lundi 28 mars 2016

Une littérature à tiroirs (Leo Perutz)

On vit apparaître dans l’empire austro-hongrois, au début du XXe siècle, toute une génération, aussi curieuse que passionnante, d’écrivains nés dans les années 1880. Les noms de Robert Musil, de Hermann Broch ou de Franz Kafka (le succès de ce dernier étant, certes, posthume) viennent à l’esprit. Mais songeons-nous souvent à Leo Perutz ?
Saluons donc les efforts de quelques maisons d’édition (Phébus et Zulma, en particulier) pour que ce nom émerge des brumes – aveugles et parfois injustes – de l’oubli. Trouver lors du pillage des rayons d’une librairie un roman de Leo Perutz est toujours la promesse d’un voyage étrange.
Au-delà des formules
Les éditeurs susnommés aiment à placer sur leurs quatrièmes de couverture ou sur leurs bandeaux ce jugement de Jorge Luis Borges : « un Kafka aventureux ». La formule est jolie, alléchante même, et l’adoubement de Borges plutôt engageant. Méfions-nous cependant des formules d’écrivains célèbres. Tandis que Kafka nous livre une perception tragique et grotesque de l’existence (figurée en des lieux et des temps incertains), les récits de Perutz sont clairement datés et localisés et la vie s’y déroule souvent en des coulisses inquiétantes (et parfois moqueuses). Les personnages y sont le jouet de visions, de rêves, d’impostures ou de confusions qui nous laissent en refermant ses romans dans l’incertitude et la perplexité propres aux récits fantastiques réussis. Ajoutons à cela un goût pour les époques passées – disons entre 1500 et 1700[i] – et nous pourrions aussi bien dire : « un Edgar Poe à costumes » ou « un E.T.A Hoffmann rationnel ». Mais ce serait tout aussi partiel que le « Kafka aventureux » évoqué plus haut. Et nous n’avons ni le talent ni le prestige d’un Borges.
Une vue imprenable
Avant de partir s’installer à Tel-Aviv en 1938, Leo Perutz, natif de Prague, avait vécu à Vienne[ii]. De Prague ou de Vienne, toute l’histoire mouvementée de l’Europe centrale et de ses marches aux XVIe et XVIIe siècles est à portée du regard : un monde mouvant où se rencontrent – se heurtent parfois – le Nord et le Sud, ou encore l’orient étrange et l’occident friand de situations nettes (encore que…). Ajoutons à cela les guerres de religion, les alliances et les revirements, et voilà le décor idéal pour des histoires d’identités incertaines, de trahisons ou de plaisanteries cruelles, entre le Milan du Judas de Léonard et quelque Poméranie du Cavalier suédois. Le médiéval et le moderne s’y entrechoquent ou s’y côtoient aussi : dans Le Judas de Léonard, le Léonard dont il est question, c’est bien entendu Léonard de Vinci ; or il arrive à celui-ci de rencontrer quelquefois un vieux voyou bien défraîchi et amnésique qu’on dit français, fort lettré, et qui pourrait fort bien être une François Villon ayant échappé à la potence ; chronologiquement, la chose est possible, mais aurions-nous à faire se rencontrer un vieux Villon et un jeune Léonard, tant ils nous paraissent aujourd’hui relever de temps différents ?
Fantastique
L’Europe centrale, le Saint-Empire au XVIe siècle, voilà qui peut mener partout, y compris aux Amériques, par l’appétit de conquête d’un Charles Quint. La Troisième balle, premier roman de Perutz, nous transporte ainsi d’une Allemagne en proie aux guerres de religion à un Mexique investi par des Conquistadores aux âmes d’une qualité disparate. Il ne nous sera pas vraiment permis de savoir si ce Mexique fait partie des souvenirs d’un cavalier espagnol ou des hallucinations d’un reître allemand sous l’effet d’un élixir. Cette incertitude permet bien des hypothèses, aucune n’étant à privilégier par rapport aux autres : signe d’un fantastique maîtrisé. La même remarque vaut pour Le Maître du Jugement Dernier : est-ce une malédiction (dont l’explication en fait fort rationnelle nous fera faire un bref détour à Florence en 1532) qui a provoqué quelques suicides à Vienne en septembre 1909, ou cette explication n’est-elle que la justification délirante du narrateur après avoir poussé un de ses amis au suicide ? La « note de l’éditeur » qui clôt ce roman ferait pencher pour la seconde hypothèse, mais son ton est tellement insistant et péremptoire que le lecteur est pris de doutes…
Revenons cependant à La Troisième balle. Un passage curieux où le cavalier espagnol raconte un rêve de Cortez, nous nous interrogeons : alors qu’il s’était jusque-là contenté de narrer ce qu’il avait vu, voilà que ce cavalier nous fait entrer dans les rêves d’un autre ; serait-ce une incohérence de débutant de la part de Perutz ? C’est la première impression, pas toujours juste : considérons que ce récit est entendu par notre reître allemand qui se trouve dans un état passablement second… Nous voilà donc en terrain peu sûr.
(Observons, mais c’est un autre sujet, que dans son rêve, Cortez se voit rendre compte de son expédition, émaillée comme on sait de pillages et de massacres, à Charles Quint, lequel est entouré notamment de son grand chambellan et de son confesseur. Il leur dit entre autres choses qu’il a « employé toute [sa] force dans le but d’augmenter la gloire de la Chrétienté », ce à quoi le confesseur rétorque, à propos des Indiens massacrés : « Et pourtant, ce sont des hommes comme nous, ils ont été sauvés par le précieux sang du Christ. » A quoi bon brandir, en effet, les étendards de la Chrétienté si c’est pour se comporter autrement qu’en chrétien ? Cela posé, joyeuses et saintes fêtes de Pâques[iii] !)


