samedi 27 janvier 2018

Charité bien ordonnée…

Avez-vous entendu parler de la Marche pour la vie ? Si vous ne vous informez que dans la grosse presse, il est probable que non. Sachez donc qu’il s’agit d’une manifestation annuelle entendant, par opposition à certaines dérives – réelles ou potentielles – dans le domaine que l’on s’entend à nommer bioéthique, célébrer la vie : la vie qui vient ou ne vient pas, la vie qui se donne ou qui finit. Cette année, les « marcheurs » étaient quelque quarante mille aux dires des organisateurs.
Il est évidemment des gens à qui ce genre de rassemblement ne plaît pas. Selon leur tempérament et leurs capacités (intellectuelles notamment), ces gens ont tenu à manifester leur désaccord avec la Marche pour la vie, à leur manière.
Il a été fait mention, par exemple, de l’attaque d’un car de « marcheurs » passant par Rennes par une bande d’anarchistes qui ont fait montre d’une conception particulière de la dialectique, conception qui est à la portée de leurs cervelles. Le pire, apparemment, a été évité grâce à un passager du car qui est parvenu à jeter dehors le fumigène qui était entré dans le car, lancé par un de ces charmants jeunes gens ; lequel devait juger qu’il s’agissait d’un argument décisif en matière de confrontation d’idées. Le pire ayant, donc, été évité, il est piquant d’observer que cette délicieuse jeunesse, vu certains enjeux des « débats » bioéthiques du moment, s’est faite comme souvent, à son insu, supposons-le, la plus servile auxiliaire du grrand capital, qu’elle prétend vomir[i].
Je n’ai pas vu trace de cet incident dans la grosse presse. Peut-être ai-je mal cherché ?[ii] Un autre incident, bien moins grave, a eu cependant quelques échos dans le Huffington Post[iii] et Valeurs actuelles. Il s’agit d’une tentative de perturbation de la Marche pour la vie par une poignée de Femen[iv]. Naturellement, les journalistes du Huffington Post y virent un motif d’amusement et ceux de Valeurs actuelles un motif d’indignation. Dans leur tenue de travail bien connue (et peu onéreuse), les péronnelles tendaient aux « marcheurs » des seaux en plastique, demandant un geste de « charité chrétienne » sous la forme d’un don de sperme en faveur de couples de lesbiennes.
En matière de charité chrétienne, il est évident qu’il faut en faire preuve en l’occurrence, et ce de plusieurs manières. Voici quelques pistes, que je donne pour ce qu’elles valent.
Premièrement, il n’est pas bon de pousser des cris d’orfraie devant de telles exhibitions, et encore moins d’y répondre par la violence. Ce serait faire plaisir à ces personnes, et il est des cas où faire plaisir à quelqu’un n’est pas un service à lui rendre. Et, bien entendu, la violence est mauvaise.
Deuxièmement, il faut offrir à ces légères rebelles de quoi se couvrir. Car sortir si peu vêtues en janvier peut leur faire attraper froid, bien que cette année le mois de janvier soit d’une douceur quelque peu écœurante et presque inquiétante.
Quid des lesbiennes ? Eh bien, la charité chrétienne envers elles consiste à leur suggérer de mener une vie chaste. Et, pour le reste, à avoir envers elles la même bienveillance qu’envers quiconque. Une personne ne saurait être réduite – par elle-même ou par les autres – à sa sexualité ou à ses penchants. Pourquoi ne transformeraient ou ne transfigureraient-elles pas leurs désirs en de magnifiques amitiés ?
Enfin, et pour revenir aux déplorables Femen, on ne saurait trop leur suggérer de penser, de temps à autre. C’est une activité qui est quelquefois assez agréable. Jusqu’à présent, elles n’ont réussi qu’à offrir un reflet parmi d’autres de l’hystérie contemporaine, reflet désespérément creux.


[i] Un enfant de sept ans est capable de comprendre que certaines innovations en matière de procréation et de gestation que des âmes évidemment désintéressées veulent faire passer pour généreuses, offrent la possibilité d’ouvrir de nouveaux marchés.
[ii] En cherchant mieux, on peut trouver ceci dans le Télégramme.
[iii] J’ai cru, la première fois que j’ai entendu parler de ce site d’information, qu’il s’agissait d’une publication satirique parodiant le Washington Post. Apparemment, il n’en est rien, même si je préfère ne pas me prononcer à ce sujet de manière trop téméraire.
[iv] Franchement, les Femen, ça commence à faire un peu passé de mode. Tellement 2012…

