samedi 31 août 2013

Universalité de la négritude

Que l’on ne craigne rien pour moi : il ne s’agira pas aujourd’hui de déclamer, l’air halluciné, quelques vers d’Aimé Césaire. Même à des fins politiques. Non. Pour mieux comprendre le titre de ce soir, il faudra trouver la citation qui suit : « Avez-vous noté le caractère universel de la négritude ? »
Pour trouver cette citation, il n’y a pas de meilleur moyen que de lire Art nègre, le nouveau roman de Bruno Tessarech.
 
Méfiez-vous…
… Non des contrefaçons, mais des quatrièmes de couverture. Après un résumé alléchant du début du roman, voici ce qui nous est annoncé : « Dans la veine de La Femme de l’analyste, Bruno Tessarech signe un nouveau roman, autobiographique et drôle, sur l’écriture – ses vérités et ses mensonges. »
Le roman est drôle, c’est indiscutable. Mais autobiographique ? Qu’en savons-nous et cela importe-t-il vraiment ? Entendons-nous : il me semble qu’un écrivain prend sa matière où il la trouve ; c’est ce qu’il en fait qui compte.
Quant à dire si ce roman est dans la veine d’un autre du même auteur, la chose saute vite aux yeux pour qui apprécie les romans de Tessarech, mais encore faut-il s’entendre sur lequel…
 
Des airs de famille
Avez-vous des frères ou des sœurs ? On vous aura dans ce cas fait une fois ou l’autre, probablement, le coup de l’air de famille. Pour ma part, je ressemble, paraît-il, à mon frère ; mais aussi à ma sœur. Et à mon père, c’en est fou ; à moins que ce ne soit à ma mère. Pour ne rien dire des oncles, tantes, cousins, grands-parents, arrière-grands-parents… Ce qui porte à croire que, selon toute vraisemblance, je suis un membre de ma famille.
Ne filons pas trop cette image et revenons à Art nègre. Eh bien, oui : c’est un roman de Bruno Tessarech, et ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. N’accablons pas cependant les éditions Buchet-Chastel, et jouons au jeu des ressemblances. J’ai donc relu avec plaisir La machine à écrire, paru en 1996. La parenté entre les deux romans saute aux yeux : Louis, le narrateur, devient nègre. Nous sont racontées dans les deux cas, pour commencer, les circonstances dans lesquelles il fait ses débuts dans cet obscur métier. Puis viennent quelques épisodes décrivant sa « collaboration » avec divers clients : célébrités du moment, hommes politiques, auteurs en panne… Dans certains cas, les « clefs » sont évidentes, dans d’autres on ne prendra pas la peine de les chercher – ce n’est pas ce qui importe ; disons que les « clefs » nous font bien sourire. Puis vient le dénouement : que deviendra notre nègre, comment se résoudront ses déboires avec sa bien-aimée Olivia, ses travaux ne vont-ils pas avoir un jour raison de son équilibre mental, de sa personnalité ?
Au vu de ce résumé, on pourrait penser que Tessarech se moque du monde : enfin, quoi, il nous ferait donc deux fois le même roman ? Se plagierait-il lui-même ? Serait-il son propre nègre ?
Disons plutôt que cette parenté est une fausse piste, bien tracée, bien aménagée, au balisage habilement fallacieux, et que nous nous y engouffrons avec plaisir. Le lecteur découvrira en effet que « Louis » ne désigne pas deux fois le même personnage et qu’il en va de même pour « Olivia ». Dans La machine à écrire, Louis est nègre par vocation ; c’est un jeune homme qui monte son affaire et la poussera jusqu’à des hauteurs à la fois grandioses et inquiétantes. Tandis que le Louis d’Art nègre est un écrivain « accompli » qui tombe en panne et qui, notamment pour renflouer ses finances, accepte de déchoir dans la condition de nègre. Il tombera sur des os, improvisera sa méthode (parfois « à l’épate », surtout au début), et sera souvent sollicité malgré lui. Si son état de nègre l’amuse et le stimule, il semble aussi lui peser. Il espère pouvoir trouver son salut d’auteur – enfin écrire à nouveau sous son nom. Il sera d’ailleurs soutenu par l’amitié d’un personnage bien réel – à moins qu’il ne s’agisse de ce personnage jouant son propre rôle avec un indéniable talent, puisqu’il est acteur – dont je tairai le nom. A vous le plaisir de le découvrir.
(A mon avis, ce personnage est nommé dans Art nègre parce qu’il renoncera, lui, à utiliser les services de Louis, même en ayant l’élégance de lui proposer de cosigner le livre de souvenirs qu’ils auraient pu écrire ensemble : « J’ai mieux à faire que de raconter ma vie, et vous, de l’écrire. Vous avez vos romans, j’ai mes rôles. » Par ailleurs, il permet quelques tirades « à faire », et bien faites.)
 
Plusieurs branches
Comme je parlais plus haut d’airs de famille, concédons quand même qu’Art nègre est un peu dans la même veine que La Femme de l’analyste. Nous pourrions aussi citer dans cette veine Les grandes personnes.
Pour qui ne connaîtrait pas l’œuvre de Bruno Tessarech, précisons que c’est une famille (cette fois je file l’image) qui contient plusieurs branches et que d’autres livres de lui sont fort différents : ils revêtent par exemple des costumes historiques dans Les nouveaux mondes et dans Les sentinelles (roman occulté, il me semble, par le succès, au moment de sa parution, du Jan Karski de Yannick Haenel). Citons aussi, encore dans une autre veine, Villa Blanche et Pour Malaparte. Tiens, d’ailleurs, il faudrait qu’un jour je vous entretienne de Villa Blanche, qui est une chose admirable. Mais laissez-moi le temps de le relire. Ou lisez-le aussi, quand vous aurez fini de vous délecter d’Art nègre.

mercredi 28 août 2013

Propos brefs et divers

Echo d’un billet passé
Je ne résiste pas au plaisir de vous suggérer la lecture d’un intéressant article de Jean-Paul Brighelli paru récemment. Comme un écho – plus développé – d’un de mes billets de mai (To the happy few). Je n’ai rien à y ajouter, j’abonde dans le sens des propos de ce monsieur…
Hélie de Saint-Marc
On annonçait lundi le décès d’Hélie de Saint-Marc, à l’âge de quatre-vingt-onze ans. Un homme qui a traversé un siècle violent, cruel, tragique avec une telle droiture et en aura payé le prix (déportation, prison) – en un mot : qui aura vécu – ne pourra que passer pour un cas étrange, pour ne pas dire monstrueux, dans un monde où tant de pitres, de pantins, de paillassons, de petits malins et de donneurs de leçons font carrière.
Il serait indécent de donner dans les envolées lyriques à son propos. Ou de parler à sa place (d'honneur, de fidélité, de la Résistance, de l’Indochine, de l’idéal – chimérique ? – d’une Algérie française plus juste que ce qu’elle avait été…), bien calés que nous sommes dans nos fauteuils. Alors taisons-nous et contentons-nous de le saluer.
Et comment ne pas admirer quelqu’un qui a dit un jour[i] : « Il ne faut pas s’installer dans sa vérité mais l’offrir en tremblant » ?




