vendredi 30 mai 2014

Prométhée engraissé

Osons, en quelques notes aussi brèves que possible, rapprocher quelques actualités françaises et européennes qui, en apparence, n’ont que des rapports lointains. L’exercice n’est pas forcément réjouissant, quoiqu’il puisse s’avérer parfois drôle et intéressant.
Séisme
Voilà un mot qui est revenu à la mode depuis les résultats que l’on sait aux élections européennes. Il nous ramène en 2002, où il avait déjà été employé après le premier tout de l’élection présidentielle (un ami, hélas disparu depuis, avait préféré me dire, le soir de ce premier tour : « quelle poilade ! »). Ce mot, répété à l’envi, ainsi que les habituelles références approximatives aux années trente, permet de prendre des poses héroïques et surtout d’éviter de réfléchir, par exemple aux raisons qui ont fait s’abstenir la majorité des électeurs et voter une bonne partie de ceux qui s’en sont donné la peine pour le Front National.
Les belles âmes préfèreront crier séisme aussi fort que possible, et protester contre le Front National. Jeudi, quelques milliers de jeunes sont allés manifester contre le résultat d’une élection tout à fait légale. Mais le plus beau que j’aie entendu, c’est une reprise façon variétoche contemporaine du Chant des partisans par un certain Benjamin Biolay. Quelle leçon, quel courage ! Comme la résistance est commode, quand il s’agit de protester contre un parti politique légal parmi d’autres, quand c’est tout à fait permis (et même encouragé) ! Et, encore une fois, cela évite de réfléchir, ne serait-ce qu’à la manière de réfuter les arguments dudit parti.
Dans un domaine assez proche, il est plutôt encourageant de voir qu’en Ukraine, ce ne sont pas les héroïques combattants de Kiev, célébrés naguère par quelques grandes consciences horrifiées par le Front National qui ont emporté l’élection présidentielle. Je veux parler bien sûr des gens du Secteur Droit ou de Svoboda qui, autant que je sache, sont autrement inquiétants que le Front National, mais scandalisèrent moins les belles âmes de chez nous lorsqu’ils s’arrogèrent un tiers des postes dans le gouvernement de fait qui s’était installé dans leur pays jusqu’à cette élection.
Débat d’idées à l’UMP
Trop au centre, trop à droite ? Trop décomplexés ou pas assez ? Faut-il se poser en adversaire ou en concurrent du Front National pour conserver ou gagner des voix ? Voilà le débat d’idées qui semble agiter l’UMP : au fond, un problème de définition du marketing mix. C’est assez normal, puisque ce parti politique réunit des dirigeants parmi lesquels on ne saurait dire s’il s’en trouve deux qui pensent de manière compatible. Quand ils pensent.
En attendant, les voilà obligés de se passer de M. Copé, leur penseur en chef, empêtré dans une affaire de fausses factures aussi sordide que grotesque. Il est curieux de constater que ce n’est qu’après coup que tous ces politiciens comprennent que ce genre d’affaire contribue à nourrir l’abstention et les succès du Front National aux élections. Avant de recommencer, recommencer, et recommencer encore…
Mais heureusement M. Hollande veille. Il a sommé l’UMP de ne plus céder à ce genre de faiblesse. Il est vrai que ce n’est pas à gauche que l’on ferait de pareilles bêtises. Qui se souvient, du reste, qu’il y a un peu plus d’un an, M. Cahuzac, alors ministre…
