii] The bore war, disaient alors les Britanniques. L’expression américaine phoney war n’a apparemment pris le pas que plus tard.

jeudi 30 avril 2020

Ironies (M. Pastoureau, M. Trump et les désastres)

À l’occasion du premier anniversaire de l’incendie de Notre-Dame de Paris, La Croix a eu la bonne idée de demander à quelques personnalités de contribuer par un court texte à cette triste commémoration. La contribution, parmi d’autres de M. Michel Pastoureau, éminent historien, a fait quelque bruit dans le monde catholique français, assez représenté par les lecteurs du quotidien susnommé. La raison de l’indignation qui s’est manifestée est simple : dans ce texte, M. Pastoureau proposait de « déconsacrer » Notre-Dame de Paris pour en faire un musée, étant donné que sa fréquentation assidue par des touristes armés de perches à selfies avait rendu impossible toute vie de prière à l’intérieur de la cathédrale, du moins avant l’incendie[i].
Il est facile d’objecter à M. Pastoureau qu’une fois « déconsacrée », notre cathédrale ne serait plus qu’une coquille vide, magnifique, certes, malgré les terribles dégâts de l’an dernier, mais une coquille vide quand même. Et que, même pour des esthètes épris de cohérence (sinon embrasés de ferveur religieuse), la question de l’usage d’une église est réglée depuis belle lurette : une église est une église. C’est un propos que Marcel Proust (peu suspect de fanatisme) développa il y a plus de cent ans avec plus de talent que je n’en aurai jamais[ii]. Du reste, où faudrait-il alors installer la cathédrale de Paris ?
Et, quitte à parler de musée, on pourrait ironiser en disant que dans un tel musée il faudrait exposer M. Pastoureau dans quelque vitrine, le choix du procédé de conservation de l’intéressé étant laissé aux responsables de ce musée.
À propos d’ironie, une fois connues les réactions indignées à ses propos, M. Pastoureau a cru bon de faire remarquer que ceux-ci étaient en fait ironiques. Et d’affirmer regretter que personne n’ait été capable de le comprendre. M. Pastoureau, à l’en croire, s’est donné de la peine pour rien, les lecteurs de son texte n’étant pas armés intellectuellement pour en saisir les finesses, les bijoux d’ironie patiemment ciselés. On croirait voir là la réaction de quelque baronnet de la macronie s’inquiétant de l’incompréhension du bon peuple français devant quelque projet de loi absurde ou injuste. Pour un peu, ce genre de personnage vous dirait que ses occupations consistent trop souvent à jeter des perles aux pourceaux. Ainsi donc, nos élites, politiques ou universitaires, seraient peuplées de génies incompris.
Il serait agréable de laisser à M. Pastoureau le bénéfice du doute. Après tout, peut-être a-t-il vraiment voulu ironiser ? Dans ce cas, c’est raté : des esprits fins, possédant à n’en point douter un certain sens de l’ironie, n’y ont apparemment rien vu de tel[iii]. Il devait y manquer le petit signe, le petit clin d’œil (pas trop appuyé quand même) qui signale que le propos n’est pas sérieux. Ou alors M. Pastoureau, regrettant le scandale provoqué par ses propos, aura jugé élégant de s’en tirer en faisant passer ceux-ci pour une plaisanterie. Si c’est le cas, plaignons M. Pastoureau pour l’idée qu’il se fait de l’élégance.
En somme, cette pirouette n’honore guère M. Pastoureau. Après tout, un certain M. Trump, qui occupe dit-on de hautes fonctions aux États-Unis d’Amérique, a cru s’en tirer d’une manière analogue après avoir suggéré à des médecins d’injecter du désinfectant aux malades atteints du virus qui empoisonne la vie du monde entier depuis quelques semaines.
Tout cela serait fort drôle si, dans un cas, il ne s’agissait pas d’une église chère à nos cœurs attristés depuis un an et, dans l’autre, d’une épidémie qui, derrière les statistiques effrayantes ou encourageantes selon les jours, raccourcit des vies et laisse des familles endeuillées.
Cela dit, un moment de consternation n’interdit pas l’espérance.


