L’année 2014 n’étant pas
a priori éternelle, il est temps de tenir une promesse faite ici il y a
quelques semaines : celle de rendre hommage – oh, un bref et humble
hommage – à Flannery O’Connor, décédée le 3 août 1964, à l’âge de trente-neuf
ans, laissant deux romans et un nombre bien plus important de nouvelles. Que voulez-vous,
les chiffres ronds, alors un cinquantenaire de cette taille…
Le Sud
profond
A lire un peu vite les
romans et les nouvelles de Flannery O’Connor, on pourrait n’en retenir qu’une
peinture savoureuse du Sud des Etats-Unis, le Deep South, quelque part
du côté de la Géorgie (état dont elle était originaire et où elle vécut) ou du
Tennessee. Tout y est, d’ailleurs : la vie des campagnes et des petites
villes, avec de petits blancs plus ou moins fous, des noirs méprisés par les
précédents quand ceux-ci ne prétendent pas les aimer (mais ils ont plus en
commun qu’ils ne le croient), des prédicateurs ambulants, visionnaires ou
escrocs, quelques bourgeois aussi prétentieux qu’ils se croient au-dessus des
préjugés de leurs semblables, le tout dans une ambiance baignée de
fondamentalisme protestant et de violence latente, où le grotesque et le
réalisme sont inextricables pour nous autres qui sommes étrangers à ces
contrées. Entrer dans l’œuvre de Flannery O’Connor, c’est visiter ces contrées,
rendues dans une langue rude et vigoureuse, souvent avec un mélange fort réussi
de tragédie et de farce. Ceux qui ont la chance de la lire ou de l’avoir lue
dans le texte goûteront le rendu phonétique des dialogues, autant qu’ils
buteront dessus, d’ailleurs, à tel point qu’il faut les lire à voix haute pour
y entendre quelque chose, après un moment de réflexion. Essayez par exemple
avec cette réplique tirée de La sagesse dans le sang[i] :
“That’s the trouble with you, innerleckchuls.” Lorsque vous aurez
compris cet innerleckchuls, vous savourerez le parti comique tiré de la
langue par Flannery O’Connor.
Malentendus
Quelques témoignages,
notamment celui de Robert Giroux, ami et éditeur de Flannery O’Connor, dans sa
préface au recueil des nouvelles complètes de celle-ci[ii],
attestent qu’il existe un malentendu si l’on se limite à ces aspects certes savoureux,
attachants et passionnants :
« […] La sagesse
dans le sang parut en mai 1952. Je fus plus déçu qu’elle par les critiques ;
toutes reconnaissaient sa force, mais sans comprendre son intention. »[iii]
(Dans un registre plus
anecdotique, mais ne nous en privons pas, la langue et les sonorités, autant
que l’humour, étant des ingrédients des écrits de Flannery O’Connor, Robert
Giroux évoque dans la même préface un entretien qu’elle eut en 1946 avec un professeur
de l’université de l’état d’Iowa responsable d’un cours auquel elle voulait s’inscrire,
entretien où elle dut s’adresser à lui par écrit, tant son accent du Sud était
fort.)
L’incompréhension, le
malentendu, Flannery O’Connor en était du reste parfaitement consciente,
ajoutant au début de la deuxième édition de La sagesse dans le sang, en
1962, une note contenant ces propos :
« C’est un roman
comique au sujet d’un chrétien malgré lui, et en tant que tel, très
sérieux, car tous les romans comiques de quelque valeur doivent porter sur des
questions de vie ou de mort. »[iv]
Il est vrai que Flannery
O’Connor avait tout pour ne pas être comprise, par son exotisme : pour
nous en tant qu’Américaine, pour les Yankis en tant que méridionale, et dans le
Sud profond ceint par la Bible Belt en tant que catholique.
Prophètes
égarés
Qu’est-ce que ce chrétien
malgré lui qui se débat comiquement – et atrocement – dans La sagesse
dans le sang ? Il s’agit de Hazel Motes, encombré par un don de
prophétie dont il ne sait pas trop que faire ; incapable de transcrire les
gémissements du Saint-Esprit en lui, il n’en tirera qu’une prédication
insensée, une bizarrerie folklorique de plus dans son Sud natal : l’Eglise
sans Christ. Hanté par cette vocation à lui incompréhensible, il aura à s’encombrer
d’un précurseur, Asa Hawks, toujours accompagné de son étrange fille, d’un garçon
stupide et farfelu, Enoch Emery, et d’un concurrent, Hoover Shoates, qui, mû
par l’appât du gain, lance la sainte Eglise du Christ sans Christ. Perdu
entre cet inintelligible appel et ces singeries, incapable de faire quoi que ce
soit de son don prophétique avec son étroite intelligence et sa solitude, Hazel
Motes courra à une furieuse catastrophe.