[i] Ce qui présente le petit inconvénient (ou le charme, selon les goûts) du pittoresque d’époque. Un pastiche pourrait donner : « D’une escarcelle qu’il sortit de son pourpoint, il tira deux ducats d’or qu’il jeta au hallebardier. Celui-ci le laissa entrer dans la cour. Mais il ne vit pas qu’à la fenêtre qui faisait face à l’échauguette où l’attendait Ermenegilda, la fille de maître Cipollatus, se tenait Reinhardt, armé d’une arquebuse. »
[ii] La présence à Vienne de Leo Perutz et celle, de plus en plus envahissante, d’amis d’un moustachu originaire de Linz étaient devenues incompatibles. Ledit moustachu était un personnage aux pouvoirs étonnamment maléfiques, qui eût pu être imaginé par Perutz. Ou par Hermann Broch, si l’on songe au Tentateur.
[iii] En particulier aux Bruxellois, que j’embrasse. Et à d’autres qui souffrent aussi, ailleurs. Comment faire face à de telles horreurs sans sombrer dans la haine, le désespoir ou l’exaspérante mièvrerie contemporaine ? J’aime assez un récent billet de Koztoujours à ce sujet.

vendredi 18 mars 2016

Céline au cinéma

Il serait périlleux d’entrer dans le tourbillon habituel de considérations et de concessions sur Louis-Ferdinand Céline, tourbillon dont un bon résumé fut donné dans un jeu des « Papous » sur France-Culture voici quelques années :
« Céline, quel génie ! Ah, Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit… Oui, mais quel salaud quand même, avec ses pamphlets antisémites ! Mais quand même, quel génie ! Ah, Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, etc. »
En gros, on n’en sort pas.
C’est sans doute le risque auquel s’est exposé Milton Hindus (1916-1998), universitaire américain qui cumulait les qualités apparemment incompatibles de juif et d’admirateur de Céline. La rencontre entre l’écrivain et son admirateur eut lieu en 1948 au Danemark et ne dut laisser à aucun des deux un souvenir agréable. C’est en tout cas ce que donne à supposer Louis-Ferdinand Céline, deux clowns pour une catastrophe, le nouveau film d’Emmanuel Bourdieu.
Argument
En 1948, Céline demeure avec sa femme Lucette au Danemark, près de Korsør, dans une maison de campagne que lui a prêtée maître Mikkelsen, son avocat, lequel avait réussi à le tirer de la prison où les autorités, à la demande de l’ambassadeur de France, l’avaient jeté. Il y attend la possibilité d’un hypothétique retour en France, lequel ne sera possible qu’en 1951. En gros, il est accusé de collaboration.
Or voici donc que Milton Hindus, avec qui il correspondait déjà depuis quelque temps et qui était à l’origine d’une pétition d’écrivains américains en sa faveur, vient lui rendre visite. Le spectacle peut commencer, voilà nos deux clowns réunis : le clown blanc (Hindus) et un auguste furibard (Céline).
Hindus, en bon universitaire américain, est pétri de sérieux et ne se sépare jamais du carnet où il note les moindres réparties du maître (du moaîître, serait-on tenté d’écrire, pour faire plus célinien). Il fait de cette visite amicale un long entretien, posant à Céline force questions sur son art, auxquelles l’intéressé répond à la fois évasivement et avec le bagout qu’on imagine. Petit à petit, il en vient à l’antisémitisme du bonhomme, lequel n’est pas toujours avare en confidences bizarres (sur Hitler, « clown cataclysmique », par exemple). Céline, quant à lui, semble caresser le projet (ou feint de le caresser) d’écrire avec Hindus un manifeste pour la réconciliation entre « Aryens » et Juifs. On devine assez vite que le malaise croissant finira en une amère rupture, malgré les efforts de Lucette pour « arrondir les angles » entre les deux.
Un bon petit film ?