[i] Cela est bien résumé ici, chez Patrice de Plunkett.
[ii] Dans un texte intitulé « La mort des cathédrales ».
[iii] Comme ici Jean Duchesne dans Aleteia.

vendredi 20 mars 2020

Nos vies recluses

Le sourire amical que j’adressai tantôt à nos voisins d’Italie est devenu, par la force des choses, un sourire fraternel et navré. Nous voilà donc, nous aussi, sommés de nous enfermer chez nous, ce qui devrait bientôt arriver – et arrive déjà – dans certains pays. Ces conditions sont dures, mais si elles sont nécessaires pour éviter une catastrophe – ou du moins en limiter les effets – il nous faut nous y plier avec discipline.
Cette épreuve nous frappe en plein Carême, et en l’occurrence les privations qu’il nous faut endurer ne sont pas de ces « petits sacrifices » pas si durs auxquels nous consentons pieusement chaque année. Nous voilà privés jusqu’à nouvel ordre de messes et de sacrements. Dans le désert, il nous reste la prière et la charité. C’est peut-être dans de telles circonstances que nous sommes capables d’en saisir l’importance. De saisir aussi ce qu’est la solitude de ceux que leur santé empêche en permanence de sortir de chez eux. Ou encore ce qu’est la faim, quand sortir acheter à manger devient une aventure guère exaltante[i]. Et aussi d’apprendre cette vertu qu’est la patience.
Évidemment, pour ceux qui, depuis quelques jours, travaillent à distance, les choses ne sont pas si difficiles[ii] : ils ont de quoi occuper leurs journées et sont même payés à cela[iii]. Quant aux autres confinés, il leur faut bien trouver quelque chose à faire. D’aucuns inventent de petits jeux idiots ou amusants, se filment et répandent cela sur Internet. C’est, certes, souvent sympathique, mais un peu vain. Au bout de la vingtième plaisanterie relayée par un ami ou un parent, on finit par se lasser. D’autres se gavent de films ou de séries télévisées : je ne sais pas dans quel état se trouve leur cerveau chaque soir.
Reste la lecture. Les gros lecteurs poursuivront probablement un programme déjà établi, dévorant des piles déjà constituées, non en prévision de la dure épreuve que nous avons à subir, mais simplement par habitude. Ou, s’ils n’avaient pas renouvelé leur stock, peut-être avaient-ils un programme de relectures ?
Pour ma part, étant dans ce dernier cas, j’ai décidé d’être imperturbable : je relis à petites enjambées Crime et Châtiment, que j’avais lu bien trop jeune pour tirer de ce roman les nourritures dont il regorge. Lorsque j’aurai terminé cette lecture, j’aviserai. J’ai malheureusement le temps, car il est probable (et peut-être souhaitable, hélas) que la durée de ce grand enfermement excède les deux semaines initialement annoncées.
Suis-je d’ailleurs aussi imperturbable que je l’affirme ? J’ai remarqué que, chaque fois que des personnages se serrent la main ou se donnent une accolade, j’ai peur pour eux. Mais l’actualité influence parfois aussi nos lectures d’une manière plus directe.
Il a été beaucoup dit, par exemple, que La Peste de Camus s’est dernièrement vendu comme de petits pains, à une époque où il était encore possible d’entrer dans une librairie pour acheter des livres. Curieuse idée, à mon goût, que celle de vouloir ainsi coller à l’actualité à travers la littérature. À tout le moins, je garderais ce genre de lecture pour plus tard. Et à qui tient à des lectures en rapport avec la situation où nous nous trouvons, je conseillerai plutôt le Voyage autour de ma chambre, de Xavier de Maistre. Il n’est pas inutile pour le moral de lire aussi des choses drôles.
Bien entendu, pour qui n’a pas ce livre chez soi, il est un peu tard[iv] : l’idée de se faire livrer à domicile quoi que ce soit, y compris des livres, si elle est séduisante, sollicite le concours de personnes pour préparer, emballer, transporter et déposer les commandes, s’exposent à la contagion. Nos plaisirs, même les plus élevés, ne valent pas la vie d’un homme. il vaudrait mieux que les personnes ainsi sollicitées aient, comme la plupart d’entre nous, la possibilité, la chance même, de rester chez elles.
Cessons donc, nous autres confinés, de nous plaindre : restons chez nous, prions, lisons, rions et faisons quelque chose pour nos prochains, autant que cela nous est possible.