dimanche 21 janvier 2018

Louis XVII et Léon Bloy

Loin des commémorations « rondes » (il y en aura beaucoup en 2018, de nature et d’intérêt varié), pour le royaliste fidèle, le 21 janvier restera toujours particulier. Nous portons des cravates noires ou fleurdelysées, allons à des messes, tirons des mines sombres ; parfois, nous écrivons même des articles dans des blogues, c’est dire ! Bref, le sublime, le frivole, l’absurde et le sérieux se côtoient pour célébrer la mémoire de Louis XVI, assassiné ce jour-là.
Léon Bloy, dont le centenaire du décès a été l’occasion, à l’automne 2017, d’une certaine activité éditoriale, connut un temps de tels milieux. C’était après la guerre de 1870, quand Henri V revendiqua vaguement son titre légitime de roi de France. Mais c’est bien plus tard, et loin de ces milieux, qu’il écrivit Le Fils de Louis XVI, se penchant d’une manière fort originale sur la figure de Luis XVII.
En quoi rédige l’originalité de cet essai, ou plutôt de cette méditation[i] ? En son point de vue, évidemment. Bloy n’a écrit là ni un essai politique – partisan ou non – ni un ouvrage historique – sérieux ou farfelu.
Dans le domaine farfelu, on pourrait reprocher à Bloy d’adhérer aux thèses naundorffistes, lesquelles n’ont que rarement été prises au sérieux et ont été selon toute vraisemblance définitivement invalidées. Mais au fond ces thèses ne sont pour Bloy qu’un prétexte de méditer sur l’iniquité que constitue le sort de Louis XVII, ou que représente celui de Karl-Wilhelm Naundorff. Et d’accabler les Bourbons restaurés et leur suite, (in)dignes héritiers d’une dynastie qu’il abhorre[ii]. Naundorff lui-même n’échappe pas à sa sévérité[iii].
Il n’en reste pas moins qu’il put voir derrière Naundorff la figure du Pauvre, de l’Humilié[iv], victime d’une grande iniquité : roi emprisonné sans avoir commis aucun crime ni aucune erreur (à sept ans !), puis homme dont la stature encombre ses oncles et cousins qui préfèreraient le savoir mort. C’est là que paradoxalement Bloy touche à une certaine vérité à travers l’erreur naundorffiste.
Il aurait pu, du reste, éviter ce détour en considérant (ce qu’il fait d’ailleurs) que les comtes de Provence et d’Artois avaient déjà lâché leur frère bien avant sa triste fin. Quant à leur neveu, il leur suffisait de le laisser crever dans une prison pour le moins sordide, ce qui demeure le plus vraisemblable – c’était pour eux le moindre effort et d’un grand bénéfice politique, pouvant s’indigner de crimes qu’ils avaient, dans leur confortable exil, laissé commettre.
Serait-ce ces fondations peu reluisantes qui auraient condamné dès l’origine la Restauration ? Pendant cette période, toute politique, qu’elle fût ou parût sage ou folle, parut inopérante à maintenir le régime de manière durable.
Et, depuis la destitution et la mort de Louis XVI, quel régime politique authentiquement légitime avons-nous eu en France ?


[i] Oui, une méditation plus qu’un essai. Et, de grâce, pour la mémoire de Bloy, pas un pamphlet.
[ii] « Il était réservé à la gent Bourbonne d’asseoir sur le trône de France les rois sultans, monstruosité que l’habitude seule empêche de voir. »
[iii] « Avec tout cela, aussi peu doué que possible et, comme la plupart des Bourbons, incapable d’idées générales, ce qui implique une déchéance de la raison pouvant aller jusqu’aux confins de l’animalité. »
[iv] « Quelle belle chose ! Le fils de Louis XVI, le Louis XIV, d’Henri IV, bourgeois prussien ! Le légitime héritier du vainqueur de Marignan, du chevalier du Camp du Drap d’or, remontant la pendule détraquée du bourgmestre pour laquelle une souillasse de Poméranie est venue le relancer jusqu’à trois fois ! »