[i] Dans un entretien accordé en 2002 à Jean-Dominique Merchet, pour Libération (mais oui !).

samedi 24 août 2013

Du bois dont on fait les langues

Qui, à part quelques maniaques hypermnésiques dont je fais partie, se rappelle avoir vu, il y a quelques années, la couverture d’un livre[i] intitulé Promis, j’arrête la langue de bois ? Pour savourer encore plus le comique d’un tel titre, disons qu’il ne faut pas confondre son auteur (putatif ou en tout cas nominatif) avec un poète quelque peu oublié de nos jours, François Coppée, lequel eût peut-être plutôt écrit à cet égard :
Je n’irai pas prier tous ces faiseurs de rois
Pour qui certainement Paris vaut une messe.
Devant l’ange du Ciel je fais cette promesse :
Je ne parlerai plus la langue de ces bois.
On ne saurait trop dire si cette promesse – celle du presque homonyme du poète – a été tenue. C’est celle d’un politicien : allez donc savoir…
Mais assez parlé de politique. Pour ceux que le sujet intéresse, je recommande la lecture d’Une histoire de la langue de bois, étude intéressante et drôle de Christian Delporte, publiée chez Flammarion en 2009. Notons que Christian Delporte fait lui aussi partie des hypermnésiques mentionnés plus haut. Et qu’il fait commencer son histoire à la Révolution Française. Décidément, la Rrrrrrépublique…
Mais alors…
Je perçois chez certains quelque déception : quoi, on nous allèche en prétendant parler de langue de bois et il ne sera pas question de politique ? Où donc observer son pouvoir sinon ?
Dans la publicité, peut-être ? Guère, en fait. Qui croira une seconde devenir un surmâle irrésistible ou une femme fatale (ou lascive, ou dynamique) grâce à je ne sais quel déodorant ? Ou mieux laver son linge grâce à la gloutonnerie des enzymes présentes dans sa lessive, dont l’action lui aura été exposée dans un film d’animation aussi bidon que schématique ? Achètera-t-on seulement plus de tel ou tel produit s’il est de toute façon déjà connu ? Au mieux, on retiendra de temps en temps un slogan, s’il est particulièrement amusant ou bête.
Dans la presse, alors ? Le préfabriqué n’y manque pas, certes, et des « manuels » l’ont mis en évidence (Ça bouge dans le prêt à porter, de Jean Dutourd[ii], ou encore Le journalisme sans peine, de Burnier et Rambaud[iii]). La critique, laquelle est de plus frappée de snobisme, regorge de trésors : l’auteur que l’on attend à son second roman, le saupoudrage de références et de rapprochements, la petite musique
Mais la presse n’est qu’un divertissement[iv] fait de belles histoires où l’on peut de temps à autre pêcher quelques morceaux de réalité qui surnagent. Une distraction, en somme, de même que la chanson de variétés, autre trésor en matière de clichés ronflants.
Plus près de nous…
Vous ne voyez toujours pas ? C’est que vous n’avez pas le bonheur d’être cadre ou employé dans une grande entreprise ou une administration. Là, la langue de bois est partout. Elle a pris le pouvoir, de manière bien plus réelle qu’en politique. C’est qu’elle émane des chefs (et des consultants qui leur en ont enseigné les rudiments) pour être maniée dans des formules martelées aux oreilles de la troupe et se substituer – du moins en intention – à toute réflexion, à tout savoir-faire et à toute conscience professionnelle. Pour remplacer la pensée par des réflexes : ne perdons pas de temps en questions métaphysiques, nous devons être efficaces !
La langue de bois est ici un outil de commandement (pardon, de management) alors que pour un représentant du peuple en constante campagne électorale ou un représentant en aspirateurs elle est une arme de séduction et que pour un journaliste elle est un moyen comme un autre de faire de la copie.
Peut-être viendra-t-il à bon nombre de mes lecteurs quelques exemples familiers du vocabulaire ou de la syntaxe de cette langue : pour le vocabulaire, néologismes, impropriétés, anglicismes (souvent risibles pour qui sait un peu d’anglais) voire japonismes (chacun sait que le kaïzen passe par l’élimination des muda et que la mise en place d’un kanban dans une chaîne de production est une aventure grisante !) ; quant à la syntaxe, elle est simple, et quelques mauvais esprits l’ont résumée dans des pipotrons ou générateurs de langue de bois : entame (adverbe ou locution adverbiale sans intérêt), affirmation (sujet), constat (verbe ou groupe verbal), portée (complément d’objet)[v].
A propos de mauvais esprit, outre le générateur susnommé, la lassitude éprouvée par les salariés des entreprises où sévit ce charabia a engendré toutes sortes de jeux. Ne citons que ceux du genre Business loto (que j’ai vu circuler il y a une bonne douzaine d’années) ou Bingo des réunions (vu il y a trois ans environ) : une liste de mots à la mode est répartie dans une grille carrée ; relevez ceux que vous entendrez lors d’une réunion et cochez les cases correspondantes dans la grille ; une ligne, une colonne ou une diagonale remplie vous donnera un point. Relevons qu’au temps du Business loto le gagnant devait crier « Foutaises ! » tandis que celui du Bingo des réunions se contentera d’un « Bingo ! ». Marque de résignation ? Signalons quelques-uns des mots à cocher dans ces grilles, l’un ou l’autre vous dira certainement quelque chose : back-office, from scratch, process, implémentation, reporting, synergie, solutionner, finaliser… Des expressions qui manquent et que j’aime bien ? Disons : task force, lean ou refurbishment. Vous avez sûrement les vôtres. 
Qui est dupe de quoi ?
De manière générale, l’employé et le cadre moyen ou subalterne se rient de leur hiérarchie et du sabir qu’elle emploie, nous l’avons vu. T’es pas corporate ! est chez eux une version professionnelle et tout aussi ironique du tu vas te faire engueuler ! des petits enfants. Observons en passant que cette langue de bois se distingue du jargon pratiqué dans tel ou tel milieu, lequel n’est qu’une manière de se sentir entre soi, à l’abri des importuns non initiés qui n’entendront rien aux conversations des membres de la communauté ainsi établie, conversations qui touchent le plus souvent à des réalités parfaitement simples et concrètes.
Les directeurs, les managers et les consultants, de leur côté, se moquent-ils de ceux à qui ils assènent ces discours ? Pas sûr. Il y a quelques semaines, un vieil ami m’envoyait le message suivant au sujet d’une enquête menée par un quelconque cabinet, à laquelle il avait été soumis : « Es-tu toi aussi un de ces « assessés » dont on veut comprendre le vécu à partir d’un « assessment » ? Quel baragouin. Ils nous prennent vraiment pour des poires. »[vi]
Je crois plutôt que ces gens prennent les « assessés » pour leurs semblables : des intoxiqués, voire des possédés. Des personnes qui, à force d’user de ce baragouin (terme que je reprends volontiers), finissent par l’utiliser naturellement. Ces personnes ne disent plus rien. Elles ne réfléchissent plus. Elles s’admirent en s’écoutant user de mots qui les posent là et qui leur donnent le sentiment d’être des managers conformes au modèle[vii]. Leur parole devient une incantation, aux pouvoirs magiques illimités. Dans ces conditions, elles estiment superflu de donner du temps ou des moyens à leurs subordonnés : il suffit de parler pour que ceux-ci réalisent ce qu’on leur demande.
Le résultat ne se fait pas attendre : néant. Les effets de la magie se limitent à ceux qui y croient. Pas toujours de la manière qu’ils se figurent, au demeurant.
Pour revenir à la politique (oh, brièvement, ne craignez rien, promis !), je me demande si la même inversion n’a pas lieu dans ce domaine : croyant se servir de la langue de bois, les politiciens finissent par en être les esclaves et les dupes. Ils iront chercher la croissance avec les dents ou croiront fermement à l’inversion de la courbe du chômage. Puis, satisfaits de leurs incantations, convaincus de leurs effets, ils rentreront s’en faire préparer d’autres pour marabouter d’autres problèmes.
Si nous n’y prenons garde, nous finirons vraiment par voir le char de l’Etat naviguer sur un volcan.



