samedi 29 mars 2014

Ernst Jünger, retour des zones dangereuses

Ce 29 mars, Ernst Jünger aurait eu cent dix-neuf ans. Age énorme, inatteignable, enfin presque, puisqu’il est décédé le 17 février 1998, peu avant son cent troisième anniversaire.
Faites un test et citez le nom de Jünger ; vous observerez alors, chez ceux qui connaissent ce nom, des réactions qui peuvent être classées parmi quatre stéréotypes : il y a le classique Jünger = Allemand = Vèremarte = nazi ; ou le tout aussi classique Jünger = officier prussien à l’ancienne = chevalier = antinazi sublime et aristocratique ; un peu voisin, le Jünger = curiosité universelle = poésie cosmique = figure goethéenne ; mais aussi Jünger = dilettante halluciné = amphigouri poétisant = médiocre et prétentieux. Le dernier des quatre clichés est plus répandu en Allemagne qu’en France, où les trois premiers ont souvent cours (le premier, en ôtant « Allemand », fonctionne aussi chez quelques Allemands de gauche).
Ne faudrait-il pas dire à tous ces gens, plutôt que de se gargariser d’idées reçues, de lire quelques livres de l’intéressé ? Ils découvriraient alors le témoin de bien des zones dangereuses qu’il aura, bon gré, mal gré, explorées à notre place.
Jünger et les nazis
Une accusation souvent portée contre Jünger consiste à voir en lui un précurseur, voire une source de l’idéologie nationale-socialiste, ou au mieux un compagnon de route. Certes, il fut, disons entre 1923 et 1928, l’auteur d’un certain nombre d’articles politiques pas franchement modérés dans la presse nationaliste allemande. Et, du reste, il connut bien pendant cette période Josef Goebbels, qui faisait office d’agent recruteur pour le parti nazi dans les milieux littéraires et artistiques.
Est-ce la connaissance intime du microcosme nationaliste allemand des années 1920 (et de toutes ses petitesses, mais aussi de tous ses délires) qui l’en fit se détourner ? En tout cas, dès 1929, Le cœur aventureux, par ses ambitions littéraires et artistiques (encore mêlées de considérations nationalistes qui seront écartées de la réédition de 1938), donne les signes d’une prise de distance. Et ses écrits politiques de cette époque montrent du reste une première incompatibilité de Jünger avec les nazis : il est imperméable aux élucubrations racistes – en particulier antisémites – de ces derniers.
Un livre qui lui est souvent reproché, Le travailleur, scelle un peu plus la rupture : c’est à propos de celui-ci qu’un critique nazi écrivit en 1932 que Jünger se rapprochait de « la zone où l’on mérite une balle dans la tête. » Les nazis, une fois au pouvoir, lui feront pourtant encore quelques avances, qu’il repoussera froidement. Et c’est avec Sur les falaises de marbre, en 1939, que la rupture sera définitive.
Dès lors, il lui importera d’être encore plus prudent que dans les années précédentes, ce qu’il se reprochera toute sa vie de n’avoir su apprendre à son fils aîné, qui connut une mort prématurée quelques mois après avoir déclaré bien vouloir prendre part à la pendaison d’Adolf Hitler.
Ajoutons à cela sa connaissance – que l’on pourrait qualifier de complicité passive – des préparatifs du complot du 20 juillet 1944, et nous conviendrons que tout cela nous fait un drôle de nazi.
Ambivalence de la figure aristocratique
On retient souvent du séjour parisien de Jünger pendant l’Occupation ses dîners chez Florence Gould, ses rencontres avec des écrivains (Guitry, Morand, Cocteau, Jouhandeau ou Léautaud) et ce qui semble être une collection de plaisirs d’esthète, de bibliophile et d’entomologiste (les jardins et les bois de Paris ne sauraient être des déserts !). Le pompon, pour les tenants de ce cliché, est l’entrée du 27 mai 1944 de son journal (dans le Second journal parisien), où il décrit un bombardement allié vers Saint-Germain-en-Laye, qu’il observe de loin, du toit de l’hôtel Raphaël, tenant à la main un verre de bourgogne où flottent quelques fraises.