dimanche 14 janvier 2018

A Modiano, Modiano et demi

Souvenirs dormants (Patrick Modiano)
Le prix Nobel de littérature est une institution dangereuse. Depuis le temps – bientôt cinquante ans – que Patrick Modiano était un immense jeune homme racontant avec de timides balbutiements les tâtonnements de ses doubles romanesques dans une brume de souvenirs avec souvent pour seul viatique un vieux carnet d’adresses, le voilà devenu depuis trois ans et des poussières un vieux monsieur couvert d’honneurs pour l’ensemble de son œuvre. Dès lors, on ne peut ouvrir un opus du désormais grand homme sans quelque crainte : sera-ce le livre de trop ? N’aurait-il pas dû se taire, pour ne point écorner l’image de maître qui est dorénavant la croix qu’il doit porter ? En somme, le voilà empaillé, plongé dans le formol, voire enterré – certes en grande pompe.
Les détracteurs de Modiano nous diront que cela ne change rien, vu qu’il écrit toujours la même chose depuis au moins quarante ans[i]. Cela n’est pas entièrement faux, mais les fantômes qu’évoque Modiano ont leur charme, ce qui fait que l’on revient volontiers les visiter, ou en visiter de nouveaux qui ressemblent curieusement à leurs prédécesseurs…
Ni les détracteurs de Modiano ni ceux – dont je suis – qui sont sensibles à son charme sans en être totalement dupes ne seront déçus à la lecture de Souvenirs dormants. Au fil des noms notés dur divers calepins, le narrateur évoque, plus qu’il ne les raconte, ses relations avec une certaine Geneviève Dalame, vers 1965… Il y a évidemment de fausses pistes, tout un monde interlope de déclassés, de mages, de voyous et d’artistes ratés, ainsi que des souvenirs désagréables.
Seulement, les noms et les situations mettent la puce à l’oreille : tout cela, Modiano l’a déjà raconté, et pour de bon. Il semble ici avoir touillé la matière de plusieurs de ses romans, principalement parmi les derniers. Dans ce cas, c’est un peu paresseux, et nous devons déplorer la mort de Patrick Modiano, assassiné à coups de récompenses par l’Académie suédoise. Ou alors il a feint de dévoiler le procédé par lequel, à partir d’une matière concentrée, il créée celle de plusieurs romans, certes fort semblables les uns aux autres, mais avec toujours une petite différence : il suffit de combiner les affaires, de lier tel et tel personnages… Et dans ce cas, c’est peut-être une manière habile de clore un cycle, en prétendant vendre la mèche.
Clore un cycle, pour se taire ou pour en ouvrir un neuf : on signale la parution de Nos débuts dans la vie, pièce de Théâtre signée Modiano. Ne l’ayant pas lue, j’ignore si elle confirme mon hypothèse.
Jeux de dame (Thierry Dancourt)
« Si tu apprécies l’atmosphère des romans de Modiano, tu devrais essayer ceux de Thierry Dancourt », me disait à peu près, cet automne, un ami. Justement, cet automne est paru son quatrième roman, Jeux de dame[ii]. Le conseil est redoutable : s’il permet de savourer un roman bien écrit, agréable à lire, d’une intrigue bien ficelée, il présente le risque d’une déception.
Dans Jeux de dame, un homme employé à trier et classer les archives du Palais des colonies se lie d’amitié, et bientôt plus, avec une femme aussi mystérieuse qu’apparemment maladroite ou étourdie… Nous sommes en 1961, nous verrons le XIIe arrondissement de Paris, Berlin et d’autres lieux ; plusieurs épaisseurs de masques couvrant les visages des personnages, aussi, et les détours que prennent parfois les tromperies familières aux espions. Tout est en place en effet pour une modianesque errance. Cependant, quelques détails coincent, qui placent ce roman à un niveau inférieur à ceux de Modiano.
Premièrement, la narration peine à adopter un point de vue : est-ce celui de Pascal, l’archiviste, celui de Solange, espionne qui a tant brouillé les pistes qu’elle s’y perd un peu elle-même ? Ou celui de marc Jeanson, supérieur et amant de Solange, toujours préoccupé d’elle ? Voire des trois ? L’auteur ne prend pas parti, il hésite peut-être. Le point de vue de Pascal eût pu être le plus intéressant à adopter, dans ce qui est plus la recherche ou l’identification de Solange qu’une intrigue mêlant amour et espionnage. Cette intrigue eût pu justifier la multiplication des angles, l’alternance des récits, mais elle n’est qu’un prétexte. Le vrai sujet du roman est bien Solange.
Deuxièmement, tout est trop net. Adopter un point de vie une fois pour toutes eût été une manière intéressante d’introduire le tâtonnement, l’hésitation quant à la personne de Solange et de les faire partager au lecteur. Ce que sait fort bien faire Modiano – et qui fait le chare de ses romans, que l’on finit par confondre un peu tous.
Troisièmement, cette netteté et la neutralité du narrateur omniscient, combinées à une action située précisément en 1961, donnent l’impression d’un roman historique, d’une reconstitution en costumes où certains détails sont fournis avec une insistance qui n’est guère utile, sauf peut-être pour donner un certain genre, un certain charme d’époque aux personnage, à Solange surtout, dont nous savons qu’elle fume des « State Express 555 » et qu’elle roule en Volvo P1800. A propos de voitures, Thierry Dancourt doit être amateur : dès qu’un véhicule apparaît, nous en connaissons le modèle ; c’est une galerie d’époque : Alvis TD 21, Lancia Flavia, Ford Zephyr… Ici se pose un problème moins futile qu’il ne pourrait paraître : comment Solange pourrait-elle posséder début 1961 une Volvo P1800, alors que ce fort joli coupé ne fut commercialisé qu’à partir de la fin de cette même année ? Souci exagéré du détail, m’objectera-t-on. Pas tout à fait : cette erreur, du genre de celles que l’on fait parfois dans des reconstitutions historiques pourtant appliquées, serait fort bien passée dans un récit à la Modiano, à la première personne, avec quelques bégaiements, tâtonnements, hésitations sur l’époque, les personnages, l’aventure ou l’anecdote dont il est question…
Jeux de dame reste donc en-deçà d’un grand roman. Mais on peut y voir un divertissement de qualité, non dénué d’un certain intérêt.