[i] J’ignore qui a pu lire ce livre…
[ii] Flammarion, 1989.
[iii] Plon, 1997.
[iv] Je relève ceci, entendu hier dans un bulletin d’information de notre chère radio nationale, à propos de je ne sais plus quelle intervention de je ne sais plus qui, à l’université d’été du PS (sujet dont, en soi, je me contrefiche) : « Les pompiers sont sortis du bois. » Etant jusqu’alors ignorant du caractère sylvestre des soldats du feu, j’ai trouvé cela plutôt divertissant.
[v] Il en existe aussi en politique : voir Delporte, op. cit., pages 183 et 184 ; j’emprunte d’ailleurs les appellations générateur de langue de bois, entame, affirmation, constat et portée à cet ouvrage décidément excellent.
[vi] Non, je n’ai pas été « assessé » en ce qui me concerne. Mais voici le baragouin évoqué par mon ami ; il vaut son pesant de ce que vous voudrez : « Bouvard et Pécuchet [j’ai modifié les noms, bien sûr – NdA], cabinet de recrutement de Dirigeants et de conseil en Leadership, réalise une étude sur l’utilisation des assessments (évaluation des compétences de Leadership des Dirigeants) dans les entreprises du SBF120. Cette étude vise, d’une part, à analyser les pratiques d’assessment dans les grandes entreprises françaises et, d’autre part, à comprendre le vécu des assessés : comment s’est passé leur assessment ? Qu'en ont-ils retiré à titre professionnel et personnel ? Quel regard critique portent-ils sur les méthodes utilisées ?... »
[vii] Aucun de nous n’est entièrement exempt de ce genre de narcissisme. Qui me dit, après tout, que je ne suis pas un imbécile qui se prend pour le chroniqueur élégant et ironique de ces temps risibles ?

lundi 19 août 2013

Pipouf sera toujours Pipouf !

