samedi 27 décembre 2014

En lisant, en relisant

Toutes sortes d’images ont été utilisées pour décrire les livres et leur fréquentation, notamment quand il s’agit de leur relecture. Les uns en parleront comme d’amis que l’on a plaisir à revoir souvent ou que l’on estime trop pour les déranger n’importe quand (voire avec qui l’on préfère espacer les rencontres, de peur d’éprouver une déception). Les autres les compareront à des vins dont on pourrait suivre le vieillissement : certains mériteraient ainsi l’attente, d’autres exigeraient d’être régulièrement goûtés ; il en serait qui, vite parvenus à leur maturité, raviraient par la permanence de leurs qualités, tandis que d’autres ne provoqueraient un plaisir que dans leur jeunesse, pour ensuite s’éventer ; sans parler, bien entendu, des piquettes de consommation courante ou des vinasses prétentieuses et surfaites, dont on peut se demander comment elles auront pu atteindre la mise en bouteille – ou sous presse : des œuvres d’empoisonnement du peuple ou des lettrés – lesquels en redemandent trop souvent, hélas.
La multiplicité de ces images trahit leur imperfection. Ne faudrait-il pas aussi dire que les livres que nous aimons à relire nous retrouvent comme nous sommes au moment où nous les ouvrons, nous révélant des parts ou des proportions d’eux-mêmes – et de nous – changeantes et jusqu’alors occultées ?
Gracq et Jünger
Cet automne, les éditions Corti[i] ont eu l’excellente idée de publier un roman inédit de Julien Gracq, Les Terres du couchant. Ce roman, écrit entre Le Rivage des Syrtes et Un Balcon en forêt, marque une transition entre les deux, situant son action comme le premier en un temps et des lieux imaginaires, dépeint toujours comme le premier un monde civilisé (trop civilisé, donc un rien amolli ?) menacé par des barbares à la fois brutaux et subtils, et, comme le second, fait surgir en actes cette menace, bousculant une vieille nation avachie.
Les Terres du couchant est accompagné d’une postface faisant fort bien ce rapprochement avec les deux romans entre lesquels il fait comme un pont, ainsi qu’avec La Route, texte où Gracq a réutilisé quelques-uns de ses passages.
Ces pays étranges, communs au Rivage des Syrtes et aux Terres du couchant, font aussi penser à Ernst Jünger, en particulier à Sur les falaises de marbre. Le lecteur attentif de Gracq n’aura pas oublié ce qu’il en écrivit en 1950, dans La littérature à l’estomac :
« Si j’avance par exemple (et je le fais) en arguant d’une préférence brute, sentie, que je donnerais toute la littérature des dix dernières années pour le seul livre peu connu d’Ernst Jünger "Sur les falaises de marbre"… »[ii]
Fatalement, après la lecture des Terres du couchant, je suis allé relire Sur les falaises de marbre. Ce roman, paru en 1939 en allemand[iii] (et en 1942 dans sa traduction française par Henri Thomas), est souvent cité comme un brûlot antinazi. Certes, Jünger s’en est défendu plusieurs fois (par prudence, certainement, à l’époque, ensuite par coquetterie, peut-être ?), mais les brumes de la transposition romanesque (dans un pays imaginaire et dans un temps impossible à situer) sont quand même parfois légères.
A la relecture, un trait m’a frappé : le territoire sur lequel l’action de Sur les falaises de marbre se déroule est singulièrement exigu, presque étriqué. Et les liens, aussi bien du narrateur que de bien des personnages dans la cité où se trame l’intrigue, avec les différents protagonistes sont multiples et parfois étroits, tant avec les amis qu’avec les ennemis. Allusion aux fréquentations politiques de Jünger dans les années 1920 ? Possible. En tout cas, le sentiment de la présence de l’ennemi, du barbare parmi nous, et même en nous, m’a gagné (ce qui, d’ailleurs, constitue une différence de taille avec Gracq, chez qui l’ennemi est clairement étranger).
Et nous, à quels barbares sommes-nous liés ? Avec lesquels collaborons-nous ou avons-nous collaboré ?
Evelyn Waugh, faster, faster
Lorsque la mélancolie menace de me submerger (typiquement par un début d’hiver douceâtre et sombre), une des manières les plus saines de m’en sortir consiste à trouver le moyen d’éclater de rire. Si possible en bonne compagnie. Par exemple en relisant les premiers romans d’Evelyn Waugh, comme Grandeur et décadence ou Ces Corps vils : deux œuvres qui condensent les plaisirs de l’humour et de l’art romanesque – une action reposant sur une situation initiale bancale : le rire, comme le roman, naît de ce qui ne va pas.
Là comme ailleurs, ces romans me cueillent dans mes humeurs et mes préoccupations, dans un état particulier de ma sensibilité. Dans Ces Corps vils (où tout ce qui n’est pas too divine est bogus ou shame-making pour les bright young things qui s’y agitent vainement), c’est l’issue d’une course automobile qui s’est imposée à moi cette fois : l’honorable mademoiselle Runcible en sort définitivement abîmée, sur un lit d’hôpital où, égarée dans le délire, elle entend des voix qui lui crient « plus vite, plus vite ! ». L’image d’un monde qui ne rime plus à rien et court on ne sait où, dès 1930 ?
Ce roman finit par le déclenchement d’une guerre que l’on devine mondiale, totale et dévastatrice (à côté de laquelle 1914 serait un goûter d’enfants, mais avec aussi sa part de ridicule et d’ironie) : prophétie qui se réalisera quelques années plus tard[iv] : à se demander si la fin des années 1920 ne marque pas le passage de l’après-guerre à l’avant-guerre. Voilà qui n’est guère réjouissant. Mais l’inquiétude, après tout, n’interdit ni ne dispense d’espérer.
Alors… Moins vite, peut-être ?