On pourra répondre à ceux qui s’en tiennent là par une autre entrée, celle du 18 juillet 1942 dans le Premier journal parisien :
« Hier, un grand nombre de Juifs ont été arrêtés ici pour être déportés – on a séparé d’abord les parents de leurs enfants, si bien qu’on a pu entendre leurs cris dans les rues. Pas un seul instant, je ne dois oublier que je suis entouré de malheureux, d’êtres souffrant au plus profond d’eux-mêmes. Si je l’oubliais, quel homme, quel soldat serais-je ? L’uniforme impose le devoir d’assurer protection partout où on le peut… »
Voilà pour la figure aristocratique : du raffinement, des plaisirs qui, au milieu des horreurs du siècle, peuvent sembler incongrus (quoiqu’ils puissent être les refuges d’une âme affligée : Jünger se trouva souvent à cet époque dans un état plutôt dépressif) ; et aussi des gestes qui pourront passer pour dérisoires, mais qui ont leur grandeur : des décennies plus tard, un Juif parisien se rappela qu’à l’époque où le port de l’étoile jaune fut imposé, il avait été un jour salué par un capitaine allemand, petit, sec et droit[i].
Certains zélateurs de Jünger vont cependant un peu loin en faisant de lui le type – largement idéalisé – de l’officier prussien de vieille souche, loyal, traditionnel et tout. Rappelons-leur que son père était bas-saxon et sa mère bavaroise, tous d’eux d’extraction bourgeoise ou modeste. Et qu’un esprit noble n’est pas toujours une affaire de lignée…
Moderne ou antimoderne ?
Du reste, à parler de tradition, le temps a pu faire varier le point de vue de Jünger. On le sent fasciné, dans sa jeunesse, par les effets titanesques de la guerre de matériel, par la forme moderne du combat généralisée pendant la Grande guerre. Le travailleur est souvent cité comme éloge et annonce d’un monde désormais gouverné – piloté, pourrait-on dire – par des techniciens, à tous les échelons et dans tous les domaines.
C’est sans doute l’accumulation des horreurs de la seconde guerre mondiale qui lui fera définitivement changer de point de vue. Loin de toute considération politique, cette fois, le caractère glaçant et mortifère d’un monde encadré – voire simulé – par la technique éclate dans un roman, Abeilles de verre, écrit en 1957 : une mésaventure d’un homme – un ex-officier de cavalerie à l’ancienne qui n’arrive pas à s’intégrer dans le monde moderne – venu passer un entretien d’embauche dans une firme fabriquant des automates imitant la vie (humaine, notamment) avec une exactitude qui confine à la magie.
Ce roman est rempli de parenthèses, de retours en arrière et de digressions sur l’invasion de toutes les activités humaines par une mécanisation dévorante. L’ambiance onirique, presque magique, qui y règne (déjà familière aux lecteurs de Sur les falaises de marbre et d’Héliopolis) s’enrichit ou s’alourdit ici d’une tension énervante, d’un agacement permanent, et semble indiquer (avec un indice effrayant découvert par le narrateur) que l’enfer n’est peut-être pas si loin, sous des dehors de bonhomie, d’opulence et de confort tout ce qu’il y a de plus bourgeois et démocratique (quelque chose de l’Allemagne fédérale des années 1950, en plein miracle économique ?).
Allez savoir… L’hypermodernité, c’est peut-être amusant, voire enivrant au début, mais il doit y avoir un moment où cela prend une tournure effrayante ou angoissante…
Jünger, en vieillissant, sera de plus en plus attentif à ce qui, dans les civilisations et dans la nature, est petit à petit détruit par la gloutonnerie conquérante des hommes modernes[ii].
Etudes, expériences, et rêves
A propos de nature, Jünger fut toute sa vie durant un entomologiste tout à fait estimé. Il est même un des rares écrivains, avec Vladimir Nabokov, à avoir laissé son nom à quelques espèces d’insectes. Ses journaux, en toutes circonstances, font état, au détour d’une promenade ou entre deux assauts de tranchées, des chasses subtiles[iii] auxquelles il se livra inlassablement.
Une capacité à s’émerveiller de la richesse de la création ? Certes, mais aussi une étude rigoureuse et précise. Presque aussi étrange que son goût pour des explorations plus dangereuses, comme celle des effets de la mescaline ou du LSD… toujours « sous contrôle médical » et sans en faire une habitude.
Il faut d’ailleurs reconnaître à Jünger un attrait pour les états seconds : l’ivresse artificielle, certes, mais aussi les rêves, analysés selon une symbolique en perpétuelle évolution (aussi loin de la psychanalyse que des populaires clefs des songes) et des moments d’absence, brefs et totaux, qu’il connut dès l’enfance. Ces absences firent du reste de lui un lycéen médiocre, voire d’une distraction périlleuse par laquelle il faillit mourir écrasé par un tramway[iv] !
