jeudi 24 novembre 2016

Stop au bashing !

C’est sous le cri de ralliement de « Stop au Hollande-bashing ! » qu’est paru, dimanche 20 novembre, dans le Journal du dimanche, un appel signé par quelques célébrités ou, pour présenter mieux, quelques personnalités du monde artistique et culturel. Sans préjuger du mérite artistique de ces personnalités[i], qu’il nous soit permis de douter de leur maîtrise du français, puisqu’elles ont accepté de publier leur appel sous un titre non seulement saturé de franglais[ii] mais dont le vocabulaire traduit une soumission assez servile à la mode.
Soyons juste et rappelons le titre entier de cet appel[iii] : Une soixantaine de personnalités disent « stop au Hollande-bashing ! ».
Commençons par la question du franglais : stop peut facilement être remplacé par halte ; quant à bashing, la consultation d’un dictionnaire anglais-français nous apprend qu’au sens propre ce mot peut signifier rossée, raclée ou dérouillée et, au sens propre, dénigrement systématique. Le Journal du dimanche eût donc pu titrer : Une soixantaine de personnalités disent : « halte au dénigrement systématique du président Hollande ! », ou encore, pour éviter ce lourdingue style direct : Une soixantaine de personnalités protestent contre le dénigrement systématique du président Hollande.
Cette dernière formulation, gageons-le, n’aurait pas les faveurs d’un rédacteur en chef. Tant pis, dédisons-nous et passons par le style direct pour imaginer sa réaction : « Pas très punchy, ça. Ça manque de "peps", coco. On dirait un titre du Monde dans les années 70. » Et voilà comment on en vient à user jusqu’à l’écœurement de termes à la mode, comme bashing.
C’est probablement vers 2003 que ce mot a débarqué sur nos rivages pour envahir la langue des journalistes. C’était à l’époque où M. George W Bush[iv] avait décidé de semer définitivement la pagaille au Proche-Orient. On sait que la France manifesta son refus de suivre nos amis américains par la voix un peu ampoulée de M. de Villepin[v]. On sait aussi de quelle campagne de dénigrement notre pays fit l’objet alors aux Etats-Unis, jusque dans les détails les plus futiles[vi]. On nomma cela le French-bashing. Et le mot bashing fut accommodé depuis à toutes les sauces.
Bien entendu, écrire Hollande bashing au lieu de dénigrement systématique du président Hollande donne à cet appel le caractère dérisoire de ce qui suit la mode. Mais le choix de ce titre illustre fort bien le passage (définitif ?) du peuple de gauche, cher à feu Pierre Mauroy, aux people de gauche. La tendance a dû s’amorcer il y a une trentaine d’années, quand François Mitterrand adopta des poses d’oracle sibyllin mais éclairé de la gauche.
Observons que parmi les signataires de cet appel se trouve l’inévitable Jean-Michel Ribes, qui passa tout le quinquennat de M. Sarkozy à tourner ce dernier en dérision, le tout dans un théâtre subventionné, bien au chaud. Le voilà donc qui reproche à d’autres de faire ce qu'il fit naguère, cinq ans durant.
Du reste, M. Hollande fait-il réellement l’objet d’un dénigrement systématique de toutes parts ?[vii] Nous ne le croyons pas : c’est plutôt de dérision ou de ridicule qu’il faudrait parler. La chose est d’ailleurs peu recommandable, car peu charitable, peu constructive, peu élégante parfois et témoignant d’une inspiration qui tend de plus en plus à se tarir. Sans compter le risque de sombrer dans un état qui tiendrait autant du cynisme que de la déprime. Ne perdons donc pas notre temps à ridiculiser nos politiciens. Ils s’en chargent fort bien eux-mêmes. Laissons-les exercer leurs compétences.


