dimanche 29 octobre 2017

« The Square » (Ruben Östlund)

Au festival de Cannes, le cinéma a pour habitude de célébrer le cinéma. On se distribue des prix après avoir revêtu de somptueux costumes ou des robes osées. De temps en temps, on se donne bonne conscience en récompensant un film « social » et « dérangeant », souvent au détriment de la forme artistique, avant de filer au buffet.
On peut se prendre à rêver d’une rupture dans ce train-train en songeant que cette année la palme d’or a été remise à Ruben Östlund, cinéaste suédois peu connu du grand public, pour son étrange film The Square. La réalité est probablement plus ambiguë. Le film en question, certes, comporte une forte dose de satire – et donc de critique – d’un monde artistique épris de soi et des vertus qu’il s’attribue, satire qui s’appliquerait aussi bien au monde du cinéma. Lequel, pour se venger, aura fort bien pu feindre l’extase devant le talent avec lequel a été menée l’attaque, ne serait-ce que pour montrer son ouverture d’esprit.
Mais trêve de mondanités cannoises. Nous sommes en automne, et The Square est sorti en salles pour le plus grand plaisir du vulgum pecus[i] dont vous et moi faisons partie.
De quoi s’agit-il donc ? Je dirais volontiers : d’un cauchemar, voire de deux cauchemars ; du nôtre et de celui du personnage principal. En 2020, rien ne va plus dans le royaume de Suède[ii] : les rues de Stockholm sont pleines de clochards et de mendiants, et le palais royal héberge désormais un musée d’art contemporain, le X-Royal Museum, dont le directeur est – horresco referens – un Danois prénommé Christian. Dans un matin gris, on déboulonne tranquillement la statue équestre de Charles XIV[iii] pour la remplacer par une installation qui a pour titre The Square. Christian, le conservateur, tandis qu’il met la main aux derniers préparatifs de l’exposition dont cette œuvre est le clou tout en supervisant les mondanités célébrant ses riches mécènes, est victime un matin d’un larcin pour lequel il décide de se faire justice lui-même. Son téléphone portable faisant partie du butin, il parvient à le localiser et distribue dans tout un immeuble de banlieue un courrier priant le voleur de lui rendre son bien. A première vue, l’entreprise sera couronnée de succès. Il en va de même pour la future exposition, qu’une équipe de communicants s’apprête à promouvoir en fanfare.
C’est alors que commencent les ennuis : la promotion de l’exposition tourne au scandale et un gamin habitant l’HLM visée par le « publipostage » de Christian vient lui exiger des excuses, n’étant pour rien dans le vol dont il s’est senti accusé et pour lequel ses parents l’ont puni.
Vu le milieu dans lequel se déroulent la plupart des scènes de The Square, il serait facile d’y voir – et de ne voir que cela – une satire de l’art contemporain. Que ce soit pour l’encenser ou pour le dénigrer, certains critiques se sont jetés dans cette facilité. Les détracteurs ne se sont pas privés de dire que les quelques « œuvres » que nous avons l’occasion d’apercevoir au cours du film sont une lourde caricature de cet art, tant elles sont nulles. Cette critique me paraît infondée : il suffit de passer le nez dans une exposition ou un musée d’art contemporain pour