Aïe ! Avec un tel titre, j’entends d’ici monter lamentations et récriminations : notre Chatty Corner jusqu’ici préféré tombe en ce moment dans la facilité, l’auteur qui l’alimente en guillerettes chroniques se contente d’occuper la place… ou bien : il s’est (re)mis à boire, le pauvre, il ne sait plus ce qu’il écrit… à moins d’un choc frontal qui l’ait au moins momentanément privé de certaines de ses facultés ?…
Il n’en est rien, Dieu merci, chers amis. Ce titre sort tout droit d’une chronique livrée par Philippe Muray aux lecteurs de La Montagne le 16 décembre 2001 sous le titre Parlons franc.
Muray m’intéresse
Voilà maintenant un jeu de mots facile, puisqu’il m’a été inspiré par un petit livre salutaire que les éditions Descartes & Cie ont récemment fait paraître dans la collection « Chroniques du XXIe siècle » : Causes toujours. Il s’agit de chroniques que Muray écrivit de 2000 à 2006 pour La Montagne. Bon nombre d’entre elles (et même d’autres) avaient déjà été rééditées dans les deux derniers volumes de ses Exorcismes spirituels, mais même pour qui s’intéresse à Muray depuis longtemps, relire ces chroniques ne peut que faire du bien. Et, pour les autres, l’occasion de découvrir Muray est à saisir, par le biais de textes abordables, certes, mais surtout drôles (sinon joyeux), riches et pertinents. 
Quelques échantillons ?
J’évoquais plus haut Parlons franc : comment, par l’exemple du passage à l’euro, nous mettre sous le nez le fait que notre civilisation se mue de plus en plus souvent et dans à peu près dans tous les domaines en simulacre fatigué – et fatigant – d’elle-même ? En affublant quelques-uns de ces simulacres de noms loufoques, à la limite du prononçable, qui vont s’accumuler à un rythme de plus en plus rapide en couvrant toutes sortes de notions. Ce qui produit un effet poétique et comique qui n’est pas sans rappeler Dimanche à la campagne d’Henri Michaux[i], avec en plus la terreur ou l’ennui (selon les goûts, les humeurs ou les tempéraments) que pourra inspirer un remplacement aussi complet…
Je pourrais faire un commentaire de cet acabit pour à peu près chacune de ces chroniques, l’affaire est tentante, comme l’envie de rendre chaque réplique, chaque bon mot, chaque scène, situation ou description d’un roman, d’une pièce de théâtre ou d’un film qui m’aura ému, inquiété, transporté ou secoué de rire. Mais tant de paraphrase serait lassante, et puisque je vous dis ou vous répète que je me sens un peu paresseux en ce moment… 
Un prophète du présent ?
Pour continuer ce petit éloge de Philippe Muray (1945-2006), on pourrait se demander si un Barbey d’Aurevilly, dans l’hypothèse où il vivrait aujourd’hui, n’aurait pas rangé l’intéressé parmi ses Prophètes du passé. Pourquoi pas, ne nous refusons rien et voyons grand – même si Barbey, pour d’évidentes raisons de santé, a été empêché de le faire.
Pourquoi cette envolée de ma part ? Simple figure de rhétorique – un peu épaisse, j’en ai peur ? Eh bien, il me semble que ce que Muray écrivit il y a dix, quinze ans – plus parfois – sur le monde moderne est encore plus pertinent aujourd’hui qu’à l’époque où il donna son point de vue sarcastique et pessimiste sur ce monde. Pas de quoi se réjouir, mais au moins de quoi rire bien souvent.
Ce rire pourrait passer pour une simple manière de nous défouler ou de nous consoler de l’état – que nous sommes quelques-uns à trouver lamentable – de notre civilisation. Mais, à bien y réfléchir, ridiculiser notre époque peut être un moyen de rester lucide, voire d’éveiller des consciences : lisons, relisons, faisons lire Muray si nous espérons pouvoir préserver, oh, quelques miettes, quelques précieux débris d’humanité.
Au fond, ces deux raisons sont peut-être celles d’une certaine popularité dont jouit Muray ces temps-ci, notamment chez ceux que les bénisseurs et adorateurs de la modernité nomment réacs[ii] : « ah, ils nous fatiguent, avec leur Muray, ils n’ont plus que ce nom à la bouche ! ». Bien qu’affligé à mes heures d’une forme fâcheuse quoique légère de dandysme, je ne déplorerai pas cette popularité. Je ne hausserai pas les épaules en disant : « Muray ? Mais voyons, mes petits amis, je le lis depuis au moins quinze ans ! ». (Ce qui est vrai, mais vous fera une belle jambe, n’est-ce pas ?) 
Pour se faire une idée (et plus)
Comme je l’ai déjà dit plus haut, l’occasion fournie par la parution de Causes toujours me semble excellente pour qui voudrait découvrir Philippe Muray. Un peu de curiosité, pour en voir plus, pourra vous amener aux Exorcismes spirituels, quatre solides volumes parus aux Belles Lettres (il en existe des versions « portatives » ou « abrégées », pour les paresseux ou les pressés). Vous y découvrirez, outre le « pamphlétaire » auquel il est trop souvent réduit, un Muray critique littéraire et artistique. Pour la pratique (Muray auteur de « fiction »), je recommanderai plutôt Roues carrées que On ferme (mais c’est un choix tout personnel, disons une affaire de goût).
Si, après ces lectures, vous êtes devenus des mordus, des fanatiques, des inconditionnels ou des zélotes, c’est que vous êtes mûrs pour vous jeter sans crainte dans Le XIXe siècle à travers les âges, travail sérieux, érudit et surprenant qui cous apprendra beaucoup sur le XXIe siècle, quoiqu’écrit dans les années 80 du XXe. Sans oublier le reste…
Ou vous picorerez selon votre humeur ou votre bonne fortune. Ramassez ce que vous trouverez chez votre libraire, harcelez-le, torturez-le, faites-lui commander des lots entiers… Vous ne le regretterez pas.

[i] On trouvera ce texte dans Lointain intérieur, recueil publié dans le même volume que Plume.
[ii] Zut. J’accepte cette appellation, je l’assume au point de la revendiquer. Comme l’écrivit justement Barbey d’Aurevilly dans Les prophètes du passé : « les plus beaux noms portés parmi les hommes sont les noms donnés par les ennemis ! »