L’affaire qui embarrasse l’UMP et M. Copé implique une société de communication nommée Bygmalion. Un nom clairement forgé sur un jeu de mot mythologico-vaseux : Pygmalion en plus grand, Pygmalion au carré. On imagine M. Copé en Pygmalion de soi-même : érigeant sa propre statue et s’en éprenant… Certains ont ironisé sur ce nom, le travestissant en big millions. Big Mammon ne serait pas mal non plus, dans le registre de l’idolâtrie.
Mais à bien y songer, je n’aime pas ce big. Je préfère rester français et utiliser gros. A quand un Grométhée, une sorte de Prométhée obèse ? Ce serait un bon symbole de notre basse époque.
Démocratie européenne
Il est légitime de se demander si les institutions européennes sont démocratiques, malgré les récentes élections, et à quoi elles servent. On se souvient du traité de Lisbonne, qui reprend en gros les dispositions du traité rejeté entre autres par la France en 2005 (lors d’un référendum : si les gens votent mal, eh bien il n’y a qu’à se passer de leur avis). Or ce traité prévoit que des citoyens européens peuvent soumettre des pétitions à la Commission Européenne. Une de ces pétitions vient d’être rejetée par ladite commission : il s’agit d’Un de nous, qui vise à faire interdire les manipulations d’embryons humains à des fins de recherche. Cette pétition a réuni près de deux millions de signatures dans toutes l’Europe, mais apparemment ses promoteurs et les signataires n’ont pas à se mêler de ce sujet. On lira à ce propos ce qu’en dit la Fondation Jérôme Lejeune, ici, avec profit ; n’hésitez surtout pas à ouvrir le document où la Commission Européenne justifie le rejet de la pétition : trente-deux pages d’arguties vagues teintées de charabia simili-juridique pour dire en gros que les recherches en question sont tout à fait éthiques (puisqu’on vous le dit) et qu’elles représentent de juteuses occasions pour l’industrie pharmaceutique (ce qui, au fond, semble plus important pour ces gens que le reste).
Si certains se demandent à quoi sert la Commission Européenne, c’est qu’ils ne s’informent pas : elle sert, au moins, d’abord à inviter les citoyens européens à s’exprimer, ensuite à les prier de se taire. Et, pour délayer sur trente-deux pages un « oui mais non, en fait taisez-vous », il doit falloir du monde.
Vacheries
On pourrait rapprocher cette affaire de celle du projet d’installation, près d’Abbeville, d’une étable pour mille sept cents têtes de bétail (autant dire une usine à vaches), destinée à la production massive de lait et de viande destinés à la vente à vil prix. Autrefois, dans les mythes grecs, Prométhée finissait par être enchaîné. Aujourd’hui, ses adorateurs l’ont libéré et ont décidé de l’engraisser. D’où, sans doute, ce besoin de bidoche en abondance.
Cinq opposants au projet sont actuellement détenus pour avoir démonté l’autre jour quelques tuyaux sur le chantier de cette usine. Ils sont accusés de vandalisme. Car, bien sûr, les vandales, ce ne sont pas ceux qui projettent d’empiler les vaches. Pour plus de détails et pour savoir qui sont les vandales, une visite ici vous éclairera.
Dans ce cas, comme dans celui d’Un de nous, les partisans de manipulations peu ragoûtantes ne manqueront pas, bien entendu, d’accuser leurs opposants d’être des obscurantistes qui, en maniant des peurs moyenâgeuses, menacent le progrès et la prospérité (ben voyons : la prospérité de quelques-uns). Sans me vanter, c’est de ce genre d’accusation que je vous entretenais il y a quelques jours (ici). On ne saurait donc trop conseiller à ces opposants de poursuivre leurs combats sans perdre de temps à se soucier de telles accusations.
Quoi qu’il en soit, signalons aux amis du progrès que leur idole, Prométhée, à force d’engraisser, pourrait finir par avoir mal au foie.