constater que c’est cet art lui-même qui constitue sa propre caricature et, de fait, pas toujours des plus subtiles. La satire de l’art contemporain, de fait, est bien présente, aussi à travers un des éléments essentiels de celui-ci qu’est le discours – ou plutôt le verbiage – qu’il engendre pour se justifier, ainsi que de l’approbation forcée d’un public « éclairé ». L’irruption au milieu d’un dîner de mécènes d’un performeur russe[iv] poussant des cris de singe en sautant de table en table[v] et les réactions qu’elle provoque d’abord[vi] en sont une parfaite illustration. Mais il n’y a pas que cette satire.
Car la critique sociale est évidente, et bien plus intelligente, soit dit en passant, que n’importe quel drame naturaliste et militant dont raffolent d’ordinaire les jurys cannois entre exhibitions de décolletés au tapis rouge et aigreurs provoquées par l’abus de champagne. On ne peut qu’être frappé par le grand nombre de clochards et de mendiants qui font comme partie du décor des scènes de rue : tout le monde s’en fout, jusqu’à la jeune dame qui demande aux passants de « sauver des vies » (lesquelles, où ? Nous ne le saurons pas) en signant une quelconque pétition. Notre conservateur, lui, croit s’en tirer avec The Square, ce carré tracé au sol, à l’intérieur duquel chacun doit se sentir conscient de ses devoirs envers les autres, etc., etc. (Au moins, Tartufe, lui, feignait d’être un croyant.) Observons aussi la trouille qu’il éprouve en allant poster ses cinquante lettres dans une HLM de banlieue[vii] : peur de ce que l’on appelait jadis les classes dangereuses. D’ailleurs, l’irruption du garçonnet avec son gros accent « immigré » (le jeune acteur jouant ce rôle est d’un grand talent) dans la vie de Christian ne peut paraître à ce dernier que comme une incongruité. Ce gosse insupportable et fruste est un des seuls personnages encore civilisés que l’on rencontre dans ce film : il n’aime ni les mensonges, ni les injustices, ni le déshonneur.
Il est aussi permis de voir dans The Square une critique encore plus générale que celle de l’art contemporain ou de notre époque égoïste, hypocrite et dépourvue d’honneur et de traditions, à Stockholm ou ailleurs. Si nous revenons à la performance de l’« homme-singe », observons que celle-ci tourne mal, le performeur devenant de plus en plus agressif et finissant par jeter son dévolu sur une jolie dame qu’il semble s’apprêter à… Jusqu’à ce qu’un seul homme se lève pour prendre la défense – avec ses poings s’il le faut – de cette dame. Les autres hommes le suivront, prêts à massacrer le performeur. Il reste à chaque spectateur honnête à se demander quel aurait été son comportement dans de telles circonstances : celui – courageux – du défenseur qui se lève seul, ou celui de la meute qui va le suivre après avoir été passive ?
Comment finira ce cauchemar ? Peut-être par une vague lueur, à moins qu’elle ne soit quelque peu tardive. L’ensemble est admirablement rendu, avec ici et là quelques longueurs et quelques scènes inutiles (quoique réussies), et fort bien joué. Et, comme Ruben Östlund semble bien maîtriser les codes et les formes de la modernité pour la critiquer, il ne reste qu’à saluer dans The Square une passionnante œuvre antimoderne.