mercredi 14 août 2013

Intermède futile

En ce milieu de mois d’août, comme il est encore temps de paresser un peu, je ne vois pas pourquoi je m’en priverais. Voici donc quelques futilités dans l’air du temps.
Le patron à la lanterne !
Dans un récent entretien qu’elle a accordé au New York Times, Mme Taubira a déclaré qu’elle ne « supporte pas d’avoir un patron ». Notre tendre président n’a qu’à bien se tenir. Il a d’ailleurs pris soin de se réfugier pour quelques jours dans une résidence au doux nom de Lanterne. Une manière facétieuse de couper l’herbe sous le pied à sa tonitruante ministre ?
Cet entretien est un petit joyau. Entre autres vérités essentielles, Mme Taubira s’est dite « décontenancée, mais pas surprise » par la « brutalité » de l’opposition à son projet de loi sur le mariage homosexuel. Il est vrai que certains manifestants sont allés jusqu’à des extrémités difficilement excusables, comme agresser des matraques, occuper des fourgons de police, squatter des cellules dans les commissariats ou tousser sans même mettre une main devant la bouche, au mépris des notions les plus élémentaires d’hygiène. Reconnaissons cependant que M. Valls et ses services ont eu à pâtir de ces inqualifiables agressions plus souvent que Mme Taubira. Cela expliquerait-il les bisbilles entre eux ?
Plus loin, Mme Taubira fait part du racisme qu’elle sent pointer dans : « Taubira, t’es foutue, les Français sont dans la rue ». Ben oui, bonnes gens, si « les Français » sont contre « Taubira », c’est que cette dernière ne mériterait pas d’être considérée à leurs yeux comme une Française ! CQFD. Mais alors, « Hollande, t’es foutu, les Français sont dans la rue », c’est du racisme anti-hollandais ? Allez savoir…
Quid encore de « Taubira, fais ton sac, et va rejoind’ Cahuzac » (slogan entendu par votre serviteur le 21 avril de cette année) ? Mépris pour le Sud-Ouest ?
Quant aux Antillais, aux Africains ou même – horresco referens – aux Guyanais qui ont participé à ces brutales manifestations, les aurait-on manipulés au point de leur faire scander à leur insu des slogans racistes ? Ce serait très mal, ça.
Si jamais Mme Taubira perd sa place de ministre, peut-être pourrait-elle tenter sa chance dans quelque spectacle de chansonniers, où elle pourrait donner libre cours aux épanchements de sa magnifique conscience (c’est en ces termes qu’elle a qualifié ladite conscience, toujours dans le même entretien). A condition, bien sûr, d’être en mesure de supporter le patron du théâtre où elle nous livrerait ses réflexions…
C’est que, voyez-vous, je finis par me faire du souci pour elle, la pauvre.  
A l’écoute
M. Yves de Kerdrel, directeur des rédactions de Valeurs actuelles et du Spectacle du monde, serait, à l’en croire, espionné ou écouté par quelque sombre officine du ministère de l’Intérieur. Ici et là, on suppute, on soupçonne, on évalue les chances…
Soyons sérieux une minute, voulez-vous bien : si le gouvernement que le monde et le New York Times nous envient depuis mai 2012 écoutait quiconque, surtout quelqu’un qui se situe assez nettement dans l’opposition, cela se saurait, voyons ! 
L’âme de Detroit
J’ai appris lundi matin que, pour contribuer au renflouement des phynances désastreuses de la ville de Detroit (Michigan), un élu républicain avait suggéré la vente par le musée des beaux-arts de cette cité de quelques toiles de Renoir, Van Gogh et Matisse qui ornent ses collections. Cela rapporterait, si j’ai bien entendu, environ un milliard de dollars.
Pas question ! s’est indigné le directeur dudit musée. Ce serait consentir à vendre l’âme de Detroit !
Comment dire ? J’ignorais qu’Auggie Renoir, Vince Van Gogh et Hank Matisse fussent des peintres du Michigan. Ah, le Middle West, ses grands lacs sillonnés par de joyeux canotiers en maillots rayés ou en marinières, ses plaines fertiles où se balancent les tournesols, ses baigneuses…
A moins que cette part d’âme, Detroit ne se la soit achetée lorsque l’industrie automobile américaine prospérait ? Sic transit, comme ils disent chez Ford… 
Une perle de (France) culture
Je vous ai gardé le meilleur pour la fin, toujours entendu à la radio, samedi 2 août. Dans une émission de France-Culture sur Hemingway et la guerre, il nous a été asséné que le film tiré de Pour qui sonne le glas avait pour acteurs principaux Gary Cooper et Ingmar Bergman. Vous avez bien lu : Gary Cooper et Ingmar Bergman. Vu la relation entre les deux personnages qu’ils jouent, ne demandez pas pour qui sonne le glas : il sonne pour tous.

