dimanche 25 mai 2014

Le jardin d’acclimatation

Voilà déjà quelques années que je m’interroge sur la perméabilité des esprits à des nouveautés (idées, propositions ou projets) qui, en peu de temps, d’absurdités plus ou moins aimables qu’elles étaient deviennent parfois des possibilités envisageables, voire souhaitées. Les exemples ne manquent pas, il est à peine nécessaire de se baisser pour les ramasser : que ce soit le mariage dit pour tous et ses éventuels corollaires (en matière de descendance), les projets relatifs à l’euthanasie, ou encore l’idée géniale d’aller forer un peu partout pour trouver du gaz de schiste, nous sommes servis en ce moment.
Avant, j’étais moche
C’est ce que disait, si j’ai bonne mémoire, Alice Sapritch dans une publicité télévisée, il y a bien vingt-cinq ou trente ans, pour des produits servant au nettoyage des fours. Il en va un peu de même avec les « avancées », qu’elles soient sociétales, techniques, économiques, lorsque leurs promoteurs tentent à tout prix de les faire passer : soyez favorables à ces « avancées », parce que c’est bien et, surtout, parce que les choses ne seront plus comme avant. Car avant, c’était mal, et le progrès c’est le progrès. L’important sera de caser quelques enfin, quelques encore et quelques retard.
L’ennui, avec ce genre de propagande, c’est que ses effets sont apparemment limités. Certes, il doit se trouver des semi-indifférents qui, fatalistes, lâcheront qu’il faut vivre avec son temps (marque de résignation qui constitue déjà un refus de réfléchir). Cela peut faire beaucoup de monde, parfois, mais c’est encore insuffisant. C’est qu’il y a toujours ceux qui émettent des objections. Les plus ennuyeux d’entre eux sont ceux qui ont des arguments (logiques, moraux, spirituels ou autres) à opposer. Pour prendre l’exemple du mariage dit pour tous, l’Eglise catholique en France avait exprimé dès l’été 2012 des réserves quant au projet du gouvernement. Sans haine, sans quelque agressivité que ce fût. En signalant notamment qu’il y avait d’autres urgences dans un pays où se posent de vrais problèmes.
Devant de telles objections, les amis du progrès se doivent de réagir vite, et avec force. C’est qu’il s’agit d’écarter les obstacles.
Si vous êtes contre, vous êtes un monstre
Chacun connaît ce lieu commun professé par le premier tacticien en chambre venu : la meilleure défense, c’est l’attaque. Précepte que les amis du progrès ne manquent jamais d’appliquer.
Pour rester sur l’exemple du mariage dit pour tous, on sait la tournure que les choses ont prise, après les réserves exprimées par nos évêques. Passé un vague argument d’autorité de la part du gouvernement (on-a-promis-de-le-faire-alors-on-le-fera-c’est-comme-ça), il fallut à celui-ci et à ses alliés avoir recours, une fois des centaines de milliers de manifestants dans les rues, à des méthodes plus énergiques. Comme l’insulte et l’amalgame : ah, vous n’êtes pas favorables à cette loi ? C’est donc que vous êtes contre l’amour et l’égalité des droits ; d’ailleurs, vous êtes homophobes. Donc certainement racistes aussi. En somme, vous êtes des nazis. Ah, et aussi des intégristes. Et des obscurantistes.
Des franges plus militantes prirent moins de pincettes. Dans certaines manifestations favorables au projet de loi, on put voir d’aimables pancartes où était écrit kill Frigide Barjot. Au fond, ce n’est pas étonnant : à force d’assimiler toute opposition à une aberration, on finit par faire de tout opposant un obstacle avant de se rappeler qu’il s’agit d’une personne. On peut en avoir un aperçu dans un article paru ce 22 mai sur le site de Causeur, où l’auteur relève que les opposants au mariage dit pour tous ont été qualifiés de « monstres » dans une réunion publique célébrant le premier anniversaire de cette noble conquête. Dans le même genre (si j’ose m’exprimer ainsi), une récente chronique de Caroline Fourest dans le Huffington Post (ou sur France-Culture : ce sont mot pour mot les mêmes – il n’y a pas de petits profits) était assez gratinée, comparant ce qu’elle nomme « la droite catholique » à Boko Haram (et José Bové à Bertrand Cantat)…
Mais assez épilogué sur cette affaire : la technique vaut pour bien des sujets. Essayons-en quelques-uns :
