samedi 27 décembre 2014

En lisant, en relisant

Toutes sortes d’images ont été utilisées pour décrire les livres et leur fréquentation, notamment quand il s’agit de leur relecture. Les uns en parleront comme d’amis que l’on a plaisir à revoir souvent ou que l’on estime trop pour les déranger n’importe quand (voire avec qui l’on préfère espacer les rencontres, de peur d’éprouver une déception). Les autres les compareront à des vins dont on pourrait suivre le vieillissement : certains mériteraient ainsi l’attente, d’autres exigeraient d’être régulièrement goûtés ; il en serait qui, vite parvenus à leur maturité, raviraient par la permanence de leurs qualités, tandis que d’autres ne provoqueraient un plaisir que dans leur jeunesse, pour ensuite s’éventer ; sans parler, bien entendu, des piquettes de consommation courante ou des vinasses prétentieuses et surfaites, dont on peut se demander comment elles auront pu atteindre la mise en bouteille – ou sous presse : des œuvres d’empoisonnement du peuple ou des lettrés – lesquels en redemandent trop souvent, hélas.
La multiplicité de ces images trahit leur imperfection. Ne faudrait-il pas aussi dire que les livres que nous aimons à relire nous retrouvent comme nous sommes au moment où nous les ouvrons, nous révélant des parts ou des proportions d’eux-mêmes – et de nous – changeantes et jusqu’alors occultées ?
Gracq et Jünger
Cet automne, les éditions Corti[i] ont eu l’excellente idée de publier un roman inédit de Julien Gracq, Les Terres du couchant. Ce roman, écrit entre Le Rivage des Syrtes et Un Balcon en forêt, marque une transition entre les deux, situant son action comme le premier en un temps et des lieux imaginaires, dépeint toujours comme le premier un monde civilisé (trop civilisé, donc un rien amolli ?) menacé par des barbares à la fois brutaux et subtils, et, comme le second, fait surgir en actes cette menace, bousculant une vieille nation avachie.
Les Terres du couchant est accompagné d’une postface faisant fort bien ce rapprochement avec les deux romans entre lesquels il fait comme un pont, ainsi qu’avec La Route, texte où Gracq a réutilisé quelques-uns de ses passages.
Ces pays étranges, communs au Rivage des Syrtes et aux Terres du couchant, font aussi penser à Ernst Jünger, en particulier à Sur les falaises de marbre. Le lecteur attentif de Gracq n’aura pas oublié ce qu’il en écrivit en 1950, dans La littérature à l’estomac :
« Si j’avance par exemple (et je le fais) en arguant d’une préférence brute, sentie, que je donnerais toute la littérature des dix dernières années pour le seul livre peu connu d’Ernst Jünger "Sur les falaises de marbre"… »[ii]
Fatalement, après la lecture des Terres du couchant, je suis allé relire Sur les falaises de marbre. Ce roman, paru en 1939 en allemand[iii] (et en 1942 dans sa traduction française par Henri Thomas), est souvent cité comme un brûlot antinazi. Certes, Jünger s’en est défendu plusieurs fois (par prudence, certainement, à l’époque, ensuite par coquetterie, peut-être ?), mais les brumes de la transposition romanesque (dans un pays imaginaire et dans un temps impossible à situer) sont quand même parfois légères.
A la relecture, un trait m’a frappé : le territoire sur lequel l’action de Sur les falaises de marbre se déroule est singulièrement exigu, presque étriqué. Et les liens, aussi bien du narrateur que de bien des personnages dans la cité où se trame l’intrigue, avec les différents protagonistes sont multiples et parfois étroits, tant avec les amis qu’avec les ennemis. Allusion aux fréquentations politiques de Jünger dans les années 1920 ? Possible. En tout cas, le sentiment de la présence de l’ennemi, du barbare parmi nous, et même en nous, m’a gagné (ce qui, d’ailleurs, constitue une différence de taille avec Gracq, chez qui l’ennemi est clairement étranger).
Et nous, à quels barbares sommes-nous liés ? Avec lesquels collaborons-nous ou avons-nous collaboré ?
Evelyn Waugh, faster, faster
Lorsque la mélancolie menace de me submerger (typiquement par un début d’hiver douceâtre et sombre), une des manières les plus saines de m’en sortir consiste à trouver le moyen d’éclater de rire. Si possible en bonne compagnie. Par exemple en relisant les premiers romans d’Evelyn Waugh, comme Grandeur et décadence ou Ces Corps vils : deux œuvres qui condensent les plaisirs de l’humour et de l’art romanesque – une action reposant sur une situation initiale bancale : le rire, comme le roman, naît de ce qui ne va pas.
Là comme ailleurs, ces romans me cueillent dans mes humeurs et mes préoccupations, dans un état particulier de ma sensibilité. Dans Ces Corps vils (où tout ce qui n’est pas too divine est bogus ou shame-making pour les bright young things qui s’y agitent vainement), c’est l’issue d’une course automobile qui s’est imposée à moi cette fois : l’honorable mademoiselle Runcible en sort définitivement abîmée, sur un lit d’hôpital où, égarée dans le délire, elle entend des voix qui lui crient « plus vite, plus vite ! ». L’image d’un monde qui ne rime plus à rien et court on ne sait où, dès 1930 ?
Ce roman finit par le déclenchement d’une guerre que l’on devine mondiale, totale et dévastatrice (à côté de laquelle 1914 serait un goûter d’enfants, mais avec aussi sa part de ridicule et d’ironie) : prophétie qui se réalisera quelques années plus tard[iv] : à se demander si la fin des années 1920 ne marque pas le passage de l’après-guerre à l’avant-guerre. Voilà qui n’est guère réjouissant. Mais l’inquiétude, après tout, n’interdit ni ne dispense d’espérer.
Alors… Moins vite, peut-être ?