Tous ces états seconds, c’est en pleine lucidité qu’il en rend compte ou en tire des éléments de son œuvre. Il en naît une ambiance de rêve ou de cauchemar dans certains de ses romans, comme Sur les falaises de marbre, Héliopolis ou Abeilles de verre, où le lecteur peut éprouver la sensation d’être plongé dans la brume d’un jour trop chaud pour la saison, d’où peuvent émerger toutes sortes de menaces : guerres, déchaînements subits de violence annonçant l’exécution de projets criminels ou, comme dans Abeilles de verre, engluement dans un monde inhumain…
1914 : la matrice
J’entends d’ici monter une objection : comment, vous nous bassinez sur les multiples facettes[v] d’Ernst Jünger sans nous toucher un seul mot sur le guerrier, un des plus jeunes à être décorés de la croix Pour le mérite ? Patience, j’y viens…
Comme beaucoup de ses lecteurs, c’est par Orages d’acier que j’ai découvert Jünger. Il s’agit de la chronique à la fois minutieuse et saisissante des combats des tranchées de 1914-1918, avec en bruit de fond l’incessant tonnerre des tirs d’artillerie, amis ou ennemis, et plus ou moins bien réglés. Comme il se doit, c’est assez difficile à démêler. A 18 ans, l’impression de confusion qui en sortait me sembla être le signe d’une description juste du combat d’infanterie – intuition qui me fut confirmée quelques années plus tard lors d’exercices militaires (oh, d’une manière fort modeste, dans une riante campagne charentaise, et avec des munitions à blanc).
Le don de s’absenter (évoqué plus haut), de prendre un léger recul et de se voir donne à ce récit une qualité d’observation remarquable. Une lecture à compléter par celles d’autres récits de guerre de Jünger, Le boqueteau 125 et Feu et sang, récits plus resserrés où il fait montre d’un fort sens du détail, des étirements et des contractions du temps.
Ces trois récits sortent d’une matrice : les Carnets de guerre 1914-1918, récemment parus chez Christian Bourgois dans une traduction de Julien Hervier. On découvrira dans ce journal un jeune homme plutôt turbulent, téméraire, oscillant entre l’héroïsme, la sagesse, le songe, l’ivresse, la rage guerrière, ou encore une crânerie assez irritante, voire puérile. Des moments de fraternité (plutôt que de fraternisation) avec l’ennemi surgissent ici et là. Et ni la boîte à coléoptères ni un bon livre ne sauraient être loin, même au fond d’un trou de combat où l’espérance de vie est plus que mince…
Pour ne pas conclure
Cruelle ironie, après être revenu de multiples blessures (parfois graves) en 1914-1918 et avoir échappé de la zone des balles dans la tête, c’est à la suite des complications d’une morsure de tique dans son jardin que la santé d’Ernst Jünger commença à décliner sérieusement, en 1993.
Une passionnante biographie, Ernst Jünger – dans les tempêtes du siècle, par Julien Hervier, vient de paraître chez Fayard. On ne peut qu’en conseiller la lecture – outre celle des livres de Jünger.




[i] Cet épisode n’est pas rapporté dans les journaux de Jünger, mais par J. Hervier.
[ii] Curieusement, Jünger fait l’objet d’une haine tenace de la part des Grünen allemands (à l’exception de Joschka Fischer, si l’on en croit J. Hervier).
[iii] Chasses subtiles est d’ailleurs le titre d’un livre qu’il a consacré à cette activité.
[iv] L’adolescent distrait, rêveur, mal à l’aise dans l’univers où il demeure est fort bien dépeint dans Le lance-pierre et dans Trois chemins d’écolier, écrits dans les années 1970-1980.
[v] Et encore ! J’ai omis les figures intéressantes du rebelle et de l’anarque. Si des connaisseurs me le reprochent, force me sera de leur donner raison.

samedi 22 mars 2014

Salade russe

C’est curieux, mais j’ai comme l’impression que, depuis quelques semaines, tout le monde a suivi une formation accélérée en ukrainologie. Serait-ce dû aux inquiétudes que suscite la situation en Ukraine ? Sans doute. Et aussi aux attitudes – aux postures parfois – que les uns ou les autres pensent devoir choisir.
Pour ma part, je me contenterai de proposer quelques réflexions – celles d’un ignorant, ici et là éclairées, du moins je l’espère, de quelques expériences personnelles.
Rétrospective
Comment en sommes-nous arrivés à la situation qui se présente aujourd’hui ? Sans doute par un enchaînement de bévues.
Notamment celles de nos gouvernants. Je m’explique : à la fin de l’automne, des manifestations, de plus en plus violentes, ou de plus en plus violemment réprimées, ont commencé à Kiev contre un président et son gouvernement, aussi incapables que corrompus, à ce qui se dit, et par conséquent fort impopulaires auprès d’une partie de la population. Les manifestants ont fini par réclamer – et par l’obtenir – le départ dudit président et de son gouvernement.
