jeudi 6 mars 2014

Malaparte avant (et pendant) Malaparte

Il n’aura échappé à personne – ou presque – que nous sommes en 2014, année où l’on commémore le centième anniversaire de la guerre de 1914. Ce qui peut être l’occasion de se pencher sur quelques écrivains « nés » de cette guerre. Par exemple sur Malaparte, dont le premier livre, Viva Caporetto, a été rééditée aux Belles Lettres en 2012.
Viva Caporetto !
Ce titre peut sembler paradoxal, si l’on sait le désastre que connut l’armée italienne à Caporetto en octobre 1917. A cette époque, le jeune Curt Erich Suckert (qui ne se faisait pas encore appeler Curzio Malaparte) était sous-lieutenant, après s’être engagé en 1915 dans l’armée italienne – et après un séjour dès fin 1914, à seize ans, à la Légion Garibaldienne, troupe de volontaires italiens intégrée dans la Légion Etrangère. Le paradoxe peut demeurer, si l’on sait qu’en 1920, lorsqu’il écrivit ce livre, le lieutenant Suckert était attaché à l’ambassade d’Italie à Varsovie.
Paradoxe ou ironie ? On penchera donc pour le second terme. Toute l’ironie cruelle de Malaparte est déjà dans ce titre. Le livre, quant à lui, est double : d’une part, célébration de la troupe, de l’infanterie anonyme ; d’autre part, cri de rage contre un commandement incompétent et suffisant, et contre le patriotisme de carte postale qui fleurissait un peu partout en Europe pendant cette triste guerre[i].
La troupe, ce sont des paysans de toute l’Italie, souvent analphabètes, encadrés par de jeunes officiers subalternes partageant leurs peines. Résignés, ces braves fantassins font humblement ce que le haut commandement leur demande : monter à l’assaut des tranchées autrichiennes selon les méthodes inadaptées qui leur ont été enseignées, et, chaque fois, « tac, tac, tac, tac » : la guerre moderne a raison de leurs efforts en quelques rafales. Puis un jour, à Caporetto, la lassitude se viendra jour et ce sera la déroute.
Le haut commandement italien, ce sont de magnifiques généraux dont on pourrait penser, à lire Viva Caporetto, qu’ils conçoivent en gros la guerre comme un opéra de Verdi célébrant le Risorgimento.
Quant à l’arrière, ce n’est que chants patriotiques, exaltation d’un noble héroïsme, vénération des uniformes chamarrés… et mépris pour ces pauvres fantassins sales, fatigués, qui parlent – sans même s’en plaindre – de la dureté des combats et ne semblent éprouver aucune haine pour les affreux barbares autrichiens, lesquels ne sont pour eux que ceux d’en face. Ces pouilleux n’ont pas compris qu’on ne se tient pas comme ça sur la scène d’un bel opéra italien. Cet esprit de l’arrière, c’est « armons-nous et allez-y », comme l’écrit Malaparte. (Il y a aussi les ouvriers : ceux-ci méprisent aussi les soldats, qui vont se faire tuer sans se révolter.)
Tout cela nous semble fort juste, mais qu’en tirer ? Comme souvent chez Malaparte, une idée fixe. Ici, c’est l’apparition d’une caste de guerriers non point héroïques mais courageux et résignés jusqu’à un certain point. Au-delà, ils formeront pour Malaparte un prolétariat en marche, ferment d’une révolution qu’il appelle de ses vœux. Sans indiquer la destination.
Pour le style, c’est celui d’un jeune homme qui cherche encore la forme. Passé l’ironie du titre, on baigne dans une longue prose poétique, souvent martelée et répétitive – ponctuée des « tac, tac, tac, tac ». Curt Erich Suckert n’était donc pas encore tout à fait Curzio Malaparte.
Le soleil est aveugle : un écho ?
En matière de protestation, Malaparte récidivera une vingtaine années plus tard, en 1941, avec Le soleil est aveugle. L’objet de la protestation est cette fois l’attaque menée par l’Italie contre la France en juin 1940. Malaparte pousse ici un long sanglot contre tout ce que cette attaque a de laid : s’en prendre à un pays moribond (la France), sans objectif bien clair, sans motif particulier, en jetant sur les troupes de montagne française des alpins italiens écœurés : quelques mois auparavant, ces soldats qui échangent maintenant des coups de feu auraient bien volontiers fait une pause pour saucissonner ensemble, si d’aventure ils s’étaient croisés sur la frontière… Le choc sera du reste rude pour les Italiens, dont l’attaque sera un échec.
Guère d’idée fixe ici. Seulement l’indignation contre un acte guerrier aussi lâche qu’absurde. Peut-être est-ce l’absence de thèse – vraie ou fausse – à faire entrer au chausse-pied, mais aussi la maturité de Malaparte, qui rend ce texte (que l’on connaît depuis longtemps) plus touchant, plus réussi ?
Le bonhomme Lénine
L’idée fixe, cependant, passe bien, elle aussi, dès que le style, le ton, l’esprit, sont trouvés et posés. C’est le cas d’une récente réédition (2013, aux Cahiers rouges) d’un livre paru en français[ii] en 1932, Le bonhomme Lénine.
Quelle est l’idée fixe de Malaparte ici ? Eh bien, que Lénine était avant tout un bourgeois, un petit bourgeois, même, imbu de ses théories : un genre de Bouvard et Pécuchet à lui seul, mais qui aurait vu grand ; l’important pour lui semble, certes, de parvenir à réaliser ses idées socialistes en passant par une révolution et en instaurant une dictature ; mais aussi d’appliquer ce programme lorsque la réalité aura enfin le bon goût de se plier à sa théorie, créant ainsi une situation favorable (certaines illusions permettant d’ailleurs de ne pas attendre trop longtemps). A-t-il vraiment réussi dans son entreprise ? Il semble qu’il y ait été aidé par des esprits plus pratiques, plus brutaux aussi, comme un Trotski ou un Staline.
Le développement de cette idée fonctionne à merveille, grâce au ton ironique qu’elle implique. On sourit souvent à lire ce portrait d’un bonhomme la plupart du temps empêtré dans ses raisonnements compliqués, voire confus, ou dans d’interminables querelles sur la nature et l’opportunité de l’action révolutionnaire avec d’autres socialistes russes, en exil comme lui en France ou en Suisse. Lequel bonhomme n’est pas sans faire parfois penser au Tchernitchevski (autre auteur d’un Que faire ?) tel que le dépeint le héros dans Le don, de Nabokov, lorsqu’il écrit sa biographie.
Oui, Lénine prête à sourire. A un détail près cependant : il est parvenu à ses fins. Les Russes (et pas mal de leurs voisins) en ont pris pour soixante-dix ans et quelques millions de morts. De là à dire qu’il faut se méfier des messieurs exilés, convenables, apparemment inoffensifs, qui discutent dans des langues exotiques, le soir, dans les cafés…




[i] Ne nous moquons pas trop de ces dégoulinements de sentimentalisme. On les voit ressurgir dès que nos soldats s’en vont en baver ici ou là, et aussi lors de crises internationales. La forme populacière de ce genre de chromo se rencontre dans Paris-Match. En version deluxe (comme diraient les Américains), cela donne du Béhachelle à Kiev, par exemple.
[ii] Il ne paraîtra en italien qu’en 1962.

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