[i] Cette aventure est à relativiser, à côté de ce que doivent vivre ceux qui travaillent dans les boutiques et magasins que nous fréquentons.
[ii] À condition, il est vrai, de vivre seuls. La solitude a aussi des avantages.
[iii] Cela dit sans dénigrer en aucun cas ces personnes, dont je fais partie.
[iv] Mais ne constatons-nous pas qu’il est – d’une manière bien plus préoccupante – un peu tard pour beaucoup de choses ? Demandez aux médecins des hôpitaux (et aux personnels médicaux en général) dont le dévouement n’a d’égal que le mépris avec lequel ils ont été traités par des gouvernements successifs ces dernières années.

samedi 14 mars 2020

Pour une étiquette en temps d’épidémie

Une épidémie frappe en ce moment le monde et, si elle s’étend de manière redoutable (au point d’avoir été qualifiée de pandémie), il ne nous paraît pas toujours facile d’en évaluer, imaginer ou comprendre la gravité. Le mal qui se propage semble se situer quelque part entre un très mauvais rhume (aux conséquences bénignes ou fatales) et la grippe espagnole. Dans une telle incertitude, les comportements excessifs ne sont pas surprenants, du déni bravache à la panique, à la terreur, voire au désespoir.
Or, pour les quidams que nous sommes, je ne vois pas pour ma part de conduite viable à tenir en dehors d’une simple et calme prudence. Les autorités, civiles et religieuses, nous y incitent d’ailleurs : que ce soit pour échanger un signe de paix dans la charité du Christ pendant les messes ou pour nous saluer dans notre vie profane, nous sommes enjoints d’éviter accolades, baisers et poignées de main.
Les temps difficiles incitent parfois à une certaine frivolité. Sans doute pour tromper l’ennui ou encore l’angoisse. Les journaux nous ont donc administré quelques anecdotes sur le check du bout des poings où à coups de coudes, voire sur le footshake, manière pataude de se toucher du pied (chaussé, bien entendu) pour se saluer. Quelques responsables politiques en ont fait la démonstration pour la galerie. C’est amusant dix minutes, mais ensuite on s’en lasse.
Une solution plus sérieuse peut consister à chercher des modèles ailleurs : en se mettant la main sur le cœur, à la mode musulmane, ou en joignant les mains avec une inclinaison plus ou moins profonde du buste, selon une coutume que l’on prête aux Asiatiques. Pourquoi pas…
En fait, mille manières peuvent être envisagées, dès lors qu’elles sont dignes et amicales. Montrer la paume de sa main droite (dépourvue de toute arme)[i], ou encore incliner la tête, comme le résumé d’une révérence[ii]. L’essentiel réside peut-être dans les nombreuses expressions que l’on peut donner à son visage. Celles-ci peuvent aller d’une compassion empreinte de gravité, dans les moments douloureux, à une joie fraternelle ou amicale (que l’on veuille bien faire l’effort de sourire des yeux !), en passant par l’encouragement dans les épreuves. Tout est possible pour témoigner de l’amitié, du respect, ou la plus élémentaire des politesses, sans palper les mains de qui l’on rencontre. Il suffit d’y mettre de son âme.
Et c’est une précaution qui pourrait nous dispenser d’avoir à nous claquemurer chez nous pendant des semaines, comme cela arrive à nos voisins italiens. À qui j’adresse un amical sourire.
(Cela dit, les choses ne semblent pas bien tourner : à Paris, nous ne pourrons pas aller à la messe ces prochains dimanches. En attendant de rester longtemps enfermés chez nous ? Des choses étonnantes se passent d’ailleurs de toutes parts, puisque l’on a entendu M. Macron, dans un discours aux accents nobles quoique grandiloquents, annoncer la nécessité d’une politique qui serait l’exact contraire de celle qu’il a menée sans discontinuer depuis bientôt trois ans.)


[i] Ce qui serait l’origine du salut militaire.
[ii] Sans en faire trop : il n’est pas nécessaire de se mettre en même temps au garde à vous en claquant des talons, à moins de vouloir se donner des airs prussiens.

samedi 22 février 2020

« Libres d’obéir » (J. Chapoutot)