[i] Eheu, tempus fugit : il est écrit « Editions Corti », et non plus « José Corti ». Et il n’est plus nécessaire de couper les pages soi-même, ce qui était une façon de survoler une première fois le livre nouvellement acquis…
[ii] Et, après tout, il est permis d’imaginer même une parenté entre Jünger et Gracq, plus profonde qu’une simple influence du premier sur le second : il faudrait relire Au Château d’Argol, paru en 1938 puis un texte du Cœur aventureux, paru en traduction française (par Henri Thomas) en 1942, Le Chevalier noir.
[iii] Sous le titre original : Auf den Marmorklippen.
[iv] La seconde guerre mondiale inspirera à Waugh, outre l’hénaurme Hissez le grand pavois, son chef-d’œuvre : la trilogie que composent Hommes en armes, Officiers et gentlemen et La Capitulation ; une relecture récente a attiré mon attention, outre les interrogations morales et spirituelles, sur un gag récurrent fondé sur une vision paranoïaque du monde chez un agent du contre-espionnage britannique, vision cohérente et délirante qui n’est pas sans annoncer certains moments de L’Arc-en-ciel de la gravité, de Pynchon. Mais c’est une autre histoire.

samedi 20 décembre 2014

Les libéraux s’ennuient le dimanche

A l’heure de me faire la barbe, j’écoute les programmes matinaux de France-Culture, sans doute afin, diront les médisants, d’être rasé de plus près. Ma case préférée dans ces programmes est une chronique intitulée Le monde selon… Chaque jour, du lundi au vendredi, vers sept heures vingt, un chroniqueur différent vient y lire son billet. S’il arrive à Mme Caroline Eliacheff (le mercredi) d’énoncer ici ou là un propos sensé ou à M. Hubert Védrine (le vendredi) d’exposer des vues aussi intéressantes qu’originales sur la politique internationale, les chroniqueurs des autres jours seraient plutôt à ranger dans la catégorie « comiques » tant ils sont caricaturaux. Mes lecteurs habitués savent déjà ce que je pense de Mme Fourest (l’abonnée du lundi), grande prêtresse de l’à-peu-près qui manifeste une curieuse tendance à confondre tout ce qui s’oppose aux délires LGBT avec Boko Haram. Le jeudi, les épanchements lyriques de M. Edwy Plenel, maître à penser de l’altermoustachisme, sont souvent irrésistibles. Reste, le mardi, le cas de M. Philippe Manière, chantre des grâces infinies du libéralisme.
Un essayiste libéral
M. Philippe Manière est présenté, selon la notice Wikipédia à lui consacrée (apparemment tirée d’une notice du Who’s Who), comme un essayiste libéral. Soit. Mais il est intéressant d’appendre dans la même notice qu’il a fait partie d’une promotion du programme Young Leaders de la French-American Foundation, programme « visant à renforcer les liens entre [la France et les Etats-Unis] en encourageant la rencontre et l’échange entre futurs leaders français et américains ». Comme école des cadres du parti, on ne saurait rêver mieux. Les différentes promotions de ce programme ont accueilli pas mal de noms connus dans la politique (François Hollande, Alain Juppé, Najat Vallaud-Belkacem, Emmanuel Macron, et même Arnaud Montebourg), dans la presse (de Jérôme Clément à Yves de Kerdrel, en passant par Jean-Marie Colombani, Laurent Joffrin ou Alain Minc) ou parmi les dirigeants de grandes entreprises. Pas étonnant que l’on finisse par entendre partout à quelques nuances près – chacun a quand même sa personnalité – le même discours plus ou moins libéral déplorant les archaïsmes qui, paraît-il, paralyseraient notre cher et vieux pays, en particulier quand il s’agit de son économie. Vous savez, le fameux mal français dont le Point ou l’Express se sont fait une spécialité ces quarante dernières années, les freins à la croissance, etc., etc.
Les chroniques hebdomadaires de M. Manière illustrent parfaitement ce discours omniprésent. Il ne se lassera jamais, par exemple, de nous rappeler que ce ne sont pas les vertus, mais les intérêts particuliers qui font la prospérité, fidèle en cela au libéralisme le plus orthodoxe, qui fait d’Adam Smith son prophète ; pour M. Manière, le réel est dans Adam Smith : la main invisible est donc pour lui un objet de foi.