[i] Ou du vulgi pecoris ?
[ii] J’eusse pu écrire qu’il y a quelque chose de pourri dans ledit royaume, mais un Anglais a déjà écrit cela il y a plus de quatre siècles au sujet du Danemark. Et encore, c’était un Danemark rêvé pour le théâtre, hors du temps et du monde en quelque sorte.
[iii] Plus connu dans sa jeunesse paloise sous le nom de Jean-Baptiste Bernadotte.
[iv] Tiens, tiens
[v] La « grande scène » du film, de l’avis de tous.
[vi] Et ensuite ? Eh bien nous verrons cela ensuite.
[vii] La disposition des boîtes à lettres dans bon nombre d’immeubles suédois, où chaque boîte est disposée sur la porte de l’appartement auquel elle correspond, permet de filmer cette distribution de courrier comme une course affolée…

samedi 21 octobre 2017

Pavlenski embastillé ?

Il y a quelques nuits, les pompiers parisiens eurent à éteindre un incendie place de la Bastille, sur la façade d’une succursale de la banque de France. L’auteur de l’incendie, encore présent sur les lieux, fut aussitôt appréhendé par la police pour être placé en garde à vue. Renseignements pris, l’homme est un artiste russe, réfugié politique en France et se nomme Piotr Pavlenski.
Cet individu avait pas mal fait parler de lui il y a environ deux ans, lorsqu’il s’était rendu l’auteur de dégradations comparables au siège du FSB, à Moscou. Tout ce qui compte dans le monde de l’art contemporain et dans celui de la bonne conscience patentée avait alors protesté contre l’oppression des artistes par M. Poutine, compte tenu de la peine de prison – ou du séjour en hôpital psychiatrique – dont était menacé Pavlenski. Je me rappelle avoir touché quelques mots ici de ce que j’en pensais.
Depuis, Piotr Pavlenski s’était réfugié en France. Notre pays, patrie des droits de l’homme, comme chacun sait, se devait d’ouvrir les bras à un artiste opprimé et écorché – au moins par  les supplices qu’il est capable de s’infliger.
Quant au sort que lui fera la justice française, tout est possible. Après tout, une artiste luxembourgeoise (cela existe) a récemment été relaxée à l’issue d’un procès faisant suite à une accusation d’exhibition sexuelle en plein musée du Louvre. Nous verrons donc si notre justice saura évaluer comme il se doit l’œuvre d’art qui consiste à incendier la façade d’une agence bancaire.
Une pièce qui sera certainement utilisée au procès de Piotr Pavlenski et de son épouse (elle aussi mise en examen après cette performance) est la déclaration faite par l’intéressé pour expliquer son geste[i]. Il y est question de la Bastille et de la finance ou de la banque, ce qui explique le choix de la cible – pardon, du site. Plus précisément, Pavlenski y prétend que la banque, en confisquant la révolution au peuple, qui s’était donné le mal de prendre la Bastille, s’était installée à la place occupée auparavant par la monarchie. Il y a quelques erreurs à corriger là-dedans, et elles sont de taille.
D’abord, que faut-il entendre par le peuple ? Une foule avinée, chauffée par des agitateurs, qui s’est emparée d’une vieille prison où traînaient quelques fils de bonne famille ayant fait un peu trop de scandale ou de dettes ainsi que quelques pauvres hères ? Merci pour le peuple. En toute rigueur, le peuple n’a rien pris le 14 juillet 1789.
Ensuite, pour ce qui est de la confiscation de la Révolution française, toute personne s’intéressant un minimum à l’histoire de France sait pertinemment que cette révolution dont nos républicains se gargarisent visait dès le début à donner le pouvoir à des bourgeois, voire à porter LE BOURGEOIS au pouvoir. Rien d’étonnant que cela finisse par des histoires de banque.
Je ne suis pas juge et ne puis donc déterminer quelle punition infliger à Piotr Pavlenski, s’il en mérite une. Mais suggérons une pénitence qui consisterait à prendre des cours d’histoire.
Cela posé, s’en prendre à une banque, non pour y voler de l’argent mais pour dénoncer le pouvoir disproportionné de la phynance, pourquoi pas ? La chose, en elle-même, pourrait ne pas manquer de panache. Puisque Piotr Pavlenski se dit artiste, pourquoi n’a-t-il pas imaginé quelque performance ou quelque installation mettant en évidence l’idolâtrie de l’argent ? Quelque allusion au veau d’or, devant une agence bancaire, eût pu être éloquente.
Pavlenski eût pu mettre ainsi de son côté les rieurs, les esprits artistes et ceux qu’inquiète le pouvoir excessif de l’argent. L’allusion au veau d’or nécessite, il est vrai, un vernis de culture, sinon chrétienne, du moins biblique. Peut-être ces rudiments lui manquent-ils, lui qui, si cela se trouve, n’a pu former son âme qu’en somnolant lors de quelque cours de marxisme-léninisme débité sans conviction au temps de l’URSS agonisante…
Que dire encore de Piotr Pavlenski ? Trois hypothèses se présentent sur son cas :
La première : il savait ce qu’il faisait en allumant son petit incendie dans Paris, alors que les agents de la force publique ont déjà bien assez de menaces à affronter ; et il espérait profiter de son statut de « réfugié politique ». Dans ce cas, c’est un cynique doublé d’un imbécile, qui s’est rendu coupable d’un crime.
La deuxième : peu conscient de la nature et de la portée de son acte et malgré les précautions de son entourage, il est parvenu à le commettre. Auquel cas c’est un fou.
La troisième : peu conscient de la nature et de la portée de son acte et manipulé par son entourage, il a été poussé à le commettre, sans doute à de fins de publicité. Auquel cas c’est un fou qu’on exploite.
La première hypothèse donne envie de renvoyer l’hurluberlu et son épouse en Russie (où ils se débrouilleront) à grands coups de pieds au derrière. Les deux autres inspirent en revanche une profonde pitié.


[i] Il s’agit donc bien d’art contemporain, domaine où le commentaire compte au moins autant que l’œuvre. Ce qui, soit dit en passant, vaut mieux pour le commentaire.

vendredi 13 octobre 2017

Soyons tou∙te∙s inclusif∙ve∙s !