dimanche 25 mai 2014

Le jardin d’acclimatation

Voilà déjà quelques années que je m’interroge sur la perméabilité des esprits à des nouveautés (idées, propositions ou projets) qui, en peu de temps, d’absurdités plus ou moins aimables qu’elles étaient deviennent parfois des possibilités envisageables, voire souhaitées. Les exemples ne manquent pas, il est à peine nécessaire de se baisser pour les ramasser : que ce soit le mariage dit pour tous et ses éventuels corollaires (en matière de descendance), les projets relatifs à l’euthanasie, ou encore l’idée géniale d’aller forer un peu partout pour trouver du gaz de schiste, nous sommes servis en ce moment.
Avant, j’étais moche
C’est ce que disait, si j’ai bonne mémoire, Alice Sapritch dans une publicité télévisée, il y a bien vingt-cinq ou trente ans, pour des produits servant au nettoyage des fours. Il en va un peu de même avec les « avancées », qu’elles soient sociétales, techniques, économiques, lorsque leurs promoteurs tentent à tout prix de les faire passer : soyez favorables à ces « avancées », parce que c’est bien et, surtout, parce que les choses ne seront plus comme avant. Car avant, c’était mal, et le progrès c’est le progrès. L’important sera de caser quelques enfin, quelques encore et quelques retard.
L’ennui, avec ce genre de propagande, c’est que ses effets sont apparemment limités. Certes, il doit se trouver des semi-indifférents qui, fatalistes, lâcheront qu’il faut vivre avec son temps (marque de résignation qui constitue déjà un refus de réfléchir). Cela peut faire beaucoup de monde, parfois, mais c’est encore insuffisant. C’est qu’il y a toujours ceux qui émettent des objections. Les plus ennuyeux d’entre eux sont ceux qui ont des arguments (logiques, moraux, spirituels ou autres) à opposer. Pour prendre l’exemple du mariage dit pour tous, l’Eglise catholique en France avait exprimé dès l’été 2012 des réserves quant au projet du gouvernement. Sans haine, sans quelque agressivité que ce fût. En signalant notamment qu’il y avait d’autres urgences dans un pays où se posent de vrais problèmes.
Devant de telles objections, les amis du progrès se doivent de réagir vite, et avec force. C’est qu’il s’agit d’écarter les obstacles.
Si vous êtes contre, vous êtes un monstre
Chacun connaît ce lieu commun professé par le premier tacticien en chambre venu : la meilleure défense, c’est l’attaque. Précepte que les amis du progrès ne manquent jamais d’appliquer.
Pour rester sur l’exemple du mariage dit pour tous, on sait la tournure que les choses ont prise, après les réserves exprimées par nos évêques. Passé un vague argument d’autorité de la part du gouvernement (on-a-promis-de-le-faire-alors-on-le-fera-c’est-comme-ça), il fallut à celui-ci et à ses alliés avoir recours, une fois des centaines de milliers de manifestants dans les rues, à des méthodes plus énergiques. Comme l’insulte et l’amalgame : ah, vous n’êtes pas favorables à cette loi ? C’est donc que vous êtes contre l’amour et l’égalité des droits ; d’ailleurs, vous êtes homophobes. Donc certainement racistes aussi. En somme, vous êtes des nazis. Ah, et aussi des intégristes. Et des obscurantistes.
Des franges plus militantes prirent moins de pincettes. Dans certaines manifestations favorables au projet de loi, on put voir d’aimables pancartes où était écrit kill Frigide Barjot. Au fond, ce n’est pas étonnant : à force d’assimiler toute opposition à une aberration, on finit par faire de tout opposant un obstacle avant de se rappeler qu’il s’agit d’une personne. On peut en avoir un aperçu dans un article paru ce 22 mai sur le site de Causeur, où l’auteur relève que les opposants au mariage dit pour tous ont été qualifiés de « monstres » dans une réunion publique célébrant le premier anniversaire de cette noble conquête. Dans le même genre (si j’ose m’exprimer ainsi), une récente chronique de Caroline Fourest dans le Huffington Post (ou sur France-Culture : ce sont mot pour mot les mêmes – il n’y a pas de petits profits) était assez gratinée, comparant ce qu’elle nomme « la droite catholique » à Boko Haram (et José Bové à Bertrand Cantat)…
