Depuis qu’il a surgi comme du néant voici une bonne vingtaine d’années, Vladimir Vladimirovitch Poutine fait l’objet, en Europe et en Amérique notamment, de divers sentiments qui semblent résulter plus de préjugés ou de fantasmes que d’une réflexion informée. Cela va de la détestation a priori à la fascination[i], en passant par la méfiance et la prudence… La perplexité qu’il peut inspirer s’est bien entendu teintée d’horreur ces deux derniers mois, depuis que l’intéressé s’est lancé dans sa sanglante et désastreuse guerre en Ukraine. Quoi que nous ayons pensé de lui jusqu’alors, force est de reconnaître que nous étions dans le brouillard, pour ne pas dire dans l’erreur. Et de nous en repentir.
Un roman récemment paru
chez Gallimard, Le Mage du Kremlin (de Giuliano da Empoli), peut nous
donner d’intéressantes clefs quant au personnage qu’est Poutine. Certes,
tout est à prendre avec précaution, car il s’agit d’un roman où le narrateur
recueille le témoignage d’un certain Vadim Baranov[ii],
ancien bohème devenu producteur de télévision puis conseiller de Poutine, poste
qu’il finira par quitter pour vivre reclus dans une demeure cossue en rase
campagne (on n’est jamais assez prudent). Ce Baranov est déjà un personnage intéressant :
fils d’un haut fonctionnaire soviétique et petit-fils d’un gentilhomme peu
suspect de sympathies communistes, il passera lui-même par tous les états et
tous les milieux possibles dans la Russie d’après 1991. Une synthèse, comme
celle que voudrait bâtir Poutine, ou comme celle qu’il voudrait paraître – ou croire
– bâtir ?
Le récit de Baranov
constitue une certaine traversée de l’histoire russe de ces trente dernières
années, pivotant autour d’une question que certains durent se poser dans les
derniers moments de Boris Eltsine : comment donner des airs respectables
au casino[iii]
géant qui avait poussé sur les décombres d’un empire totalitaire ? En
installant à sa tête un terne tchékiste qui aurait les apparences d’un homme d’ordre
et d’autorité, et qui n’oublierait pas d’être reconnaissant envers ses
créateurs. On connaît la suite : comme toujours, la créature a échappé à
ses créateurs, ce dont les créateurs se sont mordu les doigts, parfois jusqu’au
sang, ce qui ne fut pas pour déplaire à tout le bon peuple.
La créature, Poutine,
donc, aura désormais loisir de faire de la Russie le spectacle qui lui
conviendra. À qui est destiné ce spectacle, au monde, au peuple russe ou à son
auteur, on ne saurait trop dire. Aux trois, peut-être ? À quelle fin ?
Peut-être celle d’être redouté à l’étranger ou craint et adulé en Russie, mais
aussi celle de se voir en héros national, synthèse de tout ce qu’il imagine
représenter la grandeur de la Russie[iv]. En quelque
sorte, Poutine ne fut jamais le pantin des oligarques[v], mais
de lui-même.
Dès lors, comment s’étonner
de ce que Poutine s’en aille dévaster l’Ukraine froidement, sans considération
pour la vie des civils ukrainiens ni pour celle de ses soldats, sans même
peut-être se soucier de l’issue réelle de cette macabre campagne ?
L’important ne serait-il pas pour lui l’idée ou l’impression qu’il s’en fait,
celle d’écrire dans l’histoire du monde, au nom de la Russie, des pages
tragiques ? Si c’est le cas, c’est à la fois comique et effrayant.
Si l’on est reconnaissant
à Giulio da Empoli d’avoir pu inspirer ces quelques réflexions, un reproche
sera cependant fait au narrateur de son Mage du Kremlin, après avoir lu
ceci :
« J’avais délaissé Zamiatine pour un récit de
Nabokov, mais il m’endormait doucement, comme d’habitude : le pensionnaire
du Montreux Palace a toujours été un peu trop raffiné à mon goût. »
Outre qu’en matière de
Vladimir Vladimirovitch la compagnie de Nabokov est infiniment préférable à
celle de Poutine, on conseillera à ce narrateur la lecture de Brisure à
senestre ou de L’Extermination des tyrans. Cela devrait l’intéresser.
Et, s’il sait se libérer de sa peur des raffinements excessifs, celle de Feu
pâle…
[i] Parfois chez des
nationalistes, ici ou ailleurs. Curieuse manie, chez ces gens, que celle de se
chercher de modèles, voire des maîtres, à l’étranger.
[ii] Personnage fictif inspiré,
apparemment, du nommé Vladislav Sourkov.
[iii] Pour rester poli.
[iv] Cette synthèse – voulue,
jouée ou rêvée par Poutine – n’est pas sans rappeler quelques aspects d’un nommé
Buonaparte, lequel aurait, dit-on, encore quelques admirateurs de nos jours.
[v] Ce qu’ils découvrirent à
leurs dépens.