Toutes sortes d’images
ont été utilisées pour décrire les livres et leur fréquentation, notamment
quand il s’agit de leur relecture. Les uns en parleront comme d’amis que l’on a
plaisir à revoir souvent ou que l’on estime trop pour les déranger n’importe
quand (voire avec qui l’on préfère espacer les rencontres, de peur d’éprouver
une déception). Les autres les compareront à des vins dont on pourrait suivre
le vieillissement : certains mériteraient ainsi l’attente, d’autres
exigeraient d’être régulièrement goûtés ; il en serait qui, vite parvenus
à leur maturité, raviraient par la permanence de leurs qualités, tandis que
d’autres ne provoqueraient un plaisir que dans leur jeunesse, pour ensuite
s’éventer ; sans parler, bien entendu, des piquettes de consommation
courante ou des vinasses prétentieuses et surfaites, dont on peut se demander
comment elles auront pu atteindre la mise en bouteille – ou sous presse :
des œuvres d’empoisonnement du peuple ou des lettrés – lesquels en redemandent
trop souvent, hélas.
La multiplicité de ces
images trahit leur imperfection. Ne faudrait-il pas aussi dire que les livres
que nous aimons à relire nous retrouvent comme nous sommes au moment où nous
les ouvrons, nous révélant des parts ou des proportions d’eux-mêmes – et de
nous – changeantes et jusqu’alors occultées ?
Gracq
et Jünger
Cet automne, les éditions
Corti[i] ont
eu l’excellente idée de publier un roman inédit de Julien Gracq, Les Terres
du couchant. Ce roman, écrit entre Le Rivage des Syrtes et Un
Balcon en forêt, marque une transition entre les deux, situant son action
comme le premier en un temps et des lieux imaginaires, dépeint toujours comme
le premier un monde civilisé (trop civilisé, donc un rien amolli ?)
menacé par des barbares à la fois brutaux et subtils, et, comme le second, fait
surgir en actes cette menace, bousculant une vieille nation avachie.
Les Terres du couchant est accompagné d’une
postface faisant fort bien ce rapprochement avec les deux romans entre lesquels
il fait comme un pont, ainsi qu’avec La Route, texte où Gracq a réutilisé
quelques-uns de ses passages.
Ces pays étranges,
communs au Rivage des Syrtes et aux Terres du couchant, font
aussi penser à Ernst Jünger, en particulier à Sur les falaises de marbre.
Le lecteur attentif de Gracq n’aura pas oublié ce qu’il en écrivit en 1950,
dans La littérature à l’estomac :
« Si j’avance par
exemple (et je le fais) en arguant d’une préférence brute, sentie, que je
donnerais toute la littérature des dix dernières années pour le seul livre peu
connu d’Ernst Jünger "Sur les falaises de marbre"… »[ii]
Fatalement, après la
lecture des Terres du couchant, je suis allé relire Sur les falaises
de marbre. Ce roman, paru en 1939 en allemand[iii] (et
en 1942 dans sa traduction française par Henri Thomas), est souvent cité comme
un brûlot antinazi. Certes, Jünger s’en est défendu plusieurs fois (par
prudence, certainement, à l’époque, ensuite par coquetterie, peut-être ?),
mais les brumes de la transposition romanesque (dans un pays imaginaire et dans
un temps impossible à situer) sont quand même parfois légères.
A la relecture, un trait
m’a frappé : le territoire sur lequel l’action de Sur les falaises de
marbre se déroule est singulièrement exigu, presque étriqué. Et les liens,
aussi bien du narrateur que de bien des personnages dans la cité où se trame
l’intrigue, avec les différents protagonistes sont multiples et parfois
étroits, tant avec les amis qu’avec les ennemis. Allusion aux fréquentations
politiques de Jünger dans les années 1920 ? Possible. En tout cas, le
sentiment de la présence de l’ennemi, du barbare parmi nous, et même en nous,
m’a gagné (ce qui, d’ailleurs, constitue une différence de taille avec Gracq,
chez qui l’ennemi est clairement étranger).
Et nous, à quels barbares
sommes-nous liés ? Avec lesquels collaborons-nous ou avons-nous
collaboré ?