Mais assez épilogué sur cette affaire : la technique vaut pour bien des sujets. Essayons-en quelques-uns :
Vous êtes contre l’avortement ? C’est que vous voulez asservir les femmes. Vous êtes donc un ennemi des femmes.
Vous êtes contre l’euthanasie ? C’est que vous voulez prolonger les souffrances des mourants. Vous êtes donc un sadique.
Le projet de traité de libre-échange transatlantique éveille chez vous des soupçons ? C’est que vous croyez que l’US Air Force va bombarder l’Europe à coups de poulets javellisés. Vous êtes donc un abruti.
Vous vous méfiez des cultures d’OGM ? C’est que vous vous fichez de la faim dans les pays pauvres. Vous êtes un affameur.
J’arrête là. Vous pouvez essayer. Le suffixe –phobe apparaîtra souvent. Vous serez un ennemi du progrès. Donc une menace.
Du reste, cela ne date pas d’hier : pour Sartre, un anticommuniste était un chien, pour les Nazis, les Juifs voulaient perdre la noble race aryenne (et pour Himmler l’Eglise catholique était une porcherie) ; pendant la Révolution Française, les Vendéens étaient une race de brigands. Tout cela, on l’aura compris, peut prendre des proportions variées, de l’anecdotique à l’atroce.
Hygiène mentale (et charité ?)
Il faut croire que de telles méthodes, si elles sont consciemment appliquées, doivent rencontrer un certain succès (en intimidant ceux qui auraient peur de passer pour « pas convenables » ?). Ou alors que ceux qui y ont recours sont des imbéciles qui s’obstinent à répéter une erreur. J’aurais tendance à pencher pour la première hypothèse, vu le genre de réaction de ceux qui font l’objet d’une telle diabolisation : souvent, ils ne marchent pas, mais courent.
Voyons plutôt.
Il y a d’abord ceux qui se défendent : mais non, je ne suis pas trucophobe ; d’ailleurs… Chercher à se justifier, c’est entrer dans le petit jeu du procès et reconnaître l’autorité du tribunal.
Il y a aussi ceux qui font dans la surenchère : en gros, le genre Minute. En général, cela amène devant un vrai tribunal. Belle manière pour les deux parties, dans une sorte de complicité, de se faire mousser (ce qui pourrait être ajouté aux commentaires d’un petit jeu proposé ici par Fromage Plus). Et, pour la partie civile, de jouer les vierges effarouchées, offensées par d’odieuses et vulgaires brutes.
(A propos de vierges effarouchées, il y a ceux qui s’offusquent des attaques menées contre eux avec des cris d’orfraie, achevant de passer ainsi pour de vieux machins. Autre attitude suicidaire.)
Comment réagir alors ? Par la légèreté et l’ironie, peut-être ? Pourquoi pas ? Cela peut donner d’amusants vers de mirliton (assumés comme tels, je pense, par leur auteur) chez Le Chouan des villes, blog dont le sujet – ou le prétexte – est l’élégance masculine. On pourra toutefois reprocher à ce type de réponse de s’apparenter à une forme de défense, manière évoquée plus haut.
Faut-il, d’ailleurs, réagir ou répondre à toutes ces provocations ? Peut-être pas. Ou alors y répondre à côté : oui, oui, moi aussi je vous aime bien… Et cesser de croire qu’on peut discutailler avec des gens qui refusent tout débat, tout en s’interdisant d’avoir recours aux mêmes moyens qu’eux. Sans renoncer à proposer ici et là ce que l’on croit être vrai.
Ce climat n’est pas sain. Toutes ces injonctions à se laisser gagner par la contagion de tout ce qui est nouveau, voilà qui me fait penser à Rhinocéros, d’Ionesco. Or, pour lutter contre un rhinocéros qui charge, il vaut mieux être de taille à le faire. Peut-être faut-il se faire rhinocéros soi-même ? Très peu pour moi, dans ce cas. Je préfère faire un pas de côté.
Remerciements
Ce texte (filandreux, je le crains) m’a été inspiré par le fil de commentaires qui suit le petit jeu proposé par Fromage Plus, mentionné plus haut. Plus particulièrement par un commentaire auquel j’ai répliqué « sur place ». Que l’auteur de ce commentaire en soit remercié, s’il lit ces lignes (ainsi que Fromage Plus). Le commentaire en question finit par : La vie est ailleurs. D’une part, c’est vrai, d’autre part, c’est le titre d’un roman de Milan Kundera : parfaite occasion pour vous suggérer la lecture du dernier opus du maître, La fête de l’insignifiance, qui est fort agréable.