Le point Godwin, comme on dit sur Internet, connu chez les lettrés sous le nom de reductio ad Hitlerum, a parfois une trajectoire inattendue. Tout allait bien tant que ces expressions étaient utilisées par quelques personnes considérées comme réactionnaires par l’opinion à la mode, pour se défendre d’accusations souvent approximatives et grossières. Il en va tout autrement lorsque des usages tout à fait admis par la même opinion font l’objet d’un rapprochement, plus ou moins rigoureusement étayé, avec des pratiques ou des idées en vogue dans l’infernal univers national-socialiste. La panique saisit alors ceux qui pensent comme il convient, et il leur est aisé d’exprimer leur indignation devant ce scandale.
Cette indignation, on a pu l’entendre il y a quelques semaines de la bouche de M. Guillaume Erner, lors de son billet d’humeur matutinal  sur France-Culture. L’objet de son ire était un livre écrit par Johann Chapoutot, Libres d’obéir, sous-titré « Le management, du nazisme à aujourd’hui ». Comment !? N’est-ce pas pousser le point Godwin un peu loin que d’assimiler les méthodes de management pratiquées aujourd’hui dans de nombreuses entreprises au national-socialisme, quoi que l’on pense de ces méthodes ? M. Erner, par son indignation, m’a en tout cas convaincu d’une chose : c’est qu’il n’a probablement pas dépassé la page 18 dans sa lecture de Libres d’obéir, car il aurait trouvé, s’il avait poursuivi sa lecture, cette utile précaution dès la page 19 :
« Notre propos n’est ni essentialiste, ni généalogique : il ne s’agit pas de dire que le management a des origines nazies – c’est faux, il lui préexiste de quelques décennies – ni que c’est une activité criminelle. »
Voilà pour éclairer la lanterne frémissante de M. Erner. L’ouvrage de Johann Chapoutot est plutôt à prendre, selon ses propres termes, comme une « étude de cas » s’appuyant sur la destinée et les travaux de Reinhard Höhn (1904-2000), juriste allemand ayant atteint un grade élevé dans la SS avant de fonder dans les années 1950 l’Akademie für Führungskräfte, institut qui fournira pendant des décennies de nombreux cadres supérieurs ou dirigeants à l’industrie et à l’administration allemandes. Chapoutot nous fait observer au passage, afin de prouver que la destinée de Reinhard Höhn n’est pas un simple rebond dans la trajectoire, que l’on pourrait imaginer picaresque (or elle ne l’est pas), d’un Allemand profitant d’une dénazification imparfaite autant que sélective, que les questions d’organisation passionnaient déjà cet homme avant et pendant la guerre, et que ses travaux dans ce domaine l’avaient alors fait remarquer.
Il ne sera point fait ici une recension détaillée de Libres d’obéir, mais c’est un ouvrage intéressant, qui a l’important mérite de nous mettre mal à l’aise en nous faisant entrevoir que le national-socialisme ne nous est pas toujours aussi étranger que nous le voudrions bien.
Et puisqu’il est question de « généalogie » (ou de l’absence de celle-ci) du management, si bien évidemment les managers d’aujourd’hui ne sont pas les héritiers directs de quelques regrettables hordes noires, il peut être intéressant de se demander quelle est la matrice, l’origine de ce cousinage.
C’est au détour d’un recueil de textes politiques de George Orwell[i] que l’illettré que je suis a découvert l’existence de James Burnham (1905-1987), avec qui Orwell avait rompu quelques lances en 1944, écrivant à propos de The Managerial Revolution, livre de Burnham paru en 1941 :
« Pour faire bref, la thèse de Burnham est celle-ci. Le capitalisme libéral a vécu et le socialisme, en tout cas à la présente période de l’histoire, est impossible. Ce qui se produit maintenant est l’apparition d’une nouvelle classe dirigeante, nommée "managers" par Burnham. Ils sont représentés en Allemagne et en URSS par les nazis et les bolcheviks, et aux États-Unis par les cadres supérieurs des entreprises.[ii] » Orwell, tout en reconnaissant ce que cette observation avait de pertinent, ne s’en réjouissait guère, contrairement, semble-t-il, à Burnham[iii].
En résumé, on vit fleurir un peu partout, au XXe siècle, un monde de technocrates somme toute indifférents aux buts qu’ils servaient, du moment qu’ils avaient l’occasion de briller par leurs supposées compétences et leur efficacité. La littérature des années 1930 en présente d’ailleurs quelques exemples, en haut comme en bas de l’échelle, du jeune imbécile nommé Hooper dans Retour à Brideshead, d’Evelyn Waugh (plutôt en bas de l’échelle) au type de « Maurétanien » (plutôt au milieu ou en haut de celle-ci), parfaite illustration du technocrate froid et auto-satisfait dans Sur les falaises de marbre, d’Ernst Jünger[iv].
Cela ne nous amène toujours pas à la matrice. Peut-être faut-il la chercher dans les bouillonnantes illusions du XIXe siècle, dont les vapeurs n’ont pas fini de nous intoxiquer : scientisme, hygiénisme, sentiment ou désir, encouragé par une technique toujours plus envahissante, de toute-puissance, confinant à la magie. Cela doit pouvoir se vérifier dans bien des domaines, de l’organisation des entreprises à ce que l’on nomme bioéthique. Philippe Muray en avait entrevu quelque chose dans son XIXe siècle à travers les âges ; on regrettera cependant qu’il ait limité son propos au socialisme.