Ainsi résumé, l’argument du film ne nous apprend rien de plus que quelques entrées bien choisies du Dictionnaire Céline de Philippe Alméras[i]. Reste à voir la manière, ce qui a son importance lorsqu’il est question de Céline.
Expédions en quelques mots la réalisation : elle est fort sobre, assez pépère, même ; ce pourrait être celle d’un téléfilm de facture honnête. Les costumes sont bien rendus, avec un Céline peut-être un peu trop « Meudon », quand même : mal rasé et vêtu d’innombrables couches de guenilles. Le tout semble avoir été filmé dans les Flandres, offrant aux regards du spectateur un genre de Danemark à trois heures de route de Paris, présentant sans doute l’avantage de disposer de figurants à l’allure « baltave » mais comprenant les instructions d’un réalisateur français.
Récital
Un tel cadre laisse toute leur liberté aux acteurs, voire toute leur licence. A eux d’en faire bon usage. Géraldine Pailhas joue une Lucette vive, intelligente, farfelue en même temps que raisonnable, voire intéressée par moments : il importe de ne pas blesser Hindus, qui pourra être utile au retour du couple à Paris. Pour ce qui est de ce dernier, saluons le talent de Philip Desmeules, acteur canadien qui a réussi à le faire exister – avec une réserve toutefois sur sa tendance à rouler des yeux exorbités au moindre prétexte – en admirateur transi puis déçu. C’est qu’il fallait tenir tête à un Denis Lavant déchaîné, lancé en permanence dans un récital « célinien », assurément le clou du spectacle, méritant quelques remarques.
Au début du film, on est frappé par la petite taille de Denis Lavant. Et l’on est pris d’un doute : Céline, d’après divers témoignages, était plutôt d’une taille moyenne à grande. L’acteur parviendra-t-il à faire oublier cet écart ?
La sauce prend plutôt bien. Lavant, certes, fait du Lavant : il grimace et gesticule, fait un peu trop rouler son corps dans une claudication caricaturale… En un mot, il est excessif. Mais en la matière, l’excès pourrait être la bonne mesure, pour paraphraser Nimier dans sa préface à Casse-pipe. La logorrhée délirante émaillée de sottises énormes et de traits de génie est plutôt bien approchée.
Pourtant le ton n’y est pas toujours, la voix non plus. Lavant est souvent un peu trop geignard, un peu trop nasal, là où il aurait dû nuancer son récital par des notes plus gutturales, moins éraillées aussi, et par plus de préciosités appuyées. Une écoute des divers entretiens que donna Céline dans les années 1950 permet de s’en rendre compte.
Il n’en demeure pas moins que l’illusion fonctionne de temps en temps. A croire que Denis Lavant pourrait incarner une cafetière, un poisson rouge ou même un écrivain bizarre avec les limites que, curieusement, lui impose sa démesure.
Procès à charge ?
Ce côté grimaçant, ces ronds de jambes, ces mines tour à tour obséquieuses et menaçantes, voilà qui ressemble fort à un portrait – à un procès ? – à charge. Peu de choses sont dites sur l’art de Céline, à part quelques allusions à sa fameuse transposition. Les enregistrements de Céline, ainsi que les Entretiens avec le professeur Y, nous en apprennent infiniment plus. Les gémissements, les pitreries, le cabotinage et même le mensonge n’en sont pas absents, certes, mais les propos qu’ils enrobent rendent un peu plus justice au génie de leur auteur (qui en était conscient – un peu trop, peut-être ?).
N’ayant pas lu le livre que tira Hindus de sa rencontre avec Céline[ii], je ne me prononcerai pas sur la fidélité du film d’Emmanuel Bourdieu à ce récit. Que ce film soit à charge ou à décharge, peu importe : cela n’aura aucun effet sur un public averti qui se sera déjà fait son idée depuis longtemps, quelle qu’elle soit[iii]. Reste un numéro d’acteur qui dans ses bons moments évoque ceux dont était capable Céline.