samedi 17 mai 2014

Malheurs et gazouillements

Non, vous n’aurez pas ici de réflexions de ma part sur Mme Taubira et la Marseillaise. Ni sur la journée nantaise de la jupe, pas plus que sur la victoire au concours de l’Eurovision d’une chanteur-e autrichiens[i]. Si ce n’est que toucher le fond permet de constater, bien souvent, que celui-ci est assez meuble et offre donc la possibilité de creuser encore. Haussons donc poliment nos amples épaules devant ces sottises et les réactions disproportionnées qu’elles provoquent.
Il y a plus grave, après tout. Comme l’enlèvement récent par une bande islamiste de deux cents écolières nigérianes, promises par leurs ravisseurs à la vente sur quelque marché aux esclaves. Nous pourrions dire : qu’y pouvons-nous, puis passer à autre chose. Oui, mais à partir du moment où nous en sommes informés, à moins d’être des brutes…
Touit # prurit
De telles nouvelles provoquent inévitablement des réactions plus ou moins réfléchies. Quiconque aujourd’hui a quelque notoriété se croit sommé d’émettre un touit sur tout et n’importe quoi. Avec, le plus souvent, un résultat qui se résume à… tout et n’importe quoi. Tel M. Mariani, député UMP des Français de l’étranger, qui a asséné le 7 mai un : « #Nigéria. L'enlèvement par secte #BokoHaram rappelle que l'Afrique n'a pas attendu l'Occident pour pratiquer l'esclavage #Déculpabilisation ».
En soi, l’affirmation n’est pas complètement fausse, mais à quoi nous invite-t-elle ? Pas même à réfléchir. Cela ressemble plutôt à un ronchonnement plus ou moins forcé, censé probablement caresser quelques droitards dans le sens du poil, particulièrement avec ce « #Déculpabilisation ».
Il faudrait peut-être faire remarquer à M. Mariani que le mal commis par d’autres ne saurait exonérer nos chers et vieux pays européens des fautes qui y ont été commises, fautes dont nous sommes en quelque sorte solidaires ou héritiers, que cela nous plaise ou non. Disons que ce mal devrait nous aider à comprendre combien il importait pour nos pays de renoncer à ces fautes et combien il importe, si ce n’est déjà fait, d’en demander une bonne fois pardon – et non, soit dit en passant, d’en profiter pour faire une petite séance d’autodénigrement avec des manières de chaisières de gauche.
Quant aux droitards, pour les convaincre, comme je sais qu’il en est de fort lettrés, je leur conseille de lire – ou de relire – La cabane dans la vigne, d’Ernst Jünger, écrivain rarement détesté par les droitards cultivés et intelligents. Ils y trouveront ceci, en date du 16 mai 1945, au sujet d’une Allemagne vaincue, meurtrie, livrée au pillage et à la destruction, mais aussi pas tout à fait innocente :
« Cependant, nous ne pouvons nous dépouiller de notre appartenance à notre peuple. Il est dans la nature des choses que le malheur de notre famille, les souffrances de notre frère nous poignent plus cruellement – et aussi que nous soyons plus étroitement associés à sa faute. Elle est nôtre. Il nous faut verser caution pour elle, la payer. »
Mais toutes ces discussions, aussi intéressantes soient-elles[ii], ne libèreront pas ces jeunes Nigérianes.
Touit # humanitaire
Sur un plan terrestre, concret, que faire ? Pour vous et moi, à peu près rien. Devons-nous donc nous contenter d’une indignation aussi impuissante qu’elle est vertueuse ? Nous y reviendrons, nous y reviendrons.
Certains, en tout cas, ne se satisfont qu’à moitié de cette impuissance. Il leur faut afficher leur indignation. Pris eux aussi par la manie du touit, ils se répandent en messages finissant tous par « #BringBackOurGirls ». Ce genre d’affichage n’est ni coûteux ni dangereux et ne nécessite aucun effort particulier. Une manière facile de soulager sa conscience, en somme, comme à peu près tous les grands messages humanitaires. Ça ne mange pas de pain, comme dit le peuple.
Qu’il nous soit permis de douter de l’efficacité d’une telle attitude : comment croire aux frayeurs ou aux remords qui naîtraient chez un chef de bande fanatique parce que Mme Obama ou je ne sais quelle belle âme a écrit Bring back our girls ?
Touit # prière
Le drame des esprits modernes, dans de telles situations, c’est qu’ils ne savent pas à qui s’adresser, et que leurs suppliques risquent de se perdre dans le vide. Elles finissent par ne plus ressembler qu’à des vagissements sentimentaux et mièvres.
J’ai éprouvé – Dieu me pardonne ! – une légère crainte en lisant dans une dépêche de l’agence Zenit que le Pape lui-même avait touité son petit Bring back our girls. Oui, mais lui sait à Qui s’adresser dans ce cas, écrivant : « Unissons-nous tous dans la prière pour que soient immédiatement relâchées les lycéennes enlevées au Nigeria. #BringBackOurGirls. »
Admirable, jésuitique ruse : endossant momentanément les oripeaux de la modernité, s’infiltrant dans la masse des pleurnichards, il leur rappelle soudain quel est le seul acte raisonnable qu’ils puissent poser : prier et inviter à prier.




[i] Eh bien, perdrais-je toute notion de grammaire ? Point du tout, voyons : pourquoi ne pas appliquer à la grammaire la théorie du genre, enrichie d’une théorie du nombre ?
[ii] Vous pourrez en voir de bons exemples ici et , chez P. de Plunkett.