 « D’ailleurs, de quoi parlerais-je bien cette semaine ? Les boîtes de M. Poubelle ont épuisé l’imagination et rassasié pour quelque temps toutes les faims de l’esprit »
Léon Bloy, Propos d’un entrepreneur de démolitions
Ainsi donc, comme le propos ci-dessus (portant le millésime 1884) l’atteste, le buzz, comme il convient de dire de nos jours, ne serait pas né hier. Sans aller jusqu’à affirmer, pour paraphraser Alexandre Vialatte, qu’il remonte à la plus haute antiquité, force est de constater que cela fait quelque lustres que tout le bruit nécessaire à empêcher en nous « toute forme de vie intérieure »[i] est entretenu avec une constance qui mérite l’admiration. En tous sens et d’un peu partout fusent des imbécillités dérisoires créées avec un acharnement croissant.
Il en va ainsi de l’écriture inclusive, dernier hochet féministe à la mode qui consiste, si j’ai bien compris le procédé (et à condition qu’il y ait quelque chose à y comprendre), à truffer tout texte de courtes extensions, marquées par des points, indiquant l’ajout d’une terminaison féminine à chaque mot variable que l’usage de notre langue utilisait jusqu’ici au masculin « neutre ». Visuellement, cela tient du morse ou de l’acné, selon les goûts.
Cette écriture inclusive est assurément ce que l’on nomme un marqueur de gauche, et il y a fort à parier que tout∙e militant∙e insoumis∙e qui se respecte l’a désormais adoptée. Selon les sensibilités, on s’en félicite, on s’en offusque ou l’on s’en amuse[ii].
Autre sujet de polémiques bileuses ou de controverses ardentes, comme on voudra, en tout cas de bavardages souvent stériles : les « sorties » de M. Macron sur les « ouvrières illettrées », les « fainéants » ou encore « ceux qui foutent le bordel ». On s’époumone, on s’égosille, on racle ses derniers lambeaux de cervelle pour les jauger à l’aune de ses prédécesseurs : ces sorties sont-elles pires que le casse-toi pauv’c… de M. Sarkozy ou les sans-dents de M. Hollande ? Si ces sorties sont spontanées, elles portent à croire que M. Macron ferait preuve en son for intérieur d’une certaine morgue, voire de mépris pour les gens de condition modeste.
Il se trouve que de tels propos passent mal à gauche, où l’on y voit sans aucun doute des marqueurs de droite. M. Macron a donc besoin, pour équilibrer son image, de marqueurs de gauche s’il veut rappeler aux Français qu’il est toujours et de droite et de gauche. Car, bien entendu, les Français risquent de perdre le sommeil[iii] à force de ne plus pouvoir situer M. Macron sur l’échiquier politique[iv] : à droite, à gauche ou un peu partout en même temps ?
Certes, pour s’approvisionner en marqueurs de gauche, M. Macron dispose, dans son gouvernement, de Mme Schiappa. Il semble qu’elle soit là à cette seule fin. Et il y a fort à parier qu’elle est une ferme partisane de l’écriture inclusive. Pourquoi ne donnerait-elle pas quelques cours à M. Macron, qui aurait ainsi à sa disposition des marqueurs et de gauche et de droite en même temps ? Il devrait apprendre vite – c’est un garçon intelligent, à ce que l’on dit.
Inclusif, M. Macron l’a d’ailleurs déjà été, avec plus ou moins de bonheur, il est vrai. Ses discours de campagne étaient pleins de celles et ceux, ce qui était tout à fait dans la ligne. En revanche, le caractère inclusif d’autres déclarations s’est avéré trop neutre, comme dans : « une gare, c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent[v] et des gens qui ne sont rien. » Des gens, je vous demande un peu… Alors qu’il eût pu dire des femmes et des hommes
Voyons donc comment M. Macron, ministre ou président, eût pu rassurer une gauche inquiète, s’il avait fait ses « sorties » en écriture inclusive. D’abord, le ministre :
« Bien souvent, la vie d’un∙e entrepreneur∙e est bien plus dure que celle d’un∙e salarié∙e […]. Elle ou il peut tout perdre, elle ou lui, et elle ou il a moins de garanties. »
« Il faut des jeunes Français∙es qui aient envie de devenir milliardaires. »
« Il y a dans cette société une majorité de femmes et d’hommes ; il y en a beaucoup qui sont illettré∙es. »
Ensuite, le président :
« Y’en a certain∙es, au lieu de foutre le bordel, elles ou ils feraient mieux d’aller regarder si elles ou ils peuvent avoir des postes là-bas, parce qu’elles ou ils ont les qualifications pour le faire. »
Naturellement, le président ne devrait plus communiquer que par écrit pour donner à ses déclarations désormais inclusives toute leur saveur de gauche. D’ailleurs, ne faut-il pas voir dans la présentation par Mme Schiappa et Mme Pénicaud ces derniers jours d’un guide de bonnes pratiques à l’usage des petites entreprises préconisant l’emploi de l’écriture inclusive un signe de cette synthèse tant désirée par M. Macron ? Ainsi, les salarié∙es seront plus facilement licencié∙es, mais avec des tournures résolument de gauche. Voilà qui ne pourra que les rassurer.
Autre avantage : à lire le charabia des futurs discours macroniens, les commentateurs avisés se perdornt en conjectures, hypothèses et spéculations[vi], voire en de rebondissantes exégèses. Pendant ce temps, le gouvernement aura tout loisir d’entreprendre ce qui lui plaira.
Ensuite, il ne restera plus qu’à s’exprimer par des glapissements, avant de saisir des bâtons et de s’en frapper les uns les autres avec vigueur. Il y a déjà, paraît-il, des députés qui font cela avec des casques de moto, alors…