[i] Paru chez Plon en 2004, cet ouvrage est plein d’érudition et d’erreurs (l’entrée sur Jünger, par exemple, en accumule d’assez croquignolettes). On y trouve aussi des entrées intéressantes sur Céline et le cinéma.
[ii] Louis-Ferdinand Céline tel que je l’ai vu (The Crippled Giant).
[iii] Si vous voulez connaître le mien, pour peu qu’il ait un quelconque intérêt : il serait temps, plus de cinquante ans après sa mort de cesser de faire et de refaire le procès – à charge ou à décharge – de Céline. Cela afin de le mettre son génie à la place qui lui revient ; quant à l’homme, eh bien oui, c’était un antisémite obsessionnel. En somme, ne pas se tromper de conjonction de coordination : dire et, non mais ; tant pis, c’est ainsi. Et pour ce qui est de son séjour au Danemark et aux menaces qui pesaient sur lui en France après la Libération, disons que ce sort était évidemment injuste, mais qu’il ne pouvait décemment s’en plaindre, vu les circonstances. Mais il suffit : admirons l’artiste. C’est après tout ce qui nous reste.

vendredi 11 mars 2016

Un Jünger encore un peu jeune

L’intérêt d’une correspondance vieille d’un siècle est varié. Il peut être littéraire, pour peu que les épistoliers soient de grands écrivains ou qu’ils aient quelque goût et quelque talent. Il peut être aussi historique, si cette correspondance se rapporte à une époque particulière, à son quotidien ou à ses grands événements – vus d’en haut, d’en bas, d’un côté ou d’un autre.
La curiosité ne peut être qu’éveillée lorsque l’épistolier a pour nom Ernst Jünger (écrivant à ses parents et à son frère Friedrich Georg) et que la période concernée s’étend entre 1915 et 1918. Pour tâcher de la satisfaire, il est possible d’ouvrir les Lettres du front à sa famille, 1915-1918, qui viennent de paraître aux éditions Christian Bourgois, avec un avant-propos de Heimo Schwilk[i] et dans une traduction de Julien Hervier.
Déception ?
D’emblée, prévenons ceux qui n’ont jamais ouvert le moindre livre de Jünger : ne commencez pas par cette correspondance, vous seriez déçus. Pour plusieurs raisons.
Premièrement, il s’agit de lettres écrites parfois dans des conditions précaires : dans une tranchée entre deux assauts ou dans un lit d’hôpital par exemple ; pas les meilleurs endroits, peut-être, pour peaufiner son style ou sa pensée. Les connaisseurs le comprendront en saisissant la différence entre Orages d’acier et les carnets (publiés il y a deux ans en traduction française) qui ont fourni à cet ouvrage – ainsi qu’à Feu et sang et au Boqueteau 125 – sa matière brute.
Deuxièmement, ces lettre sont celles d’un tout jeune homme, encore il y a peu un cancre rêveur et aventureux, qui inquiétait ses parents. Ici, le jeune homme croit avoir trouvé son monde : celui de la guerre.
C’est là la troisième raison, celle qui pourrait donner l’idée la plus fausse d’Ernst Jünger : dans ses lettres à ses parents, il fait montre d’un goût pour le combat, parfois noble, parfois beaucoup plus douteux. Ce plaisir ressemblerait à celui éprouvé lors d’une chasse au gros gibier : être chasseur et gibier en même temps. Sur le papier, cela peut paraître excitant, mais quand on se rappelle qu’en l’occurrence le gibier est toujours humain…
Mais ne soyons pas injuste envers Jünger : il aura le temps d’évoluer. Bien que plusieurs fois blessé – grièvement parfois – pendant la guerre, il lui restera encore quatre-vingts ans à vivre jusqu’en 1998, année de ses cent trois ans. Quatre-vingts ans d’une « entreprise de stylisation de soi », comme le dit quelque peu sévèrement l’avant-propos (fort recommandable par ailleurs), certes, mais aussi d’une entreprise de compréhension du monde qui assagira Jünger et affinera son talent d’écrivain, d’observateur et de penseur. Même dans sa période « nationale-révolutionnaire » des années 1920, il n’aura de cesse d’évoluer.