vendredi 9 mai 2014

Plaisir d’Europe ne dure qu’un moment

Comme nous sommes en un temps de décadence, l’écume de l’actualité est décidément un bon moyen d’en comprendre les ressorts. Nul n’ignore (quoique) la proximité d’élections au parlement européen. Mais qu’avons-nous eu comme arguments de campagne jusqu’à présent ? Et comment, dans ces conditions, aller voter ? La question embarrasse divers politiciens, partis ou organisations, en particulier pour ce qui est de nos amis les jeunes.
Va-et-vient sur le Rhin
Vous aurez peut-être entendu parler de récents propos de M. Joseph Daul, élu du Parti Populaire Européen, sur ce qui devrait inciter la jeunesse à s’intéresser à la vénérée construction européenne, tenus dans un entretien aux Dernières nouvelles d’Alsace :
« Quand j'ai des groupes de jeunes visiteurs (au Parlement européen) qui me disent que l'Europe ne sert à rien (...), je leur dis qu'à leur âge, à 18 ans, quand je voulais aller à Kehl pour voir les films pornos qui étaient interdits en France, il fallait parfois deux heures et demie pour passer la douane ! On arrivait au cinéma et le film était terminé ! »
Il ajoute encore :
« Une fois sur deux, j’avais oublié le porte-monnaie avec les marks. »
Bon nombre, dont moi, en ont pensé que si le seul argument en faveur de l’ouverture des frontières et de la monnaie unique réside dans la facilité pour aller voir des films pornographiques, c’est que la classe politique touche le fond en ce moment, et que le fond est bien bas. Oui, mais aussi qu’en somme les adorateurs de l’Union Européenne telle qu’elle a été bâtie n’ont finalement pas beaucoup de justifications à fournir à cette œuvre.
On devrait ajouter que ces propos sont plutôt méprisants envers les jeunes gens auxquels ils sont censés s’adresser : en gros, tout ce qui pourrait intéresser des jeunes gens, c’est le cul[i]. Les européistes les plus acharnés, en Angleterre ou en Suède[ii], par exemple, n’ont pas, autant que je sache, pensé à un argument analogue pour intéresser la jeunesse, dans le domaine de l’ivrognerie. Imaginons un moment cet argument massue : avec l’euro, ce sera facile d’aller vous coller d’homériques bitures à Boulogne-sur-Mer ou à Copenhague[iii] !
C’est curieux, mais je n’ai pas encore entendu ce dernier argument. Patience, la campagne n’est pas finie !
Quand on est jeune, on aime le fun
Quittons cependant le domaine de la beuverie. Boire, c’est mal. Surtout pour les jeunes. Tandis que le sexe, c’est bien. Et, d’ailleurs, les jeunes ne pensent qu’à ça. Les Jeunes Européens l’ont fort bien compris pour inciter leurs contemporains à voter : « Choisis qui tu veux dans ton parlement », leur disent-ils, montrant une jolie demoiselle, mi- inquiète, mi- ennuyée, qui semble hésiter entre deux bellâtres dont la virilité est couverte d’un drapeau européen (voir ici). J’ignore qui elle choisira, et je comprends l’inquiétude exprimée par son regard. Pendant ce temps, EELV distribue des capotes sur l’emballage desquelles on peut lire : « Donnons vie à l’Europe ! »
Autant les propos de M. Daul relèvent simplement de la grosse blague individuelle, là la stupidité devient une activité organisée, concertée, industrielle.
Personne, à moins d’être complètement crétinisé, ne saurait être dupe de tels « messages », qui suscitent déjà blagues et remarques ici et là, comme « choisis par qui tu seras baisée » ; et, quant à donner vie avec une capote, la manière de le faire demeure un mystère…
N’allons point, cependant, déplorer ce qui serait une dérive strictement contemporaine : déjà, il y a trente ans, les jeunes démocrates sociaux[iv] affichaient un jeune et beau couple au bord de l’extase, avec le slogan « Fais-moi l’Europe ! » (voir ici).
Le slogan, d’ailleurs, a été repris en 2009, cette fois par les jeunes socialistes, dans une vidéo dont un public adulte pourra apprécier la finesse ici (désolé si vous avez cliqué sur le lien ; vous aurez apprécié la présence de capotes dans ce petit machin).
En résumé, l’Europe (ou plutôt : l’Union Européenne) expliquée à la jeunesse, c’est du fun, c’est-à-dire de la baise[v]. Surtout, aucun contenu. On ne sait jamais, nos amis les jeunes pourraient se mettre à réfléchir.
L’enthousiasme d’une vieille pub
Le problème, vous l’aurez compris, réside dans l’application de méthodes de marketing – et de leur corollaire, à savoir la publicité. La politique – ou plutôt le discours qui en habille la misère – est conçue comme un produit visant différents publics qu’il va falloir séduire plutôt que convaincre, avec déclinaison d’une gamme pour chaque parti, afin de ratisser large, quitte à paraître incohérent.
Comment en effet devancer la concurrence lorsque la standardisation est telle qu’on finit par confondre les marques… pardon, les partis ? Par la magie de la publicité, voyons ! La publicité pourrait être définie comme une manière de faire acheter au chaland un produit pour d’autres raisons que celles pour lesquelles il pourrait en avoir besoin.
Les partis politiques osant de moins en moins promettre l’édification – enfin ! – du pays de cocagne[vi], les voilà obligés de tout miser sur le « message » publicitaire. En oubliant un détail : je n’ai jamais rencontré quiconque ayant acheté, par exemple, une voiture parce que, « dans la pub à la télé », une beauté du moment la conduisait.
Chagrin d’Europe dure toute la vie
J’avais émis le mois dernier (ici) une hypothèse quant à un aspect somme toute anecdotique du récent remaniement ministériel opéré par M. Hollande. En voici une autre, pour conclure le présent article : comment, avec un ministre des affaires européennes portant le beau nom de Désir, ne pas avoir envie, qu’on soit jeune ou vieux, de faire l’Europe ?
Quel sens de la com’, quand même…