[i] On aurait pu, en somme, lui décerner le prix Nobel de littérature il y a quarante ans. C’eût été une mort pour le moins prématurée. Que l’on songe, dans un autre registre, au prix Nobel de la paix décerné à un Barack Obama encore relativement neuf. Qu’a laissé M. Obama ? Le souvenir d’un brave homme, intelligent, élégant et ne manquant pas d’une certaine éloquence. Et c’est à peu près tout (ce qui fait, reconnaissons-le, un contraste saisissant avec son successeur).
[ii] Je précise que je n’ai lu aucun des précédents, Hôtel de Lausanne (2008), Jardin d’hiver (2010) et Les Ombres de Marge Finaly (2012), tous publiés ainsi que le dernier à la Table ronde.

dimanche 7 janvier 2018

Drieu, Paulhan : deux pôles qui ne s’ignorent pas

On trouve tout dans les correspondances d’écrivains : des poses pour la postérité, des flatteries, des insultes, des marques sincères d’estime, voire d’amitié, des affaires courantes d’édition, des piques et des ragots aussi. Parfois même des considérations d’ordre littéraire. Tous ces ingrédients, avec un dosage varié, font les délices ou l’écœurement de leurs lecteurs.
C’est cependant une impression différente que provoque la lecture des quelques 175 lettres qu’échangèrent Pierre Drieu la Rochelle et Jean Paulhan entre 1925 et 1944. La couleur est annoncée dès la (belle) couverture de cette correspondance, parue en 2017 aux éditions Claire Paulhan : « Nos relations sont étranges », constat fait par Drieu dans une lettre à Paulhan de novembre 1942. Ce constat n’a rien d’étonnant : tout oppose, semble-t-il du moins, les deux hommes.
L’un, Drieu, est un lyrique épris de lucidité[i], incertain de son talent et de sa vocation (littérature ou politique ?) ; il est passé par le surréalisme[ii], le fascisme et la collaboration, avant, au moment de se suicider, de se pencher sur des considérations spirituelle plus ou moins orientales, plus ou moins confuses aussi, sans paraître se rendre compte du chef d’œuvre qu’il est en train d’écrire et qu’il n’achèvera pas[iii].
L’autre, Paulhan, intimide encore un peu, près de cinquante ans après sa mort. Ecrivain réputé abscons (à tort ou à raison : on n’en sait souvent rien, n’ayant osé le lire), il est perçu comme une sorte de grand prêtre de la NRF et des éditions Gallimard, sans qui rien ne se fait[iv]. Il sera résistant, et pas pour rire, ce qui n’est sans doute pas pour rien dans l’élégance qu’il manifestera après la Libération quant aux questions liées à l’Epuration…
Le gros de la correspondance entre ces deux pôles date d’ailleurs de l’Occupation, tant il est vrai que nous n’avons pas affaire à deux hommes ordinaires. Auparavant, ce sont des échanges entre deux acteurs de la vie littéraire, non sans quelques nuages, dont le plus gros se nomme Louis Aragon.
Comme Paulhan semble présider aux destinées de qui gravite autour de la NRF et des éditions Gallimard, on devine un Drieu demandeur, interrogatif, révolté parfois. Et prêt à recevoir les sentences du juge Paulhan lorsqu’il s’agit de critiquer et de corriger ses manuscrits. A ce titre, la lettre de Paulhan du 23 mai 1939 comporte quelques sévères « coups de règle sur les doigts » à un Drieu qui s’est laissé aller à quelques lourdeurs ou facilités dans certains passages de Gilles. Les deux savaient depuis longtemps à quoi s’en tenir de ce côté-là, Drieu ayant écrit à Paulhan dès octobre 1931 : « Je suis infiniment sensible à vos critiques, je les souhaite bien qu’elles me fassent mal. »
Dans les années 1930, Drieu se politise de plus en plus, et l’on peut voir s’esquisser des divergences croissantes entre Paulhan et lui, de celles qui les feront basculer après le désastre de 1940 dans les deux camps opposés que l’on sait. On pourrait y voir un motif de rupture définitive…
