Sylvain Tesson est en
marche. Vraiment. C’est à pied, et non à bord d’un « car Macron », qu’il
a décidé de traverser la France. Lui qui avait bravé les forêts sibériennes ou
refait en side-car le trajet de Napoléon de Moscou à Paris[i], le
voilà revenu d’une plongée dans des paysages apparemment plus familiers, ceux
de la France la plus profonde, dont il nous livre le récit dans Sur les
chemins noirs. Ce voyage est la réalisation d’un vœu fait pendant la
convalescence qui a suivi un accident aussi grave que bête. Et puis, en guise
de rééducation, mot qu’il estime tiré d’un « vocabulaire d’agents du
Politburo », il allait de soi que Sylvain Tesson préférât « demander
aux chemins ce que les tapis roulants étaient censés [lui] rendre :
des forces ».
Il faut s’entendre sur la
notion de France la plus profonde, dont les paysages ne nous sont
peut-être pas si familiers que cela. Il ne s’agit pas de se gausser, ni,
inversement, de s’en émerveiller, de mœurs paysannes miraculeusement préservées
ou indécrottablement figées, selon le point de vue. Pourtant, l’ambition de
Sylvain Tesson était bien d’aborder « une géographie de traverse »,
« une France ombreuse protégée du vacarme, épargnée par l’aménagement,
qui est la pollution du mystère ». Certes, cette « France ombreuse »,
il la trouvera. Mais ce sera par les « chemins cachés, bordés de haies,
par les sous-bois de ronces et les pistes à ornières reliant les villages
abandonnés » : les campagnes sont devenues un désert. Non pas le
désert de l’hyperruralité déploré par quelques technocrates, mais celui
d’un monde vidé d’une population que les illusions de la modernité ont attirée
vers une vie apparemment plus facile. Ici et là, il verra, entre la Provence et
le Limousin, quelques Anglais ou Hollandais venus s’installer au moins pour la
belle saison.
Si cette traversée est
celle d’un désert, elle n’interdit pas quelques rencontres : une bergère
près de Tende, quelques marcheurs ou de vieux paysans du Massif Central, un
vieux couple simple et hospitalier du côté de Laval… Ou encore des gendarmes
inquiets de voir marcher un homme seul, et même des chasseurs reprochant à
notre marcheur de ne pas avoir de tenue fluo pour éviter de se faire
tirer dessus par eux. Cette dernière rencontre est l’occasion d’un beau morceau
d’ironie de la part d’un compagnon d’étape.
Car, outre les rencontres
que le hasard ou la Providence met sur les pas de Sylvain Tesson, ce voyage est
fait en compagnie de quelques amis venus marches avec lui le temps d’une ou
deux étapes.
Parmi ces amis se trouve
le photographe Thomas Goisque (nom connu des lecteurs de Berezina), à
qui l’on doit la photographie ornant le bandeau du livre : assis sur un
tronc d’arbre couché, massif et tortueux, au milieu des feuillages et des
rochers moussus, Sylvain Tesson, de profil, joue de la flûte. Il n’est pas
rasé, porte un chapeau cabossé, de forts brodequins et une pèlerine, qu’on
imagine de drap solide, recouvrant un épais sac à dos. Le costume, comme on le
voit, n’est pas très fluo : il est intemporel ; en cette « France
ombreuse », on pourrait être aussi bien en 1415 qu’en 2015. L’image a presque
la délicatesse de quelque magnifique et paisible peinture chinoise. Elle rend
bien le ton, et même la langue dans laquelle Sur les chemins noirs est
écrit : classique et soutenue sans que l’on sente l’effort ; parfaite
pour épouser le rythme de la marche qui en deux mois et demi mène de Tende au
nez de Jobourg, en passant par le Mercantour, le Comtat Venaissin, les Cévennes,
l’Aubrac, le Cantal et le Limousin, avant de descendre vers la Touraine puis, à
travers quelques bocages, vers le littoral du Cotentin. La lenteur de la marche
donne une continuité à la traversée de ces pays, continuité qui rend sensibles
les variations du relief, des climats, de la végétation, et parfois aussi des
gens…
Puisque nous voilà au
bout, observons que le sud du Cotentin est l’occasion d’évoquer le souvenir
flamboyant de Barbey d’Aurevilly, à travers celui du Chevalier des Touches,
après un éloge politique du bocage : « Oh ! comme il eût été
salvateur d’opposer une "théorie politique du bocage" aux convulsions
du monde. On se serait inspiré du génie de la haie. Elle séparait sans emmurer,
délimitait sans opacifier, protégeait sans repousser. L’air y passait, l’oiseau
y nichait, le fruit y poussait. On pouvait la franchir mais elle arrêtait le
glissement de terrain. »
Décidément, si Sylvain
Tesson est en marche, ce n’est pas au pas de M. Macron. Et cela n’est pas pour
nous déplaire.
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