Mardi 16 décembre, à l’occasion des interminables discussions sur le projet de loi dit « Macron » et certains de ses détails, M. Manière a fait passer le dimanche à sa moulinette libérale.
Bien entendu, M. Manière est un homme élégant et cultivé : il a trop bon goût pour avoir l’idée biscornue d’aller faire du shopping le dimanche (ce qui nous fait un point commun). Mais, soucieux de la liberté de chacun, il ne voudrait en rien priver quiconque de ce douteux plaisir, et pense par conséquent que passer dans certaines zones commerciales de sept à douze dimanche ouvrés par an, c’est en somme un peu timoré. Quelle générosité !
L’amour de M. Manière pour la liberté est tel qu’il n’a pu laisser passer les propos de Mme Aubry au sujet du travail le dimanche. Comment ? Elle a osé dire que c’est une régression sociale ? Pense-t-elle à tous les emplois que cela créerait ? Quoi ? Les gens ont mieux à faire le dimanche ? Quelle atteinte à la liberté individuelle ! Mme Aubry entend donc dicter leur conduite aux Français ? Mais c’est le goulag, mes amis !
Les beaux dimanches
La politique est assez brouillée en ce moment, de sorte que nos certitudes ou tout simplement nos postures sont quelquefois un peu bousculées : qui m’eût dit naguère que je pourrais un jour tomber d’accord avec Mme Aubry ? Eh bien, en l’occurrence, c’est le cas : si la loi impose des limites au comportement des gens (même si ce comportement ne-fait-pas-de-mal-à-autrui), il vaut mieux qu’elle les maintienne. Surtout quand un tel comportement risque de contribuer à désintégrer ce qui reste de société chez nous[i].
Je connais les objections que l’on fera à cette sévérité ; elles sont usées et il est facile d’y répondre :
Enfin, soyons modernes, le dimanche ou un autre jour, quelle importance ? On n’est quand même plus au XIXe siècle : pour commencer, je me contretamponne de paraître moderne ou non ; ensuite, puisque le dimanche existe, conservons-le : c’est un jour de liberté commun à tous, pour prier ou se rencontrer, pour vivre en famille, que l’on soit croyant ou non ; quant au XIXe siècle, justement, c’est à la fin de ce siècle que les salariés ont obtenu le droit de ne pas travailler le dimanche (on comprend l’horreur des vrais libéraux : effroyable retour à l’ancien régime !).
Oh, voyons, ce n’est que quelques dimanches, et pour une petite partie de la population : douze dimanches par an, cela fait un par mois, soit environ un quart des dimanches ; combien à la prochaine réforme ? Une petite partie de la population, cela fait donc certainement peu d’emploi en plus (argument économique) ; et, derrière cette pauvre statistique, ce sont des personnes à qui l’on soufflera, une par une, qu’elles pourront « librement » travailler le dimanche (argument moral) ; de plus, un petit nombre de personnes, c’est pour l’instant.
Vous qui vous dites chrétien, vous devriez vous rappeler que le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ; pensez aux pompiers, aux médecins, etc. : vous êtes bien content de les trouver en cas d’urgence : oui, j’en suis bien content, mais cela n’a rien à voir : les pompiers ou les médecins d’astreinte certains dimanches ne sont pas en train de faire des affaires, mais de donner de leur temps au service des autres. C’est évidemment une forme de dévouement incompréhensible à qui psalmodie comme M. Manière les joies de l’intérêt particulier. Ensuite, quant à me dire chrétien : je préfère dire que je suis de confession catholique, manière qui me semble bonne d’essayer de devenir un chrétien. Ah, et aussi ceci (puisque je suis de confession catholique) : il vaut mieux éviter de citer à tort et à travers les évangiles pour les interpréter n’importe comment à des fins terrestres. Cette parole détournée et profanée ne figure dans aucune des deux séries de l’Exégèse des lieux communs de Léon Bloy : dommage…
Bon dimanche, bons dimanches, et bon Noël !