L’influence d’un jeune frère
Cette évolution, peut-on en sentir les prémices dans cette correspondance ? Peu, en fait, mais quelques signes, encore faibles, apparaissent. Hormis la correspondance avec ses parents – où il fanfaronne volontiers – ce volume contient quelques lettres échangées, comme déjà indiqué plus haut, entre Ernst Jünger et son frère cadet Friedrich Georg (1898-1977), de trois ans son cadet.
Les deux frères furent très liés dès l’enfance, partageant jeux et « chasses subtiles » entomologiques – activité qu’ils n’abandonnèrent jamais – avant de s’engager dans le même régiment, l’un en 1914, l’autre en 1916[ii]. On les retrouvera souvent associés dans leurs errances politiques des années 1920, puis dans le cheminement vers une vision à la fois hautaine, compatissante et exigeante du monde, où se mêlent conservatisme et considérations écologiques. Peut-être faudrait-il se demander lequel des deux influença le plus l’autre, y compris dans leur maturité, quel rôle eut Friedrich Georg Jünger le long du parcours qui mena son frère d’Orages d’acier à Sur les falaises de marbre et aux Rayonnements, ou du Travailleur à Abeilles de verre. Ce n’est pas moi qui fournirai la réponse[iii], le cadet étant largement demeuré pour nous autres Français dans l’ombre de l’aîné. Reconnaissons qu’il n’est pas facile pour un écrivain de se faire une place s’il est toujours présenté comme le jeune frère d’Ernst Jünger
Les lettres qu’échangent les deux frères sont différentes de celles échangées entre Ernst Jünger et ses parents. Certes, les récits – d’un esprit parfois contestable – d’exploits guerriers n’y manquent pas, mais la cuirasse présente ici et là ses fêlures. Dès 1915, une lettre finit par :
[La guerre] « rend seulement nerveux, et à partir du grade d’adjudant et en descendant jusqu’au bas de l’échelle, on peut dire que c’est une vraie merde. »
Cela étant posé, les deux frères échangeront de nombreuses impressions, souvent maladroitement formulées, sur leurs lectures et leur création littéraire naissante : quelques poèmes et la critique de ceux-ci, assorties de suggestions. Les choses sont parfois fort sérieuses (trop, peut-être, avec une pointe de vanité assez adolescente ?), comme une lettre de Friedrich Georg Jünger à son frère du 3 mars 1916, où un poème de l’aîné est décortiqué vers par vers par le cadet.
Certaines considérations ou impressions annoncent – oh, sous une forme encore à peine balbutiante – le coup d’œil aigu avec lequel Ernst Jünger savait détecter une terrifiante inhumanité dans ce qui nous paraîtrait insignifiant ; ainsi, le 7 janvier 1918 :
« Il y a des heures où l’on se sent totalement abandonné ; à cela vient encore s’ajouter l’agitation sauvage et désordonnée qui règne dans les gares de l’arrière. Ce sont des moulins où l’élément humain est écrabouillé en mille morceaux. »
Ainsi s’esquisse le regard d’Ernst Jünger, qui mettra encore quelques temps à s’affiner dans son expression. Observons que, d’après l’avant-propos, Friedrich Georg Jünger avait caressé, voire ébauché, le projet de publier leur correspondance sur une période plus étendue. On ignore pour quelles raisons ce projet fut abandonné mais, au vu de ces premiers échanges encore naïfs ou patauds, on se prend à rêver de ce que pourraient nous apprendre ceux qu’eurent les deux frères dans leur maturité – ou pendant leur mûrissement.