[i] Il faudrait dire à ce vieux monsieur que, de toute façon, du cul, les obsédés de tout âge peuvent de nos jours en trouver en abondance sur internet.
[ii] Deux pays hors zone Euro !
[iii] Dans ce dernier cas, il faudra aussi faire passer le Danemark à l’Euro, soit faire d’une pierre deux coups !
[iv] Des centristes ; mais oui, il y a – ou il y eut – de jeunes centristes !
[v] Pardon pour ce mot grossier, mais je crois finalement que le mot sexe ne convient pas. Le sexe, est une chose sérieuse : c’est ainsi que viennent les enfants. Ce n’est pas une cigogne qui les apporte, nonobstant le fait que M. Daul est Alsacien.
[vi] Ce pays merveilleux où l’on trouve gratuitement deux variétés de saucisses : les blanches, qui poussent dans la terre, et les rouges, qui poussent aux arbres.

 

samedi 3 mai 2014

Les dangers du rire professionnel

L’écume de l’actualité permet parfois des réflexions intéressantes. Je ne veux pas parler des sifflets essuyés à Rome par M. Valls il y a quelques jours : à ce sujet, je me contenterai de vous renvoyer au point de vue judicieux exprimé ici, dans le blog de Fikmonskov, et de remarquer que s’il est permis de s’engueuler en famille, il vaut mieux que cela se passe chez soi, les fenêtres fermées, plutôt que, disons, dans une église pendant la messe.
Non, je pensais plutôt aux caricatures politiques exécutées par Jean Sarkozy, lesquelles nous ont été révélées il y a quelques semaines.
Un jeune amateur
Faut-il encore présenter le jeune homme prometteur qu’est M. Jean Sarkozy ? Visiblement, il cherche sa voie : études de droit, théâtre, gestion de l’établissement public de la Défense, politique, il s’essaie à tout. Et maintenant au dessin politique. Au vu des résultats (ici), il a encore moins de talent qu’un Plantu dans ses pires œuvres, et on ne saurait trop lui conseiller de chercher encore, en lui souhaitant de la trouver un jour, sa place. Quant à ses dessins, il pourra toujours les montrer, dans de nombreuses années, à ses petits-enfants, s’ils ont été sages, après le dessert. Cela lui fera des souvenirs.
Humour et sport professionnels
A bien y penser, il existe un parallèle entre l’humour (ou plutôt la satire) et le sport. De même qu’il est plaisant de faire un peu d’exercice, voire de participer à un sport collectif, il n’est pas désagréable d’y aller de temps en temps de son petit commentaire, amusé ou méchant, sur tel ou tel aspect de la vie ou des bêtises du moment. Et aussi d’encourager un ami sportif ou d’entendre un bon mot ici ou là. Cela n’empêche en rien le reste.
Le sportif professionnel, lui, doit passer son temps à s’entraîner, puis à se produire dans des rencontres de haut niveau. Il n’a plus de loisir, plus le temps de s’intéresser à quoi que ce soit. Pensons maintenant à un journaliste ou à un dessinateur satirique : chaque mois, chaque semaine, voire chaque jour, il doit trouver matière à rire. Il doit être drôle : on le paie pour cela.
Du reste, de même que le sportif professionnel peut facilement glisser sur la pente de l’entraînement excessif, voire du dopage, par la surenchère des performances (il faut bien assurer le spectacle), le satiriste professionnel ne risque-t-il pas de finir par se demander : de quoi vais-je pouvoir me moquer aujourd’hui ? Triste dérive, qui transforme en robot hargneux, dans un cas un être vigoureux et aimant le jeu et l’exercice physique, dans l’autre un être doué de style et d’esprit.
C’est ainsi que le satiriste tombera vite dans l’un ou l’autre travers, parfois les deux : l’aigreur ou l’affadissement.
La traversée des âges : l’exemple de Simplicissimus