[i] J’avais glissé ici quelques mots l’an dernier au sujet du travail le dimanche. Force m’est de reconnaître, à leur relecture, que je les trouve un peu mous aujourd’hui.

samedi 13 décembre 2014

Quand les loups sortent du bois, on les voit

Les barbichus, autrement dit les intégristes laïcards, semblent s’agiter pas mal en ce moment. Sans doute l’approche de Noël et peut-être – en France au moins – la crise des vocations dans l’Eglise catholique, cette dernière leur donnant de moins en moins de curés à bouffer. Alors, affamés comme des loups, ils sortent du bois et s’exposent.
Libéraux-cocos : zéro partout
On sait à quelles manifestations névrotiques se sont livrés les barbichus de gauche à l’occasion de la récente visite du pape au parlement européen. Ce n’est après tout qu’une tradition chez eux. Un bon exemple en est la lettre ouverte de M. Mélenchon à monsieur le pape[i]. Insister sur le cas de M. Mélenchon serait cependant s’aveugler, puisqu’apparaissent maintenant les barbichus libéraux, tel M. Gaspard Koenig, lequel s’est fendu dans l’Opinion d’un Hommage à Jean-Luc Mélenchon. Voilà donc M. Koenig qui dénonce l’ennemi que serait le cléricalisme et qui qualifie le discours tenu par le pape de « version superficielle de l’altermodialisme ». Et qui s’étrangle de rage à l’idée de voir proposer de « replacer le pouvoir spirituel au cœur du politique ». « Intolerabilis », conclut le nouveau beau gosse agrégé de philosophie à col de chemise béant[ii], histoire de rappeler qu’il a fait au moins dix minutes de latin[iii] au cours de ses brillantes études. On comprend M. Koenig : cette visite du pape vient troubler la tranquillité du culte rendu à la mondialisation joyeuse, à l’économie, à la croissance et à tous les masques que revêt le dieu Business. Le pouvoir spirituel risquerait de faire mauvais ménage avec celui de l’argent[iv].
Cette rage prend des accents que ne renieraient pas quelques joyeux communistes. Au temps de la grandeur de l’URSS, Staline aurait dit un jour : « Le pape, combien de divisions ? ». Un de ces jours, M. Koenig ou un de ses semblables finira par dire : « Le pape, combien de dividendes ? ».
Cela posé, sachant ce qu’il est advenu de l’URSS, j’ai bon espoir en ce qui concerne le libéralisme.
Folklore : ça fait chrétien
L’indignation antiraciste internationale (dont j’avais touché un mot ici l’an dernier) s’est paraît-il encore manifestée aux Pays-Bas à l’occasion de la Saint-Nicolas et de son cortège de Zwarte Piet, si j’en crois le blogue de Fikmonsov. Je n’ajouterai rien à ce que j’en avais déjà dit.
J’ignore en revanche, puisqu’il est question de traditions populaires liées à tel ou tel saint ou à la date à laquelle il est d’usage de le célébrer, si en ce qui concerne la Sainte-Lucie (qui tombe aujourd’hui) des féministes suédoises ont déjà protesté contre la tradition qui veut que la jeune fille de la maison offre des pâtisseries, vêtue d’une chemise et couronnée de bougies. Cela se fait aussi dans les écoles, avec un beau cortège… où maintenant des garçons, çà et là, réclament de faire la Lucie. Sans doute par souci de l’égalité des sexes ou de la modernissime indifférence à ceux-ci : pourquoi un garçon ne pourrait-il pas être une jeune fille comme les autres ? Apparemment, ça ne prend guère : les gens sont vraiment de sales réactionnaires.