Ces manifestations ont été dès le début soutenues par les Etats-Unis et par l’Union Européenne, en particulier par le gouvernement français. Lequel, soit dit en passant, bat des records d’impopularité dans un climat de dégoût qui n’épargne pas l’opposition et ne tolérerait pas une demi-journée le quart du douzième des manifestations ukrainiennes (quel gouvernement le ferait, d’ailleurs ?). Situation qui donnerait presque des envies (attention, j’ai bien écrit : presque).
Pourquoi donc ce soutien ? A cause d’une proposition d’association de l’Ukraine à l’Union Européenne, d’abord acceptée puis refusée par le président ukrainien, la Russie ayant surenchéri sur les aides financières promises. Bon. Il eût convenu d’être sage et de dire : raté, il faut bien comprendre que M. Poutine souhaite conserver son influence sur un pays voisin.
Mais on préféra « punir » le président ukrainien, en prenant des poses lyriques, flamboyantes et assorties de comparaisons innombrables et confuses avec diverses périodes de l’histoire. Bernard-Henri Lévy lui-même est venu faire son traditionnel tour de piste, au mieux ridicule, au pire néfaste (ah, et son art de dire : « Je reviens de Maïdan », comme on dirait : « Hier soir, à la Closerie… »).
Sans se soucier du retour – réel, cette fois – de vieux souvenirs.
Effrayants fantômes
L’été 1992, je fis avec un ami[i] un pittoresque voyage, qui nous mena de Stockholm à Paris en passant par Reval, Riga, Vilnius, Varsovie et Berlin. Dormant dans les trains, nous visitâmes une capitale par jour. Lors de notre étape à Riga, nous poussâmes la porte d’un modeste musée historique. Dans la première salle étaient exposées des photographies de la première indépendance de la Lettonie : soldats, hommes politiques, intellectuels, vie dans les villes et les campagnes, que sais-je… A l’étage, une autre salle nous présentait les portraits peints de quelque gloire nationale de cette époque : un solide vieillard, tantôt en costume de ville, tantôt en chemise folklorique… Un poète ou un politicien, nous ne le sûmes jamais. Nous avions toutefois tâché de nous renseigner auprès d’un vieux gardien. Dans la brève conversation que j’eus en allemand avec lui, je lui appris que nous étions des étudiants parisiens. Il apostropha aussitôt une vieille baba et lui chuchota à l’oreille. Elle se tourna vers nous :
-          Studenten aus Paris ? Folgen Sie mir!
Elle nous fit descendre d’un demi-palier, sortit d’une de ses poches une grosse clef et ouvrit la porte d’une salle qu’elle nous présenta en étendant un bras :
-          Hier sind einige Erinnerungen der neunzehnten Division der Waffen-SS, wo es viele lettischen Soldaten gab.
Inutile de traduire, je crois. Quelques casques d’acier allemands modèle 1935, portant l’écusson blanc aux sinistres runes – soit dit en passant, une fière injure à ce bel alphabet – , deux ou trois vareuses, quelques insignes et médailles, des photos de jeunes hommes en uniforme SS, tristes, pensifs, empruntés ou souriant d’une mauvaise joie…
Ce qu’étaient devenus ces garçons, je l’ignore : quels crimes ils avaient commis sous cet uniforme, quels crimes ils avaient cru venger aussi sous cet uniforme et de quels crimes ils furent peut-être ensuite les victimes à cause de lui. Nous mîmes leur engagement sur le compte de la haine envers l’occupant russe : il n’est pas simple de vivre pressé entre deux tyrannies ; les séductions, les tentations de se faire le complice d’assassins ou devenir l’un d’entre eux – contre d’autres assassins – ne doivent pas manquer[ii].
Ce souvenir m’est revenu il y a quelques semaines, lorsque j’ai appris que parmi les magnifiques insurgés de Kiev se trouvaient des milices à côté desquelles n’importe quelle bande de skinheads de chez nous ferait figure de joyeux turlurons. Pensez : des gens qui, non contents de célébrer la mémoire des équivalents ukrainiens des SS lettons cités plus haut, rêvent de les imiter (on les trouve dans des partis comme Svoboda ou Pravy Sektor). Qu’on veuille bien penser qu’un tiers du gouvernement provisoire ukrainien sort de ces milieux, avec notamment la bénédiction de politiciens et d’intellectuels français qui perdent leur sang-froid si on leur signale que Marine Le Pen se trouve à moins de trois kilomètres d’eux.
Une des premières mesures de ce gouvernement, si j’ai bien compris, a consisté à vouloir imposer l’usage de l’ukrainien comme langue unique sur tout le territoire du pays, Crimée comprise, l’ukrainien étant, toujours si j’ai bien suivi, fort peu parlé dans cette dernière province.