Ces deux maux, que l’on peut résumer à l’épanchement de bile ou au dévoilement de petites femmes, sont d’ailleurs probablement la cause de la disparition de bien des publications satiriques : le public finit par s’en lasser. La décadence dure parfois un certain temps, qui peut être plus long sous un régime totalitaire : nos hardis satiristes se mettront pour bon nombre au pas et hurleront avec les loups. Souvent pour des raisons assez terre-à-terre : c’est qu’il faut manger, ma bonne dame !
Un exemple fort intéressant de ce genre de décadence s’est rencontré en Allemagne : de 1896 à 1944, Simplicissimus, hebdomadaire satirique munichois (dont la collection complète peut être consultée ici), suivit les tribulations de l’Allemagne. Drôle et acéré à ses débuts (au point de valoir à un de ses fondateurs, Thomas Theodor Heine, six mois de prison pour lèse-majesté), ce périodique fit platement dans le style patriotard pendant la Grande Guerre, avant de retrouver un ton plus mordant dans les années 1920 et de sombrer à partir de 1933 dans un mélange de grosses blagues (qui y avaient, à vrai dire, toujours eu leur place) et de propagande gouvernementale.
Ce qui ne varie pas dans le temps est la qualité artistique de bien des dessins, souvent influencé par les tendances de l’art moderne des années 1890-1910. Citons pour le plaisir quelques noms, outre celui de Th. Th. Heine, comme Bruno Paul, Olaf Gulbransson, Eduard Thöny, Wilhelm Schulz ou, parmi de plus jeunes, Karl Arnold. Occasionnellement, Simplicissimus accueillit aussi des contributions d’artistes plus reconnus, comme Alfred Kubin ou George Grosz.
Passé les quelques blagues médiocres sur les curés, les couples adultères, les officiers prussiens, les paysans bavarois ou les dames plus ou moins vêtues (genres qui subsisteront jusqu’au bout), cela vise joliment et férocement juste. A droite, à gauche, en Allemagne et ailleurs.
Or le tournant de 1933 est édifiant : hormis Heine (qui était d’origine juive et prit à temps le chemin de l’exil) et quelques autres, les piliers comme Arnold, Thöny, Schulz ou Gulbransson, qui avaient copieusement mangé du nazi pendant une dizaine d’années, retournèrent leurs vestes sans grande difficulté. Et souvent en conservant leur talent artistique, bien que celui-ci, avec l’âge, pût donner des signes de faiblesse ou de monotonie.
Pourquoi chercher cet exemple à l’étranger ? C’est qu’en France on ne vit pas à la même époque – parfois aussi agitée chez nous – de publication équivalente durer aussi longtemps avec la même qualité picturale (qu’on veuille bien songer que l’Assiette au beurre cessa de paraître en 1912 ; et qu’en matière de dessin le Canard enchaîné n’est jamais allé à la cheville de Simplicissimus ou de l’Assiette au beurre).
On pensera plus en France à quelques parcours individuels, comme celui de Ralph Soupault : dessinateur au trait expressif, simple et élégant, il mit son incomparable talent dans des dessins visant juste (comme ici en 1934) ou franchement odieux (comme pendant l’Occupation). Venu de la presse nationaliste, c’est par conviction qu’il tomba dans le collaborationnisme le plus infect et le plus stupide, sans rien perdre de la force de son trait[i].
Où l’on voit que les convictions et l’estomac peuvent mener aux mêmes errements.
Oui, mais l’amateur, l’homme d’esprit, me demanderez-vous ? Que ferait-il en de telles circonstances ? Eh bien, il se tairait sans doute, ou choisirait avec prudence son auditoire pour lâcher – quand cela viendrait – un bon mot. Ce qui ne le dispenserait pas, d’ailleurs, dans sa vie quotidienne – et notamment dans son métier – d’interroger de temps en temps sa conscience.


[i] Un parcours à comparer à celui de son confrère Roger Chancel, venu des mêmes milieux et passé, lui, à la Résistance.