[i] Ecrivain et journaliste allemand, Heimo Schwilk est l’auteur notamment de biographies de Jünger et de Rilke.
[ii] L’été 1917, dans les Flandres, l’aîné sauvera d’ailleurs la vie du cadet, grièvement blessé et rencontré au hasard d’une contre-offensive, en le faisant évacuer juste à temps.
[iii] Il y des spécialistes pour cela.

vendredi 4 mars 2016

Le bibliste et la chimiste

Un vent d’indignation – ou de fou rire – aurait récemment parcouru certains milieux chrétiens, qu’ils soient catholiques ou protestants, aux Etats-Unis : M. Trump, après les critiques qu’il a essuyées de la part du pape, a déclaré que personne ne lit plus la Bible que lui, ce qui serait un signe de sa profonde foi chrétienne. La chose a été résumée ici par Patrice de Plunkett. On admirera au passage la photo accompagnant l’article de ce dernier, laquelle tend à prouver qu’en tout cas M. Trump a ouvert la Bible au moins une fois dans sa vie (bon, vu le côté qui apparaît sur l’image, nous pouvons supposer qu’il en aura au moins lu la couverture). Le même article évoque aussi un discours de M. Trump où celui-ci aurait, en citant la deuxième lettre de saint Paul aux Corinthiens, dit « deux Corinthiens ».
Cela peut nourrir de nombreuses plaisanteries[i] et n’est pas sans rappeler une anecdote que l’on me conta voici quelques années sur la défunte Elena Ceausescu, et que voici :
Bien entendu, le défunt Nicolae Ceausescu, génie des Carpates et Danube de la pensée, n’eût pu avoir pour épouse la dernière des sottes. Et si, en Amérique, on se pique de connaître par cœur des passages entiers de la Bible, c’est la science que l’on se devait de vénérer dans les démocraties populaires. Ainsi fut-il décidé que Mme Ceausescu était une grande chimiste. Participant un jour à un congrès de chimistes roumains, on raconte qu’elle lut à haute voix une communication où il était question du dioxyde de carbone. Pour faire court, il avait été écrit sur le papier CO2, ce que la brillante scientifique prononça codoi, soit en français « codeux ».
Le cas d’Elena Ceausescu est assez clair, si l’anecdote est vraie : une ignare qui voulait se faire passer pour une savante en vertu de sa position.
En ce qui concerne M. Trump, les choses semblent moins simples. Comment ne pas l’imaginer entouré d’une équipe de « plumes » et de spin-doctors le préparant assez pour éviter ce genre de bourde ? Il en a bien les moyens, ce dont il ne cesse d’ailleurs de se vanter. C’est à se demander si M. Trump ne fait pas exprès, s’il ne joue pas, par démagogie, au mufle, à l’abruti, au philistin jusqu’à la caricature (mais avec un constant naturel), ce qu’il semble être le premier à savourer.
Nos journalistes comparent parfois M. Trump à M. Jean-Marie Le Pen. Certes, pour l’histrionisme, ce dernier n’a rien à lui envier. Mais observons que M. Le Pen travaille dans un autre style, faisant volontiers étalage d’une vaste culture et d’une langue précieuse, mêlant d’une manière que l’on pourrait plutôt qualifier de rabelaisienne ou shakespearienne que célinienne le raffinement et la grossièreté. Et qu’il y a fort à parier que M. Le Pen a tout au long de sa carrière cherché plus à s’amuser qu’à conquérir le pouvoir.