M. Poutine ne pouvait rêver pareil prétexte pour s’emparer de la Crimée. L’imbécillité de ces gens et des gouvernements étrangers qui les soutiennent a travaillé pour lui. Il n’avait plus qu’à laisser faire et à ramasser les morceaux. Certes, il y a probablement beaucoup de mauvaise foi et d’exagération dans ses propos, mais n’y en a-t-il pas aussi du côté ukrainien et du côté « occidental » ? C’est propagande contre propagande.
Le romantisme tue
Aimez-vous Alexandre Vialatte ? Vous me répondrez sans doute en célébrant le chroniqueur qui livra ses extraordinaires billets à la Montagne de 1952 à sa mort en 1971. Et vous psalmodierez avec moi le mot de passe : « et c’est ainsi qu’Allah est grand ».
Je ne vous donnerai pas tort, mais il ne faudrait pas pour autant négliger le romancier, dont on pourra lire au moins Battling le ténébreux ou Les fruits du Congo. Voilà de merveilleux romans, au ton et à l’atmosphère imprégnés du meilleur romantisme allemand. Sur ce ton, un narrateur proche du héros nous conte les ravages dont pâtit ce dernier… du fait de ses sentiments exaltés, bouffis, dévorants : du fait de son romantisme, en somme.
Voici où je voudrais en venir : le romantisme tue, devrait-on parfois indiquer au sujet de quelques moments de nos vies : de nos amours, certes, mais aussi de nos exaltations ou de nos passions dans divers domaines. Notamment quand il s’agit de politique[iii]. Expliquons-nous : les insurgés sur la barricade, mus par d’émouvants exemples, sont prêts à mourir pour une cause, parfois vague, parfois même récupérée par des individus moins désintéressés qu’eux – néo-nazis ou affairistes désireux de prendre la place des affairistes au pouvoir. Touchés – ou feignant de l’être – par leurs attitudes qui nous rappellent quelque 1848, nos eurocrates trouveront de jolies justifications pour les soutenir inconditionnellement.
Pour mieux faire appel à nos sentiments, on parera M. Poutine de tous les vices : ceux qu’il a effectivement, aussi bien que ceux qu’il n’a pas. On nous rappellera bien entendu Munich, pour nous annoncer que cette fois, hein, nous ne répéterons pas les erreurs[iv]
M. Poutine, quant à lui, aura aussi des souvenirs à remuer : la Grande guerre patriotique, argument qui lui est servi sur un plateau par quelques miliciens fêlés…
Que penser de tout cela ? Passez quelques minutes sur les fils de commentaires qui répondent aux articles diffusés sur Internet au sujet de la situation en Ukraine. Vous serez édifiés par des échanges de noms d’oiseaux[v] entre adorateurs des insurgés et zélateurs de V. V. Poutine.
Pour ma part, je suis las de ces postures. Je pourrais facilement tomber, pourtant, dans des sentiments antirusses primaires : mon petit côté suédois[vi], si vous voulez. Mais ce petit côté m’incite aussi à la prudence : la Russie peut être un voisin encombrant, voire dangereux, qu’il ne convient pas de provoquer inutilement, aveuglé que l’on serait par des sentiments exaltés[vii]. En Suède, d’ailleurs, Gustave IV a cédé à de tels emportements, croyant sans doute refaire en mieux l’épopée de Charles XII (laquelle finit d’ailleurs mal) : ce qui lui coûta la Finlande[viii] et le trône.
Enfin, on ne saurait trop conseiller un peu d’humilité aux fiers-à-bras qui nous gouvernent – y compris M. Poutine. Qu’ils cessent donc leurs rodomontades et apprennent à se parler.
Quant à moi, je ne me sens soumis à aucun dilemme. Je ne ferai pas part cette fois d’hésitations symboliques, du type « vin français ou bière anglaise ? ». D’ailleurs, c’est en ce moment le carême, et je me contenterai donc d’un grand verre d’eau. Avis aux gouvernants !




[i] J’en profite pour le saluer fraternellement, s’il lit ce texte.
[ii] Et la dénazification des esprits ne dut pas toujours passer facilement, étant le fait d’un régime politique criminel (celui de l’URSS).
[iii] A ce sujet, l’image macabre illustrant les effets néfastes du romantisme pourrait être tirée de la Danse macabre d’Alfred Rethel.
[iv] Selon un principe moderne qui veut que nous soyons toujours meilleurs que nos ancêtres.
[v] Et encore… Le vocabulaire ornithologique suffit-il à ces féconds échanges d’idées ?