Or il n’en est rien : Drieu et Paulhan auront bien une grosse fâcherie en 1940, mais ce sera en mai, à cause du sommaire d’un numéro de la NRF et d’un article d’Aragon. Toujours le même nuage dans le ciel de Drieu, qui finit par lasser, voire irriter Paulhan : « C’est, bien entendu, votre droit de quitter la Revue. Mais ne cherchez pas à me convaincre qu’il s’agit ici de l’écrivain Drieu ou de l’homme politique Drieu. Non, c’est simplement l’ennemi personnel d’Aragon qui parle. / Je dois vous avouer que cette vieille querelle me paraît, en ce moment, plutôt frivole. »
Or que se passera-t-il pendant l’Occupation ? Paulhan mettra en silence la NRF avant de consentir à sa reparution, pour préserver les intérêts de la maison Gallimard. Mais pas question de la diriger ! C’est Drieu qui s’en chargera, à la demande des autorités d’occupation.
Il naîtra alors une certaine forme, sinon de complicité, de connivence entre les deux hommes, Paulhan n’étant jamais loin, en coulisses, pour prodiguer des conseils et recommander des textes et des auteurs à Drieu. On pourrait croire assister à de simples opérations d’arrière-cuisine littéraire et éditoriale, mais il faut tenir compte du fait que Paulhan, bientôt, dirigera les Lettres françaises clandestines[v]
Les positions respectives du désormais collaborateur et du désormais résistant étant maintenant claires (ou presque), il est temps pour eux de s’entendre en matière de littérature, ou du moins d’essayer. Quant aux discussions politiques, elles ne manquent pas, mais elles ressemblent plus à une joute entre deux esprits opposés, voire ennemis, mais qui s’estiment.
La NRF « occupée » cessera de paraître en 1943, lorsque Drieu en démissionnera. Si les discussions politiques entre Drieu et Paulhan sont courtoises dès qu’elles ne touchent pas au sommaire de la NRF, lorsque les deux domaines se mêlent, les difficultés, les conflits surviennent. Inévitablement, ainsi que l’aigreur des lettres échangées à ce moment précis. Deux lettres seulement suivent cet échange : elles sont de Drieu, exprimant à Paulhan sa reconnaissance entre deux tentatives de suicide ; la dernière n’est qu’un billet hâtivement griffonné, où l’on peut lire que Paulhan a été « très chic » pour lui, et que « ça ne [l]’a pas étonné ». Paulhan ne pourra pas grand-chose pour lui cependant. Trop compromis, trop égaré (par lui-même bien souvent), trop désespéré aussi, Drieu finira par ne pas se rater.
Paulhan lui rendra aussitôt hommage dans une Brève apologie pour Drieu, qui ne sera publiée qu’en 1968… Témoignage d’amitié ? Peut-être pas. Plutôt d’estime, de bienveillance et, probablement de reconnaissance[vi].


[i] Etre ainsi épris de lucidité n’exclut pas, de temps en temps, d’être un amoureux éconduit de celle-ci. Ce qui peut susciter des engouements hasardeux et encore plus décevants.
[ii] On le voit, prenant la pose dos à dos avec André Breton, sur une photographie de 1922 prise par Man Ray.
[iii] Ce sont les Mémoires de Dirk Raspe.
[iv] Quelques reproductions de ses lettres donnent à voir une écriture fort lisible, celle de quelqu’un qui a des instructions claires à donner. En comparaison, celle de Drieu, fort belle d’ailleurs, évoque souvent la hâte…
[v] Bien avant que cette publication ne devienne un organe « culturel » du PCF…
[vi] Témoignée dès 1941, alors que Drieu était intervenu pour éviter à Paulhan de gros ennuis liés à ses activités clandestines : « Je crois bien que c’est à vous seul que je dois d’être rentré tranquillement ce soir rue des Arènes. Alors, merci. Je vous embrasse. »