samedi 10 août 2013

On ramasse les copies (3) : John Kennedy Toole

Voici donc le dernier de mes devoirs de vacances pour cet été, chers amis ! A ce propos, commençons par une mise au point, pour répondre à un de mes lecteurs dont je respecterai l’anonymat mais que je salue amicalement s’il lit ces lignes : les copies que l’on ramasse ici sont les miennes. Je ne suis ni un maître omniscient qui jugerait tel ou tel, ni même un professeur de lettres. Disons qu’il entre dans le titre On ramasse les copies un peu de pose et beaucoup d’autodérision. 
Cela étant posé, parlons plutôt de La Bible de néon (The Neon Bible) de John Kennedy Toole.
L’homme d’un seul roman ?
Ceux qui ont lu La conjuration des imbéciles (A Confederacy of Dunces) connaissent le sort ironique de ce roman et celui, beaucoup moins drôle, de son auteur. John Kennedy Toole, jeune professeur d’université, écrivit La conjuration des imbéciles vers 1962 et le soumit à des éditeurs qui, quand ils ne le refusèrent pas tout net, entendirent lui imposer à plusieurs reprises d’importantes modifications. Lassé par tant de rebuffades, Toole se suicida en 1969. C’est sa mère qui, quelques années plus tard, finit par réussir à l’imposer. Ce fut un succès, tant auprès de la critique que du public.
Je ne ferai pas aux lecteurs de La conjuration des imbéciles le résumé du combat incessant et hilarant que livre Ignatius Reilly au monde entier (enfin à la partie de ce monde que représente la Nouvelle-Orléans, ville natale de Toole) et j’invite ceux qui ne l’ont pas encore lu à se jeter dessus et à le dévorer – dans le texte s’ils le peuvent, pour conserver une certaine saveur, disons : dialectale.
On eût pu croire que l’œuvre de John Kennedy Toole se serait limitée, malheureusement, à cet unique roman. Or un autre fut retrouvé dans les années 1980, que je n’ai jamais entendu citer dans les conversations entrecoupées de fous rires que j’ai pu avoir avec d’autres lecteurs de La conjuration des imbéciles. 
La Bible de néon
Ce roman nous est présenté comme un manuscrit laissé dans un tiroir par Toole, qui l’aurait écrit en 1953, à l’âge de seize ans ( !). Une telle présentation peut être dangereuse : quelle naïveté, quelle grandiloquence, quelle maladroite imitation d’un modèle quelconque le lecteur ne risque-t-il pas de trouver chez un si jeune auteur ?
Ces préventions, je les ai eues. Et force m’est d’avouer que je les ai perdues à la lecture de La Bible de Néon.
Le narrateur, un garçon prénommé David, monte dans un train pour fuir la petite ville du Sud des Etats-Unis qu’il n’avait jamais quittée jusque-là et nous raconte ce qui l’a amené à s’enfuir. Nous est donc livré le récit de son enfance entre son père, sa mère et la tante Mae – en fait la tante de sa mère. C’est une famille pauvre, que le chômage rejettera aux confins de la ville. Divers événements se produiront, de plus en plus dramatiques, qui finiront par forcer David à prendre la fuite, désormais seul, ignorant tout du vaste monde où il va s’aventurer.
Le récit est fait d’une manière réaliste, claire bien enchaînée. Les personnages – certains d’entre eux au moins – sont bien campés, bien vivants devant nous : citons au moins la tante Mae, ancienne chanteuse qui a fait une carrière médiocre, l’institutrice hystérique, et un évangéliste de passage. Ce dernier fournit le prétexte à un joli tableau – pastiche de sermon compris – de ce qui pourrait être qualifié de Billy Graham religion, pour reprendre les termes employés par un personnage d’un roman de David Lodge (est-ce dans Out of the Shelter ou How Far Can You Go ?), tableau qui ne manque pas d’une certaine force comique.
Et qu’est-ce que cette Bible de néon qui donne son titre au roman ? Il s’agit en fait de l’église de cette petite ville, qui s’orne d’une enseigne de néon, laquelle représente une Bible :
« Je pouvais voir la grande Bible de néon, toute allumée, sur l’église du pasteur. Elle est peut-être allumée ce soir aussi, avec ses pages jaunes, ses lettres rouges et sa grande croix bleue au milieu. » (NB : la traduction  de ce passage est de moi, d’avance, pardon !)
Cette église, relevant de je ne sais quelle confession protestante, ainsi que le pasteur qui en a la charge, apparaît de temps à autre dans le roman. On en connaîtra surtout, outre le ridicule bien moderne et américain de son enseigne, le pharisaïsme, qui est un des ingrédients de l’atmosphère de la bourgade. Pas beaucoup plus, car les parents du narrateur sont devenus trop pauvres pour payer leur cotisation : les en voilà exclus.
En fait, après la lecture de La Bible de néon, on peut être surpris de ce que cette église ait donné son titre au roman. Elle en est un élément, certes, et même un point de repère dans le paysage, mais le roman ne s’articule pas réellement autour d’elle, quoique le pasteur ait un rôle important dans son dénouement dramatique. 
De quelques comparaisons
Les critiques aiment les comparaisons. Cela les rassure, sans doute. Et leur permet de se poser en connaisseurs. Moi-même, bien qu’évoluant en catégorie « amateur de division perdue », je n’échappe pas toujours à ce travers. Comme je l’avais relevé dans une de mes causeries de juillet, un critique cité en quatrième de couverture de l’édition de La Bible de néon que je possède n’y va pas à moitié : « Un roman puissant qui a sa place à côté des œuvres de Flannery O'connor, de Carson McCullers et d’Eudora Welty. » Si j’ignore tout de l’œuvre de Carson McCullers et de celle d’Eudora Welty, j’ai la prétention d’avoir lu quelques pages de Flannery O’Connor et je suis au regret de dire qu’on n’y est pas du tout. Rien ici du combat entre Dieu et le diable (rien que ça, mais oui !) qui tord les personnages de Flannery O’Connor, fous mystiques mais ignorants, qui ne savent que faire des grâces qui leur sont données, grâces qui, fatalement, vont mal tourner (au passage : lisez Flannery O’Connor !). On reste dans un roman réaliste, joliment fait et touchant.
Le point commun pourrait résider dans la description de l’atmosphère d’un trou perdu du Sud des Etats-Unis, un microcosme renfermé sur lui-même, où le vaste monde pourrait se nommer Memphis, Nashville ou la Nouvelle-Orléans, où l’on rencontre des « évangélistes » qui ont plus leur place dans une foire ou un cirque que dans une église et des pasteurs pharisiens (ces deux derniers traits reflètent-ils le point de vue narquois de deux Catholiques ? C’est certain chez Flannery O’Connor et ce n’est pas impossible chez Toole, mais on ne saurait dire, chez un garçon de seize ans).
Que cette comparaison, dangereuse en somme, ne nous égare pas : si La Bible de néon ne va pas à la cheville des chefs d’œuvre baroques et déjantés de Flannery O’Connor, c’est bien plus qu’une curiosité pour admirateurs. A condition, quand même, de lire d’abord La conjuration des imbéciles.

mercredi 7 août 2013

On ramasse les copies (2) : Jean-René Huguenin

Voilà donc où m’a mené ma paresse : à relire une bonne partie de la trop mince œuvre de Jean-René Huguenin. Et à finir par retrouver cette note, datée du 18 mai 1960, dans son Journal : « Imaginer quelqu’un, c’est prier pour lui. » Rien n’est dit sur l’acception du verbe imaginer : s’agit-il de créer et de faire vivre un personnage ? Ou de penser à une personne réelle et d’imaginer quelle peut être sa vie ? Dans ce cas, je n’aurai pas trop, je l’espère, détourné cette citation. L’explication précise et juste de la phrase, en tout cas, aura été emportée par son auteur, le 22 septembre 1962, dans un bête accident de voiture.

Une vie brève
Pour ceux qui ignoreraient tout de Jean-René Huguenin, brossons un portrait rapide, à grands traits. Que l’intéressé me pardonne, où qu’il se trouve désormais.
Jean-René Huguenin naquit en 1936, fit des études secondaires au lycée Claude Bernard (où il eut Louis Poirier – Julien Gracq, si vous préférez – comme professeur d’histoire et de géographie et Jean-Edern Hallier et Renaud Matignon pour condisciples), puis des études supérieures à Sciences-Po, suivies sans passion ; encore étudiant, il entama une collaboration à diverses publications, fut l’un des fondateurs de la revue Tel Quel et eut le temps d’écrire et de publier un roman, La côte sauvage, en 1960. Avant de trouver la mort dans les circonstances évoquées plus haut, six jours avant Roger Nimier. Des admirateurs ont du reste fait le rapprochement entre ces deux grandes pertes : on pourra consulter le site Maudit septembre 62 à ce sujet. J’abonde dans leur sens : maudit mois que ce mois-là pour deux beaux écrivains.
En résumé, Huguenin restera pour son exigence (envers soi et envers autrui), son intransigeance, son goût chevaleresque[i] pour la fidélité et son horreur des compromissions du monde – mais si, vous savez bien, nous les nommons plus facilement compromis et nous y croyons trop souvent obligés. Tout cela est fort bien évoqué[ii] dans un livre récent de Jérôme Michel, Un jeune mort d’autrefois. Ce livre est sous-titré Tombeau de Jean-René Huguenin, fort justement : c’est un hommage, au sens de l’hommage rendu par un féal à son suzerain.