[i] Eheu, tempus fugit : il est écrit « Editions Corti », et non plus « José Corti ». Et il n’est plus nécessaire de couper les pages soi-même, ce qui était une façon de survoler une première fois le livre nouvellement acquis…
[ii] Et, après tout, il est permis d’imaginer même une parenté entre Jünger et Gracq, plus profonde qu’une simple influence du premier sur le second : il faudrait relire Au Château d’Argol, paru en 1938 puis un texte du Cœur aventureux, paru en traduction française (par Henri Thomas) en 1942, Le Chevalier noir.
[iii] Sous le titre original : Auf den Marmorklippen.
[iv] La seconde guerre mondiale inspirera à Waugh, outre l’hénaurme Hissez le grand pavois, son chef-d’œuvre : la trilogie que composent Hommes en armes, Officiers et gentlemen et La Capitulation ; une relecture récente a attiré mon attention, outre les interrogations morales et spirituelles, sur un gag récurrent fondé sur une vision paranoïaque du monde chez un agent du contre-espionnage britannique, vision cohérente et délirante qui n’est pas sans annoncer certains moments de L’Arc-en-ciel de la gravité, de Pynchon. Mais c’est une autre histoire.

2 commentaires:

  1. ... Evelyn Waugh, toujours, voilà un bon conseil de lecture, en effet, en toute saison (au singulier ou au pluriel ? Que dit l'usage ?). Quant au roman inédit de Gracq, je m'en méfie un peu : connaissant l'exigence de Julien Gracq, on peut se dire que s'il n'a pas voulu le voir publié, il y a sans doute une bonne raison, que contredit la quatrième de couverture de l'éditeur, qui parle, si ma mémoire est bonne, d'un texte "très proche de sa version définitive". Mais il est vrai qu'un Julien Gracq trop tôt sorti du four vaut largement mieux que la majorité de ce qui sort d'ordinaire en librairie. Alors ? A lire !

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    1. Evelyn Waugh, toujours, bien entendu ! Quant à Gracq, il se pourrait (mais ce n'est qu'une hypothèse de ma part) que ce soit plus un goût de redite que d'inachevé qui l'a retenu : il reste ici et là, certes, quelques morceaux à "finir" ou à "affiner" (voir le franchissement de la Crête, pp 70 à 74 : comment le narrateur et ses amis font-ils pour avoir des chevaux après le franchissement ?), mais le roman fait beaucoup plus que se tenir (à lire donc, et avec plaisir) ; peut-être Gracq a-t-il senti une parenté trop forte avec "Le Rivage des Syrtes" ? En transposant donc l'action dans la France de 1940, en ajoutant une brume toute ardennaise et en gommant grâce au caractère historique de l'action les invraisemblances, on approche d' "Un balcon en forêt".
      S.L.

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