[i] Après Bloy, Bernanos. Mon compte est bon.
[ii] Jeu : en lisant ce texte, devinez de quelle sensibilité je relève.
[iii] Pour ma part, je ne me laisse pas pousser la barbe, ce qui m’évite de me demander chaque soir si je dors avec la barbe en-dessous ou au-dessus des couvertures.
[iv] Curieuse expression. A croire que les journalistes, qui en raffolent, s’imaginent qu’un échiquier n’a qu’une dimension.
[v] Observons que, dans le monde de M. Macron, il n’y a pas de gens « qui ont réussi ». Non, il y a des gens « qui réussissent » : toujours en mouvement, en devenir, en marche !
[vi] Non taxées, bien entendu.

samedi 7 octobre 2017

« Le Déjeuner des barricades » (Pauline Dreyfus)

Délaissons, voulez-vous bien, le mythe du « deuxième roman », celui-à-l’occasion-duquel-les-écrivains-sont-attendus-au-tournant. Comme il y a quelques jours, célébrons plutôt un « troisième roman », en cette « rentrée littéraire »[i]. Nous aurions tort de nous gêner en ce qui concerne Le Déjeuner des barricades de Pauline Dreyfus, dont l’opus précédent, Ce sont des choses qui arrivent, nous avait quelque peu déçu.
Voici donc un nouveau « roman d’époque au présent » qui nous ramène cette fois en 1968, soit longtemps après Ce sont des choses qui arrivent et peu avant Immortel, enfin, dont nous retrouvons d’ailleurs quelques personnages se coulant parfaitement dans l’univers de ce roman : Paul Morand, Patrick Modiano, Florence Gould…
Pour être précis, c’est le 22 mai 1968 que nous sommes transportés, à l’hôtel Meurice. Ce jour-là, au déjeuner de Florence Gould, le jury du prix Roger Nimier est attendu, ainsi que le récipiendaire dudit prix pour 1968 : un certain Patrick Modiano, immense et timide jeune homme, auteur de La place de l’étoile.
Comme on est en mai 1968 à Paris, tout est un peu à l’envers : le personnel du Meurice a décidé de travailler en autogestion – le chef-cuisinier a donc pris l’initiative de composer lui-même le menu de ce déjeuner[ii] – et une part non négligeable des convives se sont fait excuser. Qu’à cela ne tienne, on invitera quelques pensionnaires du moment : Salvador Dali et Gala, J. Paul Getty (qui acceptera de quitter sa suite où il s’était barricadé par crainte des « rouges »), ainsi qu’un vieux notaire de province venu s’offrir un peu de luxe à Paris avant de mourir. Ce dernier ne sera pas déçu et aura même son petit rôle à jouer…
Tout étant, donc, un peu à l’envers, ce sont quelques-uns des « vieux » (Paul Morand, par exemple) qui se réjouissent de ce chambard (par détestation de « Gaulle », à n’en point douter, pour ce qui est de Morand), tandis qu’il y a des « jeunes » pour en faire peu de cas. Ainsi Patrick Modiano rassurera et décevra ses commensaux en balbutiant que « les étudiants croient vivre une révolution alors qu’il s’agit d’un simple monôme ». Tout est dit. D’ailleurs, les choses ne tarderont pas à rentrer dans l’ordre, même au Meurice, où l’on devra toutefois déplorer un drame sanglant au sujet duquel Dali saura tout expliquer…
Pour retracer cette journée plus ou moins folle, l’emploi du présent s’imposait, contrairement à Ce sont des choses qui arrivent. Le présent ? « Il n’y a jamais eu pour moi de présent, ni de passé. Tout se confond. » C’est ce que répond Patrick Modiano au vieux notaire qui a avoué avoir été dérouté à la lecture[iii] de La place de l’étoile par la difficulté à en situer l’action dans le temps.