Evelyn
Waugh, faster, faster
Lorsque la mélancolie
menace de me submerger (typiquement par un début d’hiver douceâtre et sombre),
une des manières les plus saines de m’en sortir consiste à trouver le moyen
d’éclater de rire. Si possible en bonne compagnie. Par exemple en relisant les
premiers romans d’Evelyn Waugh, comme Grandeur et décadence ou Ces
Corps vils : deux œuvres qui condensent les plaisirs de l’humour et de
l’art romanesque – une action reposant sur une situation initiale
bancale : le rire, comme le roman, naît de ce qui ne va pas.
Là comme ailleurs, ces
romans me cueillent dans mes humeurs et mes préoccupations, dans un état
particulier de ma sensibilité. Dans Ces Corps vils (où tout ce qui n’est
pas too divine est bogus ou shame-making pour les bright
young things qui s’y agitent vainement), c’est l’issue d’une course automobile
qui s’est imposée à moi cette fois : l’honorable mademoiselle Runcible en
sort définitivement abîmée, sur un lit d’hôpital où, égarée dans le délire,
elle entend des voix qui lui crient « plus vite, plus vite ! ».
L’image d’un monde qui ne rime plus à rien et court on ne sait où, dès
1930 ?
Ce roman finit par le
déclenchement d’une guerre que l’on devine mondiale, totale et dévastatrice (à
côté de laquelle 1914 serait un goûter d’enfants, mais avec aussi sa part de
ridicule et d’ironie) : prophétie qui se réalisera quelques années plus
tard[iv] :
à se demander si la fin des années 1920 ne marque pas le passage de
l’après-guerre à l’avant-guerre. Voilà qui n’est guère réjouissant. Mais
l’inquiétude, après tout, n’interdit ni ne dispense d’espérer.
Alors… Moins vite,
peut-être ?
[i] Eheu, tempus fugit : il est écrit « Editions
Corti », et non plus « José Corti ». Et il n’est plus nécessaire
de couper les pages soi-même, ce qui était une façon de survoler une première
fois le livre nouvellement acquis…
[ii] Et, après tout, il est
permis d’imaginer même une parenté
entre Jünger et Gracq, plus profonde qu’une simple influence du premier sur le
second : il faudrait relire Au
Château d’Argol, paru en 1938 puis un texte du Cœur aventureux, paru en traduction française (par Henri Thomas) en
1942, Le Chevalier noir.
[iii] Sous le titre
original : Auf den Marmorklippen.
[iv] La seconde guerre
mondiale inspirera à Waugh, outre l’hénaurme Hissez le grand pavois, son chef-d’œuvre : la trilogie que
composent Hommes en armes, Officiers et gentlemen et La Capitulation ; une relecture
récente a attiré mon attention, outre les interrogations morales et
spirituelles, sur un gag récurrent fondé sur une vision paranoïaque du monde
chez un agent du contre-espionnage britannique, vision cohérente et délirante qui
n’est pas sans annoncer certains moments de L’Arc-en-ciel
de la gravité, de Pynchon. Mais c’est une autre histoire.
... Evelyn Waugh, toujours, voilà un bon conseil de lecture, en effet, en toute saison (au singulier ou au pluriel ? Que dit l'usage ?). Quant au roman inédit de Gracq, je m'en méfie un peu : connaissant l'exigence de Julien Gracq, on peut se dire que s'il n'a pas voulu le voir publié, il y a sans doute une bonne raison, que contredit la quatrième de couverture de l'éditeur, qui parle, si ma mémoire est bonne, d'un texte "très proche de sa version définitive". Mais il est vrai qu'un Julien Gracq trop tôt sorti du four vaut largement mieux que la majorité de ce qui sort d'ordinaire en librairie. Alors ? A lire !
RépondreSupprimerEvelyn Waugh, toujours, bien entendu ! Quant à Gracq, il se pourrait (mais ce n'est qu'une hypothèse de ma part) que ce soit plus un goût de redite que d'inachevé qui l'a retenu : il reste ici et là, certes, quelques morceaux à "finir" ou à "affiner" (voir le franchissement de la Crête, pp 70 à 74 : comment le narrateur et ses amis font-ils pour avoir des chevaux après le franchissement ?), mais le roman fait beaucoup plus que se tenir (à lire donc, et avec plaisir) ; peut-être Gracq a-t-il senti une parenté trop forte avec "Le Rivage des Syrtes" ? En transposant donc l'action dans la France de 1940, en ajoutant une brume toute ardennaise et en gommant grâce au caractère historique de l'action les invraisemblances, on approche d' "Un balcon en forêt".
SupprimerS.L.