Dans le second roman de
Flannery O’Connor, Et ce sont les violents qui l’emportent[v], le
jeune Francis Marion Tarwater n’est pas un chrétien malgré lui :
orphelin élevé par un grand-père mystique et solitaire, il est recueilli, à la
mort de ce dernier, par un oncle instituteur et rationaliste[vi], qui
vit seul avec son fils, un petit garçon attardé. Persuadé de sa mission
prophétique, le jeune Tarwater entreprend de baptiser le petit garçon… Le hic,
c’est que si le Saint-Esprit, comme chacun le sait, nous parle par gémissements
ineffables, d’autres voix interfèrent parfois, bien trop claires pour être
honnêtes. Le jeune Tarwater n’échappe pas à cette règle, bien au contraire, il
y est particulièrement exposé. Et il volera de catastrophe en catastrophe dans
son entreprise, butant contre le monde entier, commettant un meurtre, et
devenant vers la fin la victime d’un acte[vii]…
Que peut-il bien manquer
à ces personnages qui leur éviterait ces désastres et qui leur permettrait d’accepter
pleinement, librement et consciemment, les grâces qui leur sont données ? La
réponse, il semble est dans le catholicisme de leur auteur : si ces grâces,
de toute façon, ne sont pas de tout confort, elles ne seront rien sans une
médiation, une tradition sur lesquelles s’appuyer. Poussant hors ce sol, elles
donneront des fruits monstrueux et stériles, aussi horribles que comiques.
Bon, évidemment, « nous
autres catholiques », ce gâchis nous fait bien rire tout autant qu’il
provoque notre pitié, et même notre sympathie pour Hazel Motes ou Francis
Marion Tarwater (avec l’aide, il est vrai, du talent immense de Flannery O’Connor).
Ce qui ne nous dispense pas, du reste, de nous interroger (et c’est même ce que
nous permet cette sympathie) sur les grâces qui nous sont données (lesquelles ?)
et sur ce que nous en faisons[viii].
[i] Wise Blood (1952)
[ii] Paru chez Farrar, Straus
& Giroux (New York) en 1971.
[iii] Traduction maison de : “[…] Wise Blood was published in May 1952. I was disappointed
by the reviews more than she was; they all recognized her power but missed her
point.”
[iv] Traduction maison de : “It is a comic novel about a Christian malgré lui, and as such, very serious, for all comic
novels that are any good must be about matters of life and death.”
[v] The Violent Bear
It Away (1960).
[vi] Un nommé Rayber, nom déjà
porté par un personnage de The Barber,
une nouvelle de 1947, un libéral suffisant aussi ridicule que ses adversaires.
[vii] Le diable est très
présent dans ce roman, on l’aura compris. Tarwater ne serait-il pas un petit
cousin américain des deux Mouchette de Bernanos ? L’hypothèse a dû être
faite déjà bien des fois…
[viii] En traduction
française, les œuvres complètes de Flannery O’Connor (La Sagesse dans le sang - Les
Braves Gens ne courent pas les rues - Et
ce sont les violents qui l'emportent - Mon
mal vient de plus loin - Pourquoi ces
nations en tumulte ? - Mystère
et manières - L'Habitude d'être)
sont disponibles en un volume, chez Quarto (Gallimard).
Merci pour cet hommage. Je m'engage à lire cet écrivain un jour, quand j'en aurai le temps. Est-ce que vous connaissez Robert Penn Warren ? Encore un écrivain du Sud des Etats-Unis. Peut-être connaissait-il Flannery O'Connor.
RépondreSupprimerDe rien, n'hésitez surtout pas ! Robert Penn Warren, c'est un nom que j'ai entendu, mais j'avoue n'en avoir rien lu. Le conseilleriez-vous ?
SupprimerEn ce qui concerne d'autres écrivains américains, on sait que Thomas Merton (par ailleurs trappiste) était un grand admirateur de Flannery O'connor.
S.L.
C'est surtout ce critique littéraire qui le conseille : Les Fous du roi de Robert Penn Warren. Il en parle mieux que je ne saurais le faire.
RépondreSupprimerLa tradition, à mon humble avis, n'est pas devenue obscure à l'homme moderne, c'est l'homme moderne qui est aveugle à son éclat. Si Flannery O'Connor nous dit cela dans ses romans, alors bravo. C'est parfait.
RépondreSupprimerEh bien, votre humble avis rejoint le mien (qui est au moins aussi humble). Ajoutons à l'homme moderne le fondamentaliste ou l'homme archaïque : toute une société "sudiste" qui se dessine, par exemple dans une nouvelle de Flannery O'Connor comme "La personne déplacée". Bien entendu, dans les romans et les nouvelles de Flannery O'Connor, cela est plus suggéré qu'affirmé (où serait l'art, sinon ?).
SupprimerS.L.