Vous êtes contre l’avortement ? C’est que vous voulez asservir les femmes. Vous êtes donc un ennemi des femmes.
Vous êtes contre l’euthanasie ? C’est que vous voulez prolonger les souffrances des mourants. Vous êtes donc un sadique.
Le projet de traité de libre-échange transatlantique éveille chez vous des soupçons ? C’est que vous croyez que l’US Air Force va bombarder l’Europe à coups de poulets javellisés. Vous êtes donc un abruti.
Vous vous méfiez des cultures d’OGM ? C’est que vous vous fichez de la faim dans les pays pauvres. Vous êtes un affameur.
J’arrête là. Vous pouvez essayer. Le suffixe –phobe apparaîtra souvent. Vous serez un ennemi du progrès. Donc une menace.
Du reste, cela ne date pas d’hier : pour Sartre, un anticommuniste était un chien, pour les Nazis, les Juifs voulaient perdre la noble race aryenne (et pour Himmler l’Eglise catholique était une porcherie) ; pendant la Révolution Française, les Vendéens étaient une race de brigands. Tout cela, on l’aura compris, peut prendre des proportions variées, de l’anecdotique à l’atroce.
Hygiène mentale (et charité ?)
Il faut croire que de telles méthodes, si elles sont consciemment appliquées, doivent rencontrer un certain succès (en intimidant ceux qui auraient peur de passer pour « pas convenables » ?). Ou alors que ceux qui y ont recours sont des imbéciles qui s’obstinent à répéter une erreur. J’aurais tendance à pencher pour la première hypothèse, vu le genre de réaction de ceux qui font l’objet d’une telle diabolisation : souvent, ils ne marchent pas, mais courent.
Voyons plutôt.
Il y a d’abord ceux qui se défendent : mais non, je ne suis pas trucophobe ; d’ailleurs… Chercher à se justifier, c’est entrer dans le petit jeu du procès et reconnaître l’autorité du tribunal.
Il y a aussi ceux qui font dans la surenchère : en gros, le genre Minute. En général, cela amène devant un vrai tribunal. Belle manière pour les deux parties, dans une sorte de complicité, de se faire mousser (ce qui pourrait être ajouté aux commentaires d’un petit jeu proposé ici par Fromage Plus). Et, pour la partie civile, de jouer les vierges effarouchées, offensées par d’odieuses et vulgaires brutes.
(A propos de vierges effarouchées, il y a ceux qui s’offusquent des attaques menées contre eux avec des cris d’orfraie, achevant de passer ainsi pour de vieux machins. Autre attitude suicidaire.)
Comment réagir alors ? Par la légèreté et l’ironie, peut-être ? Pourquoi pas ? Cela peut donner d’amusants vers de mirliton (assumés comme tels, je pense, par leur auteur) chez Le Chouan des villes, blog dont le sujet – ou le prétexte – est l’élégance masculine. On pourra toutefois reprocher à ce type de réponse de s’apparenter à une forme de défense, manière évoquée plus haut.
Faut-il, d’ailleurs, réagir ou répondre à toutes ces provocations ? Peut-être pas. Ou alors y répondre à côté : oui, oui, moi aussi je vous aime bien… Et cesser de croire qu’on peut discutailler avec des gens qui refusent tout débat, tout en s’interdisant d’avoir recours aux mêmes moyens qu’eux. Sans renoncer à proposer ici et là ce que l’on croit être vrai.
Ce climat n’est pas sain. Toutes ces injonctions à se laisser gagner par la contagion de tout ce qui est nouveau, voilà qui me fait penser à Rhinocéros, d’Ionesco. Or, pour lutter contre un rhinocéros qui charge, il vaut mieux être de taille à le faire. Peut-être faut-il se faire rhinocéros soi-même ? Très peu pour moi, dans ce cas. Je préfère faire un pas de côté.
Remerciements
Ce texte (filandreux, je le crains) m’a été inspiré par le fil de commentaires qui suit le petit jeu proposé par Fromage Plus, mentionné plus haut. Plus particulièrement par un commentaire auquel j’ai répliqué « sur place ». Que l’auteur de ce commentaire en soit remercié, s’il lit ces lignes (ainsi que Fromage Plus). Le commentaire en question finit par : La vie est ailleurs. D’une part, c’est vrai, d’autre part, c’est le titre d’un roman de Milan Kundera : parfaite occasion pour vous suggérer la lecture du dernier opus du maître, La fête de l’insignifiance, qui est fort agréable.

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