[vi] Les lecteurs attentifs auront remarqué que, plus haut, j’ai écrit Reval et non Tallinn : c’est ainsi que les Suédois désignaient cette ville lorsqu’elle leur appartenait… On a ses petits côtés, vous dis-je.
[vii] Et affaibli par un rétrécissement, ces dernières années, des forces armées, qui ressemble en Suède à un démantèlement suicidaire… En matière d'histoire et de comparaison, ceux qui comprennent le suédois pourront aussi lire ceci avec profit.
[viii] Qui était une province suédoise depuis le XIIème siècle, quand même…

vendredi 14 mars 2014

Il faut savoir écouter

Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette plainte : plus personne n’écoute personne ! Pourtant, l’actualité récente semble nous prouver le contraire.
Ecoutons nos amis !
Le souvenir d’une brève conférence donnée il y a une douzaine d’années par un lieutenant-colonel de hussards à quelques officiers de réserve du Service de Santé (dont je faisais partie – je n’en suis plus, eheu, tempus fugit, comme disait Horace) me revient : alors qu’un de mes camarades demandait à ce lieutenant-colonel si le « renseignement » se recueillait aussi chez les « amis », je chuchotai à mon voisin : « On doit toujours écouter ce que disent ses amis » (que voulez-vous : le lieutenant est un être qui se ferait tuer pour une espièglerie) ; apparemment, je suis peu doué pour chuchoter, puisque le lieutenant-colonel sourit et répondit à peu près : « tout vient d’être fort bien résumé par un de vos camarades ». Mais assez parlé de mes campagnes.
Un tel précepte, en tout cas, a été suivi par M. Patrick Buisson, au moins à l’époque où il prodiguait ses conseils à M. Sarkozy, alors président de la république. Comment les enregistrements ont fuité, on l’ignore. Mais nous avons pu profiter de quelques miettes, du genre de « Alors, Carla, la forme, aujourd’hui ? ».
Deux choses sont sûres, quoi qu’il en soit : M. Sarkozy est un homme très écouté, au moins par certains de ses amis, et Mme Carla Bruni est une chanteuse dont l’auditoire est des plus choisis. Et si, après tout, M. Buisson était en fait un admirateur transi de Carla Bruni, au point d’enregistrer le moindre filet de voix qu’il pourrait percevoir d’elle ? Les amateurs de jazz connaissent bien le cas de Dean Benedetti, un saxophoniste californien qui fit le voyage de New York avec un magnétophone à seule fin d’enregistrer Charlie Parker dans les clubs où celui-ci se produisait.
Mais restons sérieux… et français. Les manières de M. Buisson sont au moins indélicates (il a du reste été condamné aujourd’hui à verser dix mille euros de dommages et intérêts aux époux Sarkozy : il n’y a pas de petits profits). Rappelons-nous cependant qu’il eut un illustre précurseur, à la même époque que le susnommé Benedetti, en la personne du président Vincent Auriol, comme le rappelle le magazine L’histoire (voir ici).
Un homme très écouté
M. Sarkozy devrait se réjouir : il n’y a pas que ses amis pour l’écouter. On nous apprend que ses communications téléphoniques sont écoutées depuis plusieurs mois pour les besoins d’une enquête de justice. Habile, l’opposition a su détourner le bruit que fait l’affaire, avec l’aide, il est vrai, du gouvernement : Mme Taubira ne savait rien, mais M. Ayrault dit qu’en fait si, mais depuis peu, tandis que M. Valls affirme l’avoir lu dans le journal (il est comme vous et moi, cet homme : il a su rester très simple) et que Mme Taubira confirme l’avoir appris officiellement il y a quelques jours, brandissant pour preuve un papier fournissant de toutes autres indications. Pas besoin d’être prophète pour comprendre que ces gens mentent comme respire un asthmatique un jour de pic de pollution atmosphérique (une pensée au passage pour les asthmatiques).
Il faut les comprendre, ces gens : imaginons qu’ils se soient procuré les enregistrements de ces écoutes et qu’ils les aient entendus (ce qui est peu vraisemblable)… Que n’eût-on pas dit si cela s’était su ! La gauche de la gauche eût pu prétendre savoir qui avait inspiré le tournant social-libéral de M. Hollande ! Du pain bénit pour M. Mélenchon, en somme.
Oui, décidément, M. Sarkozy pourrait alors se flatter d’être un homme encore très écouté, deux ans après avoir quitté le pouvoir.
Collusion entre M. Valls et la Manif pour tous ?