Exigence
On trouvera ce trait dans ce Journal que j’avais donc cité de travers. Ce Journal s’étend de décembre 1955 à septembre 1962. On peut y suivre les interrogations et les tentations d’un jeune homme qui cherche à donner une direction à sa vie et à son œuvre, sûr qu’il est de sa vocation d’écrivain. Une vocation qui ne saurait être gâtée par de vains jeux formels, jeux qu’il reprochera à ses « amis-ennemis » de Tel Quel (Jean-Edern Hallier et Philippe Sollers, qui l’écartèrent assez vite de cette revue, de même que Renaud Matignon, qui était aussi de ses fondateurs).
L’exigence de Huguenin n’épargne personne, à commencer par lui-même. Ni François Mauriac, par exemple, qui aura cependant l’élégance de préfacer ce Journal à sa parution en 1964. Seul Julien Gracq semble en sortir parfaitement indemne, autant l’écrivain que l’homme (peut-être doit-on dire ici « Louis Poirier »).
Cette recherche d’une direction n’est pas sans tâtonnements, sans échecs ni sans redites, notamment pour ce qui est du repentir (à ce propos, je recommande une note sur la différence entre le repentir et le remords, datée du 17 septembre 1956, qui rappelle certains passages de L’Homme, d’Ernest Hello ; ce qui n’est pas rien). Ces redites peuvent lasser, mais elles sont après tout la loi de cet exercice, surtout chez un jeune homme, peut-être. Du reste, Huguenin en est bien conscient lorsqu’il note, le 5 septembre 1962 :
« Je suis las de ce journal. Vanité, complaisance, mollesse. Quand une vie avance vraiment, on n’éprouve pas sans cesse le besoin de faire le point. »

Fidélité
Un jeune homme, qui sera tôt surpris par la mort, a-t-il le temps d’être fidèle à des êtres, des impératifs, des absolus qu’il se serait choisis ou qui se seraient imposés à lui ? Ou de les trahir ? Il peut en tout cas avoir le désir et la volonté de leur demeurer fidèle. C’est là le sujet de l’unique roman de Jean-René Huguenin, La côte sauvage, où un jeune homme a du mal à se faire à ce qui sera pour lui – plus que son service militaire en Algérie – la fin de sa jeunesse : le mariage annoncé de son meilleur ami avec sa sœur ; deux liens qui constituent son monde se brisent d’un coup ; et les auteurs de cette trahison n’en sont pas vraiment coupables, puisqu’il faut bien, n’est-ce pas, entrer dans la vie.
A propos de fidélité, on lira, dans le Journal de Huguenin, à la date du 3 décembre 1958, le récit d’un entretien avec Roger Nimier – autre admirateur de Bernanos – souvent cité pour illustrer la déception qu’on pu éprouver certains des cadets de ce dernier, lorsqu’ils rencontrèrent un homme encore jeune (33 ans) mais qui semble s’ennuyer, las des autres et de lui-même[iii] (la fête, on le sait, ne reprendra vraiment qu’à l’automne 1962, avec D’Artagnan amoureux : ni Huguenin, ni même Nimier, n’en pourront rien savourer ; et Huguenin aurait-il aimé ce roman, semble-t-il assez éloigné des promesses du Grand d’Espagne ?).

Regards, dégoûts, espérances…
… Mais aussi quelques admirations, sont bien illustrés dans Une autre jeunesse, recueil d’articles (posthume, hélas, comme le Journal) parus en leur temps notamment dans Arts et Réalités (mais aussi, et c’est curieux, tant Huguenin était loin de la chapelle communiste, dans les Lettres françaises…). Il serait vain de tout citer ici, mais ayons encore une fois recours au Journal pour en donner un avant-goût :
« Le démocrate d’aujourd’hui est encore capable de pousser un cri, c’est "J’ennuierai ! Je m’ennuierai ! J’ennuierai les autres comme moi-même, dans l’égalité des droits, la conformité des lois, la banalité des jours ! Je veux que chacun ait un cœur aussi vide que le mien." »
Une autre jeunesse permet d’assister à d’autres éreintements (celui, par exemple, du nouveau roman en général et de Robbe-Grillet en particulier) mais aussi, comme je l’ai dit plus haut, à quelques exercices d’admiration, des camelots du roi d’autrefois (du temps de la jeunesse de Bernanos, en somme) à Ernest Hemingway, en passant bien sûr par Julien Gracq… 

Voilà donc sur quels chemins m’a mené une citation erronée. Puisse-t-elle vous les faire emprunter, ne serait-ce que pour quelque pas. Vous pourriez même ne pas le regretter.




[i] L’épithète est choisie à dessein : les lecteurs du Journal d’un curé de campagne de Bernanos, une des admirations de Huguenin, me comprendront.
[ii] Malgré quelques raccourcis et anachronismes, qu’il serait fastidieux et injuste d’énumérer ici.
[iii] « Faites-moi dire ce que vous voudrez », finira par lâcher Nimier à l’issue de cette entrevue où Huguenin l’interrogeait pour une enquête sur le romantisme. Accordons à Nimier que le sujet n’était peut-être pas passionnant, et que sa santé (le cœur avait du mal à suivre, malgré son jeune âge) ne brillait pas en 1958…

dimanche 4 août 2013

On ramasse les copies (1)