Mais revenons à nos barbichus bien de chez nous. Leur furie s’est portée ces derniers temps vers les crèches de Noël que certains élus locaux ont cru bon d’exposer dans leurs mairies ou leurs conseils régionaux. Des gens nommés Libres Penseurs (mais oui, ils existent encore, ce qui vous a un petit charme 1900) ont crié au scandale à ce propos et trouvé le moyen de les faire interdire. C’est sans compter sur l’héroïsme de M. Ménard, maire de Béziers, qui a décidé de ne pas obtempérer. Ah, quel grand résistant !
Si on veut… On est plutôt dans Clochemerle que dans le récit du martyre des premiers chrétiens (ou de celui, plus actuel hélas, des chrétiens d’Orient). Je pourrais m’étendre longuement sur le sujet, mais on trouvera d’excellentes choses ici, chez Koztoujours. Pour faire bref : une crèche dans une mairie ou un conseil régional, ça n’est pas gênant, c’est même plutôt agréable à voir[v] (à condition que ce ne soit pas une horreur, auquel cas : colère !). Mais cela n’est pas gênant non plus s’il n’y en a pas. Tant qu’il y en a à Noël dans les églises… Nous avons donc affaire à un combat ridicule entre gens vains : d’un côté, les libres penseurs, qui ne supportent pas de voir quoi que ce soit qui leur rappellent le christianisme et sont prêt à tout pour emm… les vilains calotins ; de l’autre, quelques politiciens qui utilisent des signes ou des symboles chrétiens (certes passés, parfois affadis, dans le folklore) pour affirmer une identité : on va mettre une crèche, parce qu’une crèche, ça fait chrétien, donc c’est de chez nous, na.
Cela dit, pendant que la Libre Pensée[vi] s’occupe, comme l’écrit Koztoujours, à combattre l’Eglise du XIXe siècle, eh bien cela laisse tranquille l’Eglise actuelle, vivante, etc., etc., qui peut, si les fidèles le veulent, faire œuvre d’évangélisation. On ne peut quand même pas toujours se plaindre.
Que faire des loups ?
Quand ils sortent du bois, il est loisible de les attendre, à l’orée, munis de piques, de massues, de pièges ou de fusils. Ce qui ferait un assez beau tableau de chasse et de fort seyantes fourrures. Mais, à la réflexion, voilà une idée qui ne me paraît pas très chrétienne.
En revanche, puisqu’il a été question plus haut de crèches et que nous devons cette tradition à saint François d’Assise, rappelons-nous ce que ce dernier fit quand il rencontra un loup assez féroce et plus effrayant, sans aucun doute, que le premier libre penseur venu.




[i] Il faudrait dire à M. Mélenchon que ce refus des titres a un petit côté « révolte adolescente » qui n’est quand même plus de son âge !
[ii] Il en faut bien un neuf : BHL commence à se faire vieux.
[iii] On se demande, quand même. Si c’est neutre, il faut plutôt écrire : intolerabile.
[iv] Ne nous perdons pas en de longues exégèses des vaseux propos de M. Koenig (qu’un normalien agrégé de philosophie puisse écrire de pareilles âneries, voilà qui ne me fait presque pas regretter d’avoir fait des études d’ingénieur). D’autres s’en sont fort bien chargés, comme P. Jova (à qui je dois l’image des loups) dans Causeur ou P. de Plunkett sur son blogue.
[v] Et qui sait, cela peut éveiller la curiosité de certains quant à ce que cette crèche représente, au sens de Noël, etc., etc. ; des choses importantes, quoi.
[vi] Koztoujours donne une définition intéressante de la Libre pensée en écrivant : « c’est à se demander si le président de la Libre Pensée utilise vraiment son temps libre à penser. » Ce pauvre « président » est peut-être fort occupé, allez savoir…

samedi 6 décembre 2014

Deux jeunes écrivains étrangers (Pynchon, Lindgren)