Nous autres, opposants au simulacre de mariage dit pour tous, des quidams (dont votre chroniqueur préféré) aux porte-paroles, nous n’avons cessé de nous plaindre de n’être pas écoutés par le gouvernement. Il y avait apparemment de quoi : je ne sais combien de manifestations de toutes tailles traitées d’un haussement d’épaules ou une pétition signée par sept cent mille personnes finissant au mieux sous la forme de cocottes en papier, voilà qui a de quoi agacer quelque peu.
Et si nous avions tort ? On apprenait récemment le genre de chantage dont une étudiante d’origine russe a fait l’objet de la part de certains policiers il y a quelques mois, au moment de déposer une demande de naturalisation : ayant naïvement avoué qu’elle avait pris part à certaines manifestations, il lui fut demandé de fournir des renseignements sur des militants anti-mascarade pour tou-te-s de sa connaissance si elle voulait avoir une chance de voir sa demande aboutir (des détails sont disponibles ici). Si ce n’est pas une preuve de ce que M. Valls a prêté une oreille attentive à la rue, je n’y comprends plus rien…
Soyons sérieux un instant : de telles méthodes sont infectes. Peut-être se justifient-elles à la rigueur lorsqu’il s’agit de poisser une bande de malfaiteurs, mais en l’occurrence on a plutôt affaire à des procédés de police politique.
Alors, de deux choses l’une : ou les policiers qui se sont comportés ainsi en ont pris l’initiative, et ils méritent d’être sanctionnés ; ou ils l’ont fait sur ordre, et ils méritent toujours d’être sanctionnés, ainsi que tous ceux de leurs supérieurs hiérarchiques qui ont trempé dans ce genre d’affaire. J’ignore si dans la police obéir à un ordre manifestement illicite est une faute (je l’espère), mais je sais que c’est le cas dans d’autres institutions, comme nos armées, par exemple. Quoi qu’il en soit, il serait bon de rappeler à ces fonctionnaires qu’ils ont une conscience et qu’une conscience n’est pas faite pour les chiens.

jeudi 6 mars 2014

Malaparte avant (et pendant) Malaparte

Il n’aura échappé à personne – ou presque – que nous sommes en 2014, année où l’on commémore le centième anniversaire de la guerre de 1914. Ce qui peut être l’occasion de se pencher sur quelques écrivains « nés » de cette guerre. Par exemple sur Malaparte, dont le premier livre, Viva Caporetto, a été rééditée aux Belles Lettres en 2012.
Viva Caporetto !
Ce titre peut sembler paradoxal, si l’on sait le désastre que connut l’armée italienne à Caporetto en octobre 1917. A cette époque, le jeune Curt Erich Suckert (qui ne se faisait pas encore appeler Curzio Malaparte) était sous-lieutenant, après s’être engagé en 1915 dans l’armée italienne – et après un séjour dès fin 1914, à seize ans, à la Légion Garibaldienne, troupe de volontaires italiens intégrée dans la Légion Etrangère. Le paradoxe peut demeurer, si l’on sait qu’en 1920, lorsqu’il écrivit ce livre, le lieutenant Suckert était attaché à l’ambassade d’Italie à Varsovie.
Paradoxe ou ironie ? On penchera donc pour le second terme. Toute l’ironie cruelle de Malaparte est déjà dans ce titre. Le livre, quant à lui, est double : d’une part, célébration de la troupe, de l’infanterie anonyme ; d’autre part, cri de rage contre un commandement incompétent et suffisant, et contre le patriotisme de carte postale qui fleurissait un peu partout en Europe pendant cette triste guerre[i].
La troupe, ce sont des paysans de toute l’Italie, souvent analphabètes, encadrés par de jeunes officiers subalternes partageant leurs peines. Résignés, ces braves fantassins font humblement ce que le haut commandement leur demande : monter à l’assaut des tranchées autrichiennes selon les méthodes inadaptées qui leur ont été enseignées, et, chaque fois, « tac, tac, tac, tac » : la guerre moderne a raison de leurs efforts en quelques rafales. Puis un jour, à Caporetto, la lassitude se viendra jour et ce sera la déroute.
Le haut commandement italien, ce sont de magnifiques généraux dont on pourrait penser, à lire Viva Caporetto, qu’ils conçoivent en gros la guerre comme un opéra de Verdi célébrant le Risorgimento.
Quant à l’arrière, ce n’est que chants patriotiques, exaltation d’un noble héroïsme, vénération des uniformes chamarrés… et mépris pour ces pauvres fantassins sales, fatigués, qui parlent – sans même s’en plaindre – de la dureté des combats et ne semblent éprouver aucune haine pour les affreux barbares autrichiens, lesquels ne sont pour eux que ceux d’en face. Ces pouilleux n’ont pas compris qu’on ne se tient pas comme ça sur la scène d’un bel opéra italien. Cet esprit de l’arrière, c’est « armons-nous et allez-y », comme l’écrit Malaparte. (Il y a aussi les ouvriers : ceux-ci méprisent aussi les soldats, qui vont se faire tuer sans se révolter.)