L’été slovène, de Clément Bénech
Voici donc, au retour de mes vacances, la première de mes copies. Je vous parlerai peut-être une autre fois des merveilles contemporaines du doux royaume de Suède, d'où je reviens…
Bref rappel de la critique
De mémoire, j’avais lu ou entendu au sujet de L’été slovène de Clément Bénech des critiques que l’on pourrait résumer comme suit : c’est un peu creux, mais c’est drôle et bien écrit. L’auteur n’a que vingt-et-un ans, attendons la suite, ce pourrait être prometteur.
Passons sur l’âge de l’auteur, propice à une certaine condescendance, qui me rappelle la légende d’un dessin de Chaval représentant, entre deux immeubles classiques, une maison telle qu’en dessinent les petits enfants : « Il faut tenir du compte du fait que l’architecte n’a que quatre ans. »
Soyons un peu sévère, voulez-vous bien
L’intrigue de ce bref roman (120 pages environ) tient en peu de mots : deux très jeunes amants partent en voyage en Slovénie, où divers plaisirs et mésaventures les attendent, leur révélant que leur séparation s’approche. Comment ne pas se joindre au chœur des critiques pour trouver, en effet, qu’il n’y a rien de neuf a priori là-dedans ?
Sur le style, il y a aussi à redire. Un des grands défauts réside dans l’emploi flou, indécis pourrait-on dire, du pronom on à la place de nous, parfois, sans que l’on puisse comprendre pourquoi. L’exemple en est donné dans la phrase reproduite sur le bandeau avec lequel est vendu le livre : « Nous n’avions plus qu’à conclure qu’on était à peu près amoureux ». Ce on vient gâter une phrase que « à peu près » placé avant « amoureux », outre le fait d’introduire une plaisante bizarrerie, pare de mille ambiguïtés (et de menaces ?) – ce qui était plutôt une réussite, donc.
Quelques autres détails viennent aussi parfois se nicher entre les dents, si j’ose dire : ceux qui portent sur la conduite automobile, par exemple, usant de termes qui sentent un peu trop leur permis de conduire fraîchement acquis, comme : « la voiture s’engagea sur la voie de décélération… » ou « je me rangeai en épi… ». Fauchez ces épis, jeune homme, ils vous encombrent !
Ajoutons à cela quelques relâchements dans l’écriture qui sentent le traduidu (ceux qui auront suivi mes conseils et lu L’esprit des lettres, II de Jacques Laurent m’auront compris), comme un irritant « ça faisait sens »…
L’intrigue et les détails
Nous avons vu ce que l’intrigue, en apparence, pouvait avoir de pauvre, de banal. Toute la saveur vient donc de quelques détails plus heureux que ceux cités plus haut (j’ai du mal, je l’avoue, quoique j’y puisse prendre du plaisir, à lire un livre seulement parce qu’il est bien écrit).
Tout d’abord, nous partons sur une fausse piste : la compagne du narrateur se nomme Eléna. A l’exotisme de ce prénom, nous nous disons qu’elle est peut-être (un peu) slovène et qu’elle va tenter de faire découvrir « son pays » à un jeune Français bien français, léger et cynique. Mais tout ce qu’elle lui apprend sur la Slovénie, elle le lit à voix haute dans un guide touristique.
Dans quel intérêt, du reste ? Ils découvriront un pays à travers ses autoroutes, ses fast-foods, ses galeries marchandes et ses parcs aquatiques (piscines disneylandisées). Sans parler des cafés internet ou des bars où l’on rencontre des étudiants avec lesquels on peut bavarder en globish.
Ces détails sont édifiants : ce voyage n’en est pas un.
Un autre trait me frappe. Nos deux jeunes amoureux, quand ils n’ont rien à faire, eh bien, ils font l’amour. Cette remarque n’est pas d’un puritain, mais d’un réactionnaire : au lieu d’avoir à faire la difficile conquête d’une jeune fille, voilà notre narrateur et sa copine englués dans les habitudes où les ont fait entrer la facilité et la permissivité des mœurs (mais oui !). De même que le voyage n’en est plus un, l’amour n’est ici plus une quête, une espérance, mais un ensemble d’habitudes, y compris horizontales, que l’on s’efforce tant bien que mal de maintenir.
Pas étonnant que ce jeune couple se délite, qui en est déjà à se contempler et à s’analyser, comme le regrette le narrateur : « l’amour commence pour moi à décliner lorsqu’on est capable de dire exactement ce qui nous plaît chez l’autre. Dès lors, l’autre est seulement une liste avec des cases cochées ». Remarque qu’Eléna considère comme une dérobade. Pas moi…
Voilà donc de jeunes héros de notre temps : dans un monde aplani et uniforme où rien n’est impossible, l’ennui les submerge. Ils ne vivent plus, mais commentent leur vie. A tel point que l’auteur, qui n’est pas dupe, fait dire à son narrateur, qui ne l’est pas non plus, à un détour du texte : « C’est vrai que je suis un assez bon exemple d’un garçon tel que moi. »
Cette dernière phrase pour vous rassurer quant à ce que ce roman a de bien écrit et de drôle : quelques pépites du même métal brillent çà et là, éclairant ce voyage morne, mais instructif.
A lire, donc...
Comparaison avec une relecture
Afin de ne pas trop écraser ce jeune roman, ce n’est qu’après l’avoir fini que j’ai relu L’Etrangère, de Roger Nimier. Passons sur le fait que ce roman fut écrit par un jeune homme de vingt-et-un ans – vingt, même, peut-être – et refusé alors par Gallimard.
L’époque offrait, il est vrai, plus de chances aux situations romanesques : on est en 1945, au sortir de la guerre. Ce qui permet d’amener à Paris une jeune Tchèque qui a épousé un officier américain, au moins autant pour fuir un pays où la domination soviétique se fait de plus en plus encombrante que par amour. L’officier louant une chambre chez les Nimier, bons bourgeois dont les phynances battent de l’aile, tout est en place pour un amour impossible entre Alina et le jeune Roger. Impossible parce qu’elle est mariée comme on le sait, parce qu’ils ne parlent pas la même langue, parce qu’elle partira bientôt aux Etats-Unis avec son époux… Il n’en demeurera pas moins l’histoire d’une tentative de séduction, de conquête, de la part d’un jeune homme.
Cela serait invraisemblable aujourd’hui : en Europe, plus d’aspérités, plus d’histoire, plus de ces déséquilibres qui permettent le mouvement dans un roman.
L’Etrangère, premier roman (refusé) de Roger Nimier est superbe. L’été slovène, premier roman (publié) de Clément Bénech, l’est moins. Mais reconnaissons à son auteur qu’il a su faire quelque chose de pas si négligeable d’un monde sans histoire, sans aspérité, sans barrière à franchir, d’un monde où la possibilité de mourir d’ennui et de satiété nous guette à chaque instant. Ce qui n’est pas sans mérite, ni sans talent.