A quel âge devient-on vieux, peut-on rester jeune, et que signifient – ou peuvent signifier – jeune et vieux ? Il ne sera point répondu à ces questions ici. Disons simplement, pour ne point être soupçonné de jeunisme, que certains artistes conservent jusqu’à un âge avancé des vertus que l’on peut prêter à la jeunesse : la vigueur et la curiosité (cette dernière vertu impliquant qu’il y ait quelques vieux auprès de qui apprendre quelque chose).
Thomas Pynchon, Fonds perdus
De Fonds perdus, le dernier roman de Thomas Pynchon (77 ans), paru en France cette année[i], les grincheux, s’ils connaissent déjà l’œuvre passée de Pynchon, diront que c’est à peu près le même roman que ceux qu’il écrit depuis cinquante ans[ii], tandis que les enthousiastes seront ravis d’une nouvelle variation sur une vision paranoïaque, inquiète et donc comique développée pendant ces mêmes cinquante ans.
Que nous suggèrent ces variations ? Que le monde n’est pas ce que nous croyons qu’il est, pas plus qu’il n’est celui que nous croyons qu’il n’est pas. Qu’il pourrait – ou non, peut-être l’hypothèse est-elle ridicule – être mû par des forces invisibles, aux desseins criminels, bienveillants, intéressés ou futiles. Bien des choses se trament (peut-être) dans des souterrains, des plis et des coulisses, autant d’univers parallèles qui communiquent entre eux ou avec le monde apparent par des canaux incongrus.
Cette vision demeure dans Fonds perdus. Il y est question de transactions douteuses dans le monde des start-ups new-yorkaises souffrant de l’éclatement de la bulle internet, autour du 11 septembre 2001. Ces fonds perdus (meilleur titre que l’original ?) pourraient donc consister en quelque argent détourné… Internet, voilà une aubaine pour Pynchon, lui fournissant l’occasion de nous faire explorer quantité d’espaces parallèles, de souterrains et de tuyaux : d’autres fonds perdus… Dans ces mondes, les pistes et les identités se brouillent et tournent en boucle, tout est manipulé, mais qui manipule qui, on ne saurait plus trop le dire. Ajoutons que les informaticiens, mais aussi les mafieux russes ou les agents secrets, qui peuplent ce monde offrent à Pynchon une galerie de personnages bizarres comme il excelle à les dépeindre.
Les pynchoniens historiques, voire traditionalistes[iii], seront cependant rassurés puisque Fonds perdus comporte son lot de mondes parallèles plus « palpables », comme des caves, des souterrains, les canaux de New-York ou même le dessous d’une piscine. Ils seront déçus, en revanche, de ne rencontrer au détour de tous ces passages (ancienne ou nouvelle mode) aucun des personnages croisés dans les précédents romans de Pynchon[iv], comme « Bloody » Chicklitz, « Pig » Bodine, « Mucho » Maas ou quelque rejeton de la famille Traverse, dans une de leurs quêtes incertaines, intéressées et souvent vaines. En tout cas, je ne les ai pas trouvés. Je peux avoir mal lu, ou Pynchon peut les avoir camouflés… Qui sait ce qu’il nous cache ?
(Bien entendu, il y a aussi le fait que ces personnages finiraient par être rudement vieux, bien que Pynchon ait réussi, dans Mason & Dixon, dont l’action se déroule au XVIIIe siècle, à faire brièvement apparaître un matelot Bodine, ancêtre probable du matelot Bodine de V. et de L’Arc-en-ciel de la gravité[v]. Mais il est vrai qu’en ces temps de nouvelles technologies, tout est si vite obsolète : dans Fonds perdus, pour un übergeek moyen de 2001, 1998 relève au moins de la haute antiquité. D’ailleurs, 2001, par certains détails, a pris quelques rides en 2013[vi]. Le suggérer est une autre réussite de Fonds perdus.)
Torgny Lindgren, Klingsor
Profitons d’une certaine actualité suédoise (crise gouvernementale, visite récente du roi et de la reine de Suède à Paris…) pour signaler la parution de cette année de Klingsor, le nouveau roman de Torgny Lindgren (76 ans), écrivain dont j’avais mentionné le nom dans une note de cet été. Ceux qui ne lisent pas le suédois devront attendre sa traduction, en espérant qu’elle ne traînera pas trop, son précédent roman, paru en 2007 en Suède, n’étant toujours pas traduit en français, quoiqu’excellent[vii]. Ils pourront toutefois se consoler avec quelques œuvres plus anciennes, parues en français chez Actes Sud, comme Miel de bourdon[viii], Fausses nouvelles[ix] ou encore La Bible de Gustave Doré[x].
Les romans de Torgny Lindgren ont à voir avec sa province natale de Västerbotten. Une province située loin au Nord, à peu près aussi exotique pour un lecteur de Stockholm que par exemple le Sud de Flannery O’Connor (voir ici) pour un New-yorkais. Alors pour des Français…
Cette province est rude, pauvre, le climat y est parfois malsain, au point que la tuberculose y faisait encore des ravages en des temps pas si anciens, comme cela est évoqué dans Fausses nouvelles. Le cadre idéal, s’empressera-t-on d’imaginer, pour des romans naturalistes, âpres, où pèsent de lourds secrets et de vieilles querelles claniques… Eh bien, non.
Sans éluder certains traits réalistes – mais l’exotisme de la contrée permet sans doute d’égarer de temps en temps le lecteur, avec un sourire en coin chez l’auteur, dans le grotesque ou le fantastique –, Torgny Lindgren introduit dans son œuvre la fantaisie (y compris formelle, en usant à l’occasion de textes ou d’images insérés dans le récit), l’ironie (jamais totalement dépourvue d’affection pour ses personnages) et le bizarre, jusque dans les moments dramatiques. Le pittoresque et l’inquiétude se nichent jusque dans la cuisine, souvent faite de bas morceaux longuement mijotés et odorants.
Klingsor n’y échappe pas. Klingsor, c’est le nom d’un homme issu d’une famille simple[xi] qui se découvre une vocation d’artiste peintre. On ne saura jamais vraiment s’il est parvenu à répondre tout à fait à cette vocation, aussi près du but qu’il soit parvenu, car son œuvre disparaîtra. Mais son parcours suggère l’interrogation qui peut toucher tout artiste encore en devenir[xii], quel que soit son domaine : suis-je arrivé à me hisser à la hauteur de mes ambitions, ou ne suis-je encore qu’un barbouilleur capable des erreurs, des à-peu-près et des ridicules les plus grossiers, en somme un amateur plus ou moins éclairé ?
(Soit dit en passant, la quête de Klingsor le fera passer par Paris, où il se délectera… de boudin et de rillettes, qui lui rappelleront le pays.)