Tout cela nous semble fort juste, mais qu’en tirer ? Comme souvent chez Malaparte, une idée fixe. Ici, c’est l’apparition d’une caste de guerriers non point héroïques mais courageux et résignés jusqu’à un certain point. Au-delà, ils formeront pour Malaparte un prolétariat en marche, ferment d’une révolution qu’il appelle de ses vœux. Sans indiquer la destination.
Pour le style, c’est celui d’un jeune homme qui cherche encore la forme. Passé l’ironie du titre, on baigne dans une longue prose poétique, souvent martelée et répétitive – ponctuée des « tac, tac, tac, tac ». Curt Erich Suckert n’était donc pas encore tout à fait Curzio Malaparte.
Le soleil est aveugle : un écho ?
En matière de protestation, Malaparte récidivera une vingtaine années plus tard, en 1941, avec Le soleil est aveugle. L’objet de la protestation est cette fois l’attaque menée par l’Italie contre la France en juin 1940. Malaparte pousse ici un long sanglot contre tout ce que cette attaque a de laid : s’en prendre à un pays moribond (la France), sans objectif bien clair, sans motif particulier, en jetant sur les troupes de montagne française des alpins italiens écœurés : quelques mois auparavant, ces soldats qui échangent maintenant des coups de feu auraient bien volontiers fait une pause pour saucissonner ensemble, si d’aventure ils s’étaient croisés sur la frontière… Le choc sera du reste rude pour les Italiens, dont l’attaque sera un échec.
Guère d’idée fixe ici. Seulement l’indignation contre un acte guerrier aussi lâche qu’absurde. Peut-être est-ce l’absence de thèse – vraie ou fausse – à faire entrer au chausse-pied, mais aussi la maturité de Malaparte, qui rend ce texte (que l’on connaît depuis longtemps) plus touchant, plus réussi ?
Le bonhomme Lénine
L’idée fixe, cependant, passe bien, elle aussi, dès que le style, le ton, l’esprit, sont trouvés et posés. C’est le cas d’une récente réédition (2013, aux Cahiers rouges) d’un livre paru en français[ii] en 1932, Le bonhomme Lénine.
Quelle est l’idée fixe de Malaparte ici ? Eh bien, que Lénine était avant tout un bourgeois, un petit bourgeois, même, imbu de ses théories : un genre de Bouvard et Pécuchet à lui seul, mais qui aurait vu grand ; l’important pour lui semble, certes, de parvenir à réaliser ses idées socialistes en passant par une révolution et en instaurant une dictature ; mais aussi d’appliquer ce programme lorsque la réalité aura enfin le bon goût de se plier à sa théorie, créant ainsi une situation favorable (certaines illusions permettant d’ailleurs de ne pas attendre trop longtemps). A-t-il vraiment réussi dans son entreprise ? Il semble qu’il y ait été aidé par des esprits plus pratiques, plus brutaux aussi, comme un Trotski ou un Staline.
Le développement de cette idée fonctionne à merveille, grâce au ton ironique qu’elle implique. On sourit souvent à lire ce portrait d’un bonhomme la plupart du temps empêtré dans ses raisonnements compliqués, voire confus, ou dans d’interminables querelles sur la nature et l’opportunité de l’action révolutionnaire avec d’autres socialistes russes, en exil comme lui en France ou en Suisse. Lequel bonhomme n’est pas sans faire parfois penser au Tchernitchevski (autre auteur d’un Que faire ?) tel que le dépeint le héros dans Le don, de Nabokov, lorsqu’il écrit sa biographie.
Oui, Lénine prête à sourire. A un détail près cependant : il est parvenu à ses fins. Les Russes (et pas mal de leurs voisins) en ont pris pour soixante-dix ans et quelques millions de morts. De là à dire qu’il faut se méfier des messieurs exilés, convenables, apparemment inoffensifs, qui discutent dans des langues exotiques, le soir, dans les cafés…




[i] Ne nous moquons pas trop de ces dégoulinements de sentimentalisme. On les voit ressurgir dès que nos soldats s’en vont en baver ici ou là, et aussi lors de crises internationales. La forme populacière de ce genre de chromo se rencontre dans Paris-Match. En version deluxe (comme diraient les Américains), cela donne du Béhachelle à Kiev, par exemple.
[ii] Il ne paraîtra en italien qu’en 1962.