[i] Orwell and Politics, disponible en « Penguin Classics ».
[ii] Ma traduction laborieuse de : Shortly, Burnham’s thesis is this. Laissez-faire capitalism is finished and Socialism, at any rate in the present period of history, is impossible. What is now happening is the appearance of a new ruling class, named by Burnham the ‘managers’. These are represented in Germany and in the USSR by the Nazis and the Bolsheviks, and in the USA by the business executives.
[iii] Ce professeur de philosophie américain, après avoir été trotskyste jusqu’en 1939, finit par être un des maîtres à penser des néo-conservateurs
[iv] Petit reproche ici à Chapoutot. Certes, l’allusion au Travailleur de Jünger est pertinente (page 64), mais il eût fallu rendre justice à Jünger et à l’évolution de son point de vue, notamment à travers du type du « Maurétanien ».

mercredi 29 janvier 2020

Humbles réflexions sur une manifestation

Commençons par évacuer l’aspect le plus vain de la manifestation « anti-PMA pour toutes » ou encore contre le projet de révision de la loi dite bioéthique du 19 janvier. Je veux bien sûr parler du nombre de manifestants : étions-nous « des centaines de milliers » comme l’affirment les organisateurs, quarante-et-un mille comme l’a dit la préfecture de police[i], ou bien vingt-six mille, à en croire les dires du cabinet « Occurrence », qui semble être devenu une source considérée comme infaillible (on se demande pourquoi) par nos amis les journalistes ? Peu importe le vrai nombre puisque, de toute façon, le gouvernement n’en a cure et ne se dérange même pas pour évoquer cette opposition, quelle que soit son ampleur. Quel intérêt, alors, d’aller manifester contre un projet de loi dont tout semble dire qu’il passera presque comme une lettre à la poste, tant ses enjeux paraissent passer au-dessus des têtes chenues d’un nombre non négligeable de nos vertueux sénateurs ?
Premièrement, celui, pour des dizaines (ou des centaines, donc) de milliers de quidams, d’exprimer leur désaccord profond d’avec les évolutions que veut permettre ce projet de loi. Tout le monde n’a pas la possibilité d’écrire des tribunes pertinentes dans les journaux ni de publier des communiqués tout aussi pertinents. Tout le monde n’a pas non plus l’éloquence nécessaire pour cela.
Ensuite, il n’est pas inintéressant d’observer l’évolution d’une protestation qui se situe en grande partie dans la lignée de la « Manif pour tous ». Et, bonne nouvelle, au moins du côté des organisateurs, il semble qu’un souci de cohérence gagne le discours. Il a été assez souvent question d’écologie dans les interventions qu’il m’a été donné d’entendre, et même de contestation d’un modèle libéral, lui aussi cohérent, c’est-à-dire touchant à des domaines variés, dont l’économie : à travers le risque que présente le risque de soumission au marché de la transmission de la vie, certains semblent enfin avoir entrevu que ce n’est pas au marché de régir la société. Reste à savoir s’il s’agit d’un propos sincère – les arguments m’en ont parfois paru un peu « plaqués », mais peut-être est-ce là l’effet d’un réveil tardif de la pensée, tant des gens convenablement « de droite » s’étaient engourdis à omettre de critiquer le libéralisme – ou d’une posture. La même interrogation vaut pour les manifestants. Mais il y a des raisons d’espérer : à la manifestation du 6 octobre, j’avais eu l’occasion de féliciter de jeunes gens qui tenaient bien haut une pancarte improvisée où l’on pouvait lire :
La technique détruit la Terre,
Ne la laisse pas détruire ton père.
Et les tracts[ii] distribués par des militants de « Pièces et main-d’œuvre » m’ont paru recevoir un bon accueil.
Je n’ose prédire, ni même la souhaiter, une quelconque « convergence des luttes » (tant l’expression est galvaudée) entre des « forces » conservatrices, écologistes et sociales. Mais pourquoi ne pas espérer une rencontre entre des esprits se voulant cohérents ? Conservatisme, écologie, justice sociale, voilà trois notions qui n’ont rien d’incompatible, bien au contraire. Il est temps d’en prendre conscience.
Et, pour ma part, ce 19 janvier, comme on nous avait distribué, avant d’aborder l’avenue de l’Opéra, des bâtons de craie, je me suis permis d’écrire sur la chaussée :
Arrêtez le progrès
et
N’achetez personne ! Jamais !


[i] Nombre probablement avancé pour montrer que cela fait moins que les quarante-deux mille manifestants « comptés » en octobre.
[ii] Contre l’eugénisme et l’anthropocide – Appel pour l’abolition de toute reproduction artificielle de l’humain.