Il est curieux d’observer que Pauline Dreyfus, née en 1969, ait déjà publié deux romans situés en 1968. Eprouverait-elle une attirance pour un temps précédant de peu sa naissance, de même que Modiano, né en 1945 ? Qui sait ? On se délecte en tout cas en lisant – longtemps après le monôme – quelles furent les inquiétudes de quelques nantis à ce moment. Soit dit en passant, des bourgeois bien plus simples, s’imaginaient eux aussi, alors, Paris à feu et à sang (votre serviteur, bourgeois valboitrien né en 1972, en a entendu avec amusement quelques récits de première main…).
A propos d’amusement, Pauline Dreyfus semble en éprouver à l’idée apparemment saugrenue que Morand ait pu faire un vibrant éloge du premier roman de Modiano et y voir comme un héritage ou une prolongation de Nimier. Pour ce qui est de l’éloge, on conçoit qu’il puisse y avoir un malentendu entre l’antisémite Morand et Modiano sur son personnage, Raphaël Schlemilovitch, juif antisémite (ou pas). En somme, c’est un bon tour qu’aurait joué Modiano à Morand, admiratif pour de mauvaises raisons… Quant à l’héritage et à la continuation de Nimier, les raisons peuvent sembler meilleures, si l’on va plus loin que des notions vagues comme l’« insolence » et « l’esprit hussard ». On pourra lire dans le Cahier de l’Herne sur Nimier, paru en septembre 2012, un article de Bruno Blanckeman qui analyse la parenté et les différences radicales entre certains romans de Modiano (La place de l’étoile et La ronde de nuit) et Les épées de Nimier[iv].
Et Modiano ? « Après, il écrira », pour paraphraser Pauline Dreyfus (dans Immortel, enfin, mais cette fois au sujet de Morand). La ronde de nuit, donc, puis Les boulevards de ceinture et Villa triste. Ces deux derniers romans, moins « sauvages » que les premiers, délimiteront désormais son spectre. On peut lui reprocher d’avoir ensuite adouci sa plume. C’est d’ailleurs vraisemblablement pour cette raison qu’il a fini par être puni d’un prix Nobel de littérature en 2014[v]. Il l’avait bien cherché, diront les mauvaises langues. D’autres, dont votre serviteur, se contenteront de remarquer qu’en matière d’explosifs, Nimier est un nom bien plus recommandable que Nobel.
Mais assez de digressions. Outre le plaisir que procure la lecture de ce Déjeuner des barricades, reconnaissons-lui le mérite de nous inviter à quelques relectures : Immortel enfin, du même auteur, certes, mais aussi La place de l’étoile, ou encore Les épées ou L’étrangère. Et pourquoi pas, de Bernard Frank, Géographie universelle ?


[i] Curieuse invention commerciale des éditeurs, au parfum quelque peu scolaire. Faut-il s’imaginer des écrivains revenant de vacances, ayant délaissé bains de mer, pâtés de sable et coquillages – pour ne rien dire des cerfs-volants ni des épuisettes pour la pêche aux crevettes grises – pour endosser à nouveau le cartable ? Les habitués se donneront de fortes bourrades, les nouveaux seraient intimidés et il y aurait toujours quelques fayots avec un compliment pour la maîtresse, ainsi qu’un ou deux bons élèves jouant les affranchis turbulents…
[ii] Pour le plus grand plaisir des invités, semble-t-il.
[iii] Ce notaire est un sage et un homme bien élevé : invité à un déjeuner avec un écrivain, il court acheter son roman et le lit d’une traite. Comment réaliser un tel exploit en mai 1968 ? Il existe une de Rivoli une fort belle librairie où l’on ne saurait faire grève, mai 68 ou pas mai 68.
[iv] Dont il est permis de se demander, pour compliquer encore les choses, s’il ne s’agit pas d’un « négatif » de L’étrangère, premier roman de Nimier (refusé par Gallimard), qui ne sera publié qu’en 1968 avec une préface de Paul Morand (le monde est petit).
[v] Voir ici.