A l’heure de me faire la
barbe, j’écoute les programmes matinaux de France-Culture, sans doute afin,
diront les médisants, d’être rasé de plus près. Ma case préférée dans ces
programmes est une chronique intitulée Le monde selon… Chaque jour, du
lundi au vendredi, vers sept heures vingt, un chroniqueur différent vient y
lire son billet. S’il arrive à Mme Caroline Eliacheff (le mercredi) d’énoncer
ici ou là un propos sensé ou à M. Hubert Védrine (le vendredi) d’exposer des
vues aussi intéressantes qu’originales sur la politique internationale, les
chroniqueurs des autres jours seraient plutôt à ranger dans la catégorie « comiques »
tant ils sont caricaturaux. Mes lecteurs habitués savent déjà ce que je pense
de Mme Fourest (l’abonnée du lundi), grande prêtresse de l’à-peu-près qui
manifeste une curieuse tendance à confondre tout ce qui s’oppose aux délires
LGBT avec Boko Haram. Le jeudi, les épanchements lyriques de M. Edwy Plenel,
maître à penser de l’altermoustachisme, sont souvent irrésistibles. Reste, le
mardi, le cas de M. Philippe Manière, chantre des grâces infinies du
libéralisme.
Un essayiste
libéral
M. Philippe Manière est
présenté, selon la notice Wikipédia à lui consacrée (apparemment tirée d’une
notice du Who’s Who), comme un essayiste libéral. Soit. Mais il est
intéressant d’appendre dans la même notice qu’il a fait partie d’une promotion
du programme Young Leaders de la French-American Foundation,
programme « visant à renforcer les liens entre [la France et les
Etats-Unis] en encourageant la rencontre et l’échange entre futurs leaders
français et américains ». Comme école des cadres du parti, on ne
saurait rêver mieux. Les différentes promotions de ce programme ont accueilli
pas mal de noms connus dans la politique (François Hollande, Alain Juppé, Najat
Vallaud-Belkacem, Emmanuel Macron, et même Arnaud Montebourg), dans la presse
(de Jérôme Clément à Yves de Kerdrel, en passant par Jean-Marie Colombani, Laurent
Joffrin ou Alain Minc) ou parmi les dirigeants de grandes entreprises. Pas étonnant
que l’on finisse par entendre partout à quelques nuances près – chacun a quand
même sa personnalité – le même discours plus ou moins libéral déplorant les
archaïsmes qui, paraît-il, paralyseraient notre cher et vieux pays, en
particulier quand il s’agit de son économie. Vous savez, le fameux mal
français dont le Point ou l’Express se sont fait une
spécialité ces quarante dernières années, les freins à la croissance, etc.,
etc.
Les chroniques
hebdomadaires de M. Manière illustrent parfaitement ce discours omniprésent. Il
ne se lassera jamais, par exemple, de nous rappeler que ce ne sont pas les
vertus, mais les intérêts particuliers qui font la prospérité, fidèle en cela
au libéralisme le plus orthodoxe, qui fait d’Adam Smith son prophète ;
pour M. Manière, le réel est dans Adam Smith : la main invisible
est donc pour lui un objet de foi.
Mardi 16 décembre, à l’occasion
des interminables discussions sur le projet de loi dit « Macron » et
certains de ses détails, M. Manière a fait passer le dimanche à sa moulinette
libérale.
Bien entendu, M. Manière
est un homme élégant et cultivé : il a trop bon goût pour avoir l’idée
biscornue d’aller faire du shopping le dimanche (ce qui nous fait un
point commun). Mais, soucieux de la liberté de chacun, il ne voudrait en rien
priver quiconque de ce douteux plaisir, et pense par conséquent que passer dans
certaines zones commerciales de sept à douze dimanche ouvrés par an, c’est en
somme un peu timoré. Quelle générosité !
L’amour de M. Manière pour
la liberté est tel qu’il n’a pu laisser passer les propos de Mme Aubry au sujet
du travail le dimanche. Comment ? Elle a osé dire que c’est une régression
sociale ? Pense-t-elle à tous les emplois que cela créerait ? Quoi ?
Les gens ont mieux à faire le dimanche ? Quelle atteinte à la liberté
individuelle ! Mme Aubry entend donc dicter leur conduite aux Français ?
Mais c’est le goulag, mes amis !
Les beaux
dimanches
La politique est assez
brouillée en ce moment, de sorte que nos certitudes ou tout simplement nos
postures sont quelquefois un peu bousculées : qui m’eût dit naguère que je
pourrais un jour tomber d’accord avec Mme Aubry ? Eh bien, en l’occurrence,
c’est le cas : si la loi impose des limites au comportement des gens (même
si ce comportement ne-fait-pas-de-mal-à-autrui), il vaut mieux qu’elle
les maintienne. Surtout quand un tel comportement risque de contribuer à
désintégrer ce qui reste de société chez nous[i].
Je connais les objections
que l’on fera à cette sévérité ; elles sont usées et il est facile d’y
répondre :
Enfin, soyons modernes, le dimanche ou un autre
jour, quelle importance ? On n’est quand même plus au XIXe siècle : pour commencer,
je me contretamponne de paraître moderne ou non ; ensuite, puisque le
dimanche existe, conservons-le : c’est un jour de liberté commun à tous,
pour prier ou se rencontrer, pour vivre en famille, que l’on soit croyant ou
non ; quant au XIXe siècle, justement, c’est à la fin de ce siècle
que les salariés ont obtenu le droit de ne pas travailler le dimanche (on
comprend l’horreur des vrais libéraux : effroyable retour à l’ancien
régime !).
Oh, voyons, ce n’est que quelques dimanches, et pour
une petite partie de la population : douze dimanches par an, cela fait un par
mois, soit environ un quart des dimanches ; combien à la prochaine réforme ?
Une petite partie de la population, cela fait donc certainement peu d’emploi en
plus (argument économique) ; et, derrière cette pauvre statistique, ce
sont des personnes à qui l’on soufflera, une par une, qu’elles pourront « librement »
travailler le dimanche (argument moral) ; de plus, un petit nombre de
personnes, c’est pour l’instant.
Vous qui vous dites chrétien, vous devriez vous
rappeler que le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ;
pensez aux pompiers, aux médecins, etc. : vous êtes bien content de les
trouver en cas d’urgence : oui, j’en suis bien content, mais cela n’a rien à voir :
les pompiers ou les médecins d’astreinte certains dimanches ne sont pas en
train de faire des affaires, mais de donner de leur temps au service des
autres. C’est évidemment une forme de dévouement incompréhensible à qui
psalmodie comme M. Manière les joies de l’intérêt particulier. Ensuite, quant à
me dire chrétien : je préfère dire que je suis de confession catholique,
manière qui me semble bonne d’essayer de devenir un chrétien. Ah, et aussi ceci
(puisque je suis de confession catholique) : il vaut mieux éviter de citer
à tort et à travers les évangiles pour les interpréter n’importe comment à des
fins terrestres. Cette parole détournée et profanée ne figure dans aucune des
deux séries de l’Exégèse des lieux communs de Léon Bloy : dommage…
Bon dimanche, bons
dimanches, et bon Noël !
[i] J’avais glissé ici quelques mots l’an dernier au sujet du travail le
dimanche. Force m’est de reconnaître, à leur relecture, que je les trouve un
peu mous aujourd’hui.
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