samedi 20 décembre 2014

Les libéraux s’ennuient le dimanche

A l’heure de me faire la barbe, j’écoute les programmes matinaux de France-Culture, sans doute afin, diront les médisants, d’être rasé de plus près. Ma case préférée dans ces programmes est une chronique intitulée Le monde selon… Chaque jour, du lundi au vendredi, vers sept heures vingt, un chroniqueur différent vient y lire son billet. S’il arrive à Mme Caroline Eliacheff (le mercredi) d’énoncer ici ou là un propos sensé ou à M. Hubert Védrine (le vendredi) d’exposer des vues aussi intéressantes qu’originales sur la politique internationale, les chroniqueurs des autres jours seraient plutôt à ranger dans la catégorie « comiques » tant ils sont caricaturaux. Mes lecteurs habitués savent déjà ce que je pense de Mme Fourest (l’abonnée du lundi), grande prêtresse de l’à-peu-près qui manifeste une curieuse tendance à confondre tout ce qui s’oppose aux délires LGBT avec Boko Haram. Le jeudi, les épanchements lyriques de M. Edwy Plenel, maître à penser de l’altermoustachisme, sont souvent irrésistibles. Reste, le mardi, le cas de M. Philippe Manière, chantre des grâces infinies du libéralisme.
Un essayiste libéral
M. Philippe Manière est présenté, selon la notice Wikipédia à lui consacrée (apparemment tirée d’une notice du Who’s Who), comme un essayiste libéral. Soit. Mais il est intéressant d’appendre dans la même notice qu’il a fait partie d’une promotion du programme Young Leaders de la French-American Foundation, programme « visant à renforcer les liens entre [la France et les Etats-Unis] en encourageant la rencontre et l’échange entre futurs leaders français et américains ». Comme école des cadres du parti, on ne saurait rêver mieux. Les différentes promotions de ce programme ont accueilli pas mal de noms connus dans la politique (François Hollande, Alain Juppé, Najat Vallaud-Belkacem, Emmanuel Macron, et même Arnaud Montebourg), dans la presse (de Jérôme Clément à Yves de Kerdrel, en passant par Jean-Marie Colombani, Laurent Joffrin ou Alain Minc) ou parmi les dirigeants de grandes entreprises. Pas étonnant que l’on finisse par entendre partout à quelques nuances près – chacun a quand même sa personnalité – le même discours plus ou moins libéral déplorant les archaïsmes qui, paraît-il, paralyseraient notre cher et vieux pays, en particulier quand il s’agit de son économie. Vous savez, le fameux mal français dont le Point ou l’Express se sont fait une spécialité ces quarante dernières années, les freins à la croissance, etc., etc.
Les chroniques hebdomadaires de M. Manière illustrent parfaitement ce discours omniprésent. Il ne se lassera jamais, par exemple, de nous rappeler que ce ne sont pas les vertus, mais les intérêts particuliers qui font la prospérité, fidèle en cela au libéralisme le plus orthodoxe, qui fait d’Adam Smith son prophète ; pour M. Manière, le réel est dans Adam Smith : la main invisible est donc pour lui un objet de foi.
Mardi 16 décembre, à l’occasion des interminables discussions sur le projet de loi dit « Macron » et certains de ses détails, M. Manière a fait passer le dimanche à sa moulinette libérale.
Bien entendu, M. Manière est un homme élégant et cultivé : il a trop bon goût pour avoir l’idée biscornue d’aller faire du shopping le dimanche (ce qui nous fait un point commun). Mais, soucieux de la liberté de chacun, il ne voudrait en rien priver quiconque de ce douteux plaisir, et pense par conséquent que passer dans certaines zones commerciales de sept à douze dimanche ouvrés par an, c’est en somme un peu timoré. Quelle générosité !
L’amour de M. Manière pour la liberté est tel qu’il n’a pu laisser passer les propos de Mme Aubry au sujet du travail le dimanche. Comment ? Elle a osé dire que c’est une régression sociale ? Pense-t-elle à tous les emplois que cela créerait ? Quoi ? Les gens ont mieux à faire le dimanche ? Quelle atteinte à la liberté individuelle ! Mme Aubry entend donc dicter leur conduite aux Français ? Mais c’est le goulag, mes amis !
Les beaux dimanches
La politique est assez brouillée en ce moment, de sorte que nos certitudes ou tout simplement nos postures sont quelquefois un peu bousculées : qui m’eût dit naguère que je pourrais un jour tomber d’accord avec Mme Aubry ? Eh bien, en l’occurrence, c’est le cas : si la loi impose des limites au comportement des gens (même si ce comportement ne-fait-pas-de-mal-à-autrui), il vaut mieux qu’elle les maintienne. Surtout quand un tel comportement risque de contribuer à désintégrer ce qui reste de société chez nous[i].
Je connais les objections que l’on fera à cette sévérité ; elles sont usées et il est facile d’y répondre :
Enfin, soyons modernes, le dimanche ou un autre jour, quelle importance ? On n’est quand même plus au XIXe siècle : pour commencer, je me contretamponne de paraître moderne ou non ; ensuite, puisque le dimanche existe, conservons-le : c’est un jour de liberté commun à tous, pour prier ou se rencontrer, pour vivre en famille, que l’on soit croyant ou non ; quant au XIXe siècle, justement, c’est à la fin de ce siècle que les salariés ont obtenu le droit de ne pas travailler le dimanche (on comprend l’horreur des vrais libéraux : effroyable retour à l’ancien régime !).
Oh, voyons, ce n’est que quelques dimanches, et pour une petite partie de la population : douze dimanches par an, cela fait un par mois, soit environ un quart des dimanches ; combien à la prochaine réforme ? Une petite partie de la population, cela fait donc certainement peu d’emploi en plus (argument économique) ; et, derrière cette pauvre statistique, ce sont des personnes à qui l’on soufflera, une par une, qu’elles pourront « librement » travailler le dimanche (argument moral) ; de plus, un petit nombre de personnes, c’est pour l’instant.
Vous qui vous dites chrétien, vous devriez vous rappeler que le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ; pensez aux pompiers, aux médecins, etc. : vous êtes bien content de les trouver en cas d’urgence : oui, j’en suis bien content, mais cela n’a rien à voir : les pompiers ou les médecins d’astreinte certains dimanches ne sont pas en train de faire des affaires, mais de donner de leur temps au service des autres. C’est évidemment une forme de dévouement incompréhensible à qui psalmodie comme M. Manière les joies de l’intérêt particulier. Ensuite, quant à me dire chrétien : je préfère dire que je suis de confession catholique, manière qui me semble bonne d’essayer de devenir un chrétien. Ah, et aussi ceci (puisque je suis de confession catholique) : il vaut mieux éviter de citer à tort et à travers les évangiles pour les interpréter n’importe comment à des fins terrestres. Cette parole détournée et profanée ne figure dans aucune des deux séries de l’Exégèse des lieux communs de Léon Bloy : dommage…
Bon dimanche, bons dimanches, et bon Noël !



[i] J’avais glissé ici quelques mots l’an dernier au sujet du travail le dimanche. Force m’est de reconnaître, à leur relecture, que je les trouve un peu mous aujourd’hui.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Un commentaire ? Inscrivez-vous ! Si vous êtes timide, les pseudonymes sont admis (et les commentaires modérés).