[i] Et en 2013 en anglais, sous son titre original, Bleeding Edge. Signalons une note intéressante ici.
[ii] Depuis la parution de V. en 1963.
[iii] Ceux qui ne connaissent pas encore l’œuvre de Pynchon peuvent la découvrir en commençant par La Vente à la criée du lot 49 (The Crying of Lot 49, 1965), roman plus bref que les autres.
[iv] Personnages qui, passant d’un roman à un autre avec des rôles plus ou moins importants, donnaient à son univers une cohérence indispensable à tout paranoïaque qui se respecte, ah mais !
[v] Gravity’s Rainbow, 1974.
[vi] Songez un peu qu’il y avait vers 2001 quelques dingues pour rendre publiques leurs élucubrations dans ce qui se nommait des weblogs.
[vii] Norrlands Akvavit. Soit : L’Eau-de-vie de Norrland.
[viii] Hummelhonung, 1995.
[ix] Pölsan, 2002. La pölsa est une spécialité culinaire du nord de la Suède. Quelque chose entre le hachis, les rillettes et la bouillie, fait à partir… de la viande que le cuisinier aura trouvée – souvent de la triperie.
[x] Dorés Bibel, 2005.
[xi] Mais soucieuse d’honorabilité : on signe de temps en temps, dans cette famille, von Klingsor, ce qui a plus d’allure.
[xii] Mais un artiste est-il jamais arrivé ?