Au fond, les équivalents français de la démagogie philistine de M. Trump sont à chercher ailleurs. Pourquoi pas dans une droite plus « fréquentable » ? Chez M. Sarkozy, par exemple, qui a tenu jadis à faire part à tous de son peu d’intérêt pour La Princesse de Clèves[ii]. Ou, dans le domaine de la caricature, chez M. Chatel, chantre du gaz de schiste et des OGM…
Nous rions aussi beaucoup, nous autres Européens, du genre d’orgueil hyperbolique que semble manifester M. Trump dans ses discours. A l’entendre, on finirait par se demander si ce n’est pas lui qui a inventé la roue. De nos jours (et depuis le décès subit, il y a un bon quart de siècle, des susnommés époux Ceausescu), il n’y a guère que Kim Jong Un pour être presque aussi génial.
Pour revenir à son philistinisme au moins apparent, il serait assez facile d’y voir un trait que l’on pourrait qualifier – pour faire vite – d’américain : le mépris pour les bonnes manières, pour la culture, pour tout ce qui pourrait évoquer le Vieux Monde, considéré comme pourrissant. Rappelons-nous la condescendance avec laquelle, en 2003, M. Rumsfeld[iii] évoquait la vieille Europe. Ou la réponse que firent à Ernst von Salomon des soldats américains qui le passèrent à tabac en 1945, et à qui il reprocha de ne pas être des gentlemen : « No, no, we’re Mississipi boys ! »[iv]
Mais n’accablons pas les Américains. Il en est, comme partout, de fort civilisés, et ils n’ont pas le monopole de la grossièreté, ni même de la revendication de celle-ci. Ce rejet de toute culture, de toute politesse, de toute tradition, on le trouve aussi bien pendant la Révolution française[v] que dans pas mal de régimes totalitaires du XXe siècle. Et aussi dans l’univers technophile et industriel (qu’il soit libéral ou étatiste, socialiste ou capitaliste) qui est le nôtre depuis un ou deux siècles. En somme, c’est un trait du monde moderne, fait de bruit, de slogans, de vitesse, du culte d’une efficacité plus rêvée que réelle[vi]. Où, déjà, Bernanos écrivit-il que ce monde moderne n’est qu’une conspiration contre toute forme de vie intérieure ?

[i] A commencer par celle-ci, à laquelle je ne résiste pas : cet homme ne manque pas de toupet.
[ii] La gauche n’est pas en reste. Nous le savons depuis le passage de Mme Pellerin au ministère de la culture, à l’époque où elle n’avait pas le temps de lire.
[iii] Lui aussi prénommé Donald. A l’époque, un ami me confia : « je préférais Donald quand il travaillait chez Disney. »
[iv] Si l’on en croit le récit que Salomon fit dans Le Questionnaire de son arrestation en 1945, pris pour un big nazi, il fut emprisonné quelques mois puis libéré après qu’il eut été établi qu’aucun chef d’accusation ne pouvait être retenu contre lui.
[v] Cf. Histoire de la politesse, de 1789 à nos jours, de F. Rouvillois.
[vi] Adieu beauté, conversation, patience, réflexion, recueillement, contemplation, méditation… Sur le culte moderne de l’efficacité, comment ne pas songer au jeune imbécile nommé Hooper, dans Retour à Brideshead, d’Evelyn Waugh ?