[i] Catherine Deneuve, qui figure en bonne place parmi les signataires, fut autrefois admirable, dans La vie de château ou La sirène du Mississipi, par exemple.
[ii] Parmi ces personnalités se trouvent certainement quelques partisans de l’exception culturelle française. Félicitons-les pour ce combat, mais invitons-les aussi à un peu de cohérence.
[iii] Et contentons-nous de ce titre. Le reste est pitoyable. Ceux qui insistent pourront aller voir ici.
[iv] A côté de qui, en matière d’imbécillité politique, M. Donald J Trump fait figure d’amateur. De riche amateur, certes, mais d’amateur quand même.
[v] Reconnaissance perpétuelle à lui et à M. Chirac pour cela, malgré à peu près tout le reste.
[vi] Certains ordinaires, mess et cantines américains cessèrent, dit-on de servir des frites (y compris, probablement, en doubles rations) sous l’appellation French fries, les nommant désormais freedom fries. Le diable est dans les détails, la stupidité aussi.
[vii] La même question peut être posée en ce qui concerne M. Sarkozy.

dimanche 20 novembre 2016

Considérations d’un abstentionniste

Aujourd’hui avait lieu le premier tour de ce qui s’appelle la primaire de la droite et du centre ; qui voulait bien pouvait voter pour son préféré parmi sept candidats pour représenter, donc « la droite et le centre » à l’élection présidentielle de l’an prochain. Parmi ces sept candidats, on dénombre : un ancien président de la république, son ancien premier ministre, trois de ses anciens ministres, un insignifiant apparatchik, tous membres du parti « les républicains », auxquels il faut ajouter M. Jean-Frédéric Poisson.
On voit par là que cette élection au caractère officieux sert surtout à vêtir d’oripeaux démocratiques la désignation par un parti politique d’un candidat à la prochaine élection. En gros, personne n’aura à se plaindre de ce « candidat unique de la droite et du centre », puisque son choix émanera de la « volonté du peuple ». La presse nous a déjà vendu trois favoris : MM. Sarkozy, Fillon et Juppé. Le premier sent le déjà vu (pour ne pas dire le grillé), les deux autres rivalisent de propositions libérales.
Les quatre autres candidats font ce qu’ils peuvent pour exister. Qu’allait faire M. Poisson dans ce bocal ? Certes, il a acquis un peu plus de notoriété publique, mais pour quoi faire ? Pour s’engager à soutenir ensuite un candidat dont les idées ne seront pas les siennes ?
Question de milieu sans doute, j’ai rencontré pas mal de personnes (dont quelques-unes que j’estime fort) qui sont allées voter. Certaines ont même voulu m’y inciter, mais…
Et puis ces campagnes de retape sur Internet : « Le vendredi, c’est Poisson aussi », « Avec Alain Juppé, il est urgent d’agir », sans compter les épanchements de la Weltanschauung de M. Hervé Mariton, lequel n’a pas eu l’heur de s’aligner dans la course… Je soupçonne que quelques connexions « Manif pour tous » ont fini par me valoir ces courriers électroniques envoyés en masse. Bon, pour M. Poisson, je veux bien, mais pour les autres (à l’exception, peut-être de M. Mariton, lequel etc.)… Sans doute est-ce dû à une hâtive association « catho-LMPT-donc-de-droite-donc-intéressé-par-LA-droite » ?
A propos de « cathos », le Secours catholique a publié un message sur la pauvreté le jour du dernier débat télévisé entre ces candidats. Les pauvres, en substance, ont avant tout besoin de soutien (matériel, mais pas seulement) et non de discours sur la nécessité de « débloquer » l’économie. A propos de ces débats, observons que leurs décors façon « jeu télévisé » ont dû avoir leur coût : combien, aux frais de qui, dans la poche de qui ?
Du reste, le Secours catholique distribuait aujourd’hui des enveloppes à la sortie des églises, pour ceux qui souhaiteraient les emplir de quelque chèque. Et la Providence, toujours fidèle, avait lesté mon porte-monnaie de pièces de deux euros destinées aux mendiants que je croise chaque dimanche en sortant de la messe. Le nombre de mes pièces de deux euros étant limité, je ne suis pas allé ensuite en donner une à un parti me demandant de départager quelques sous-chefs de bureaux en mal de dorures élyséennes. Ce parti, en outre, m’aurait demandé de signer une déclaration en faveur des « valeurs républicaines de la droite et du centre ». Etant peu amateur de blancs-seings, j’attends toujours une énumération de ces « valeurs ». Mais peut-être suis-je un peu vétilleux, voire intransigeant : si ces valeurs sont communes à Mme Kosciusko-Morizet et à M. Poisson, elles ne doivent pas engager à grand-chose.
En somme, ce cirque ne peut que renforcer mes penchants royalistes.
Mais n’en faisons pas un drame. C’était aujourd’hui aussi (et surtout) la solennité du Christ roi de l’Univers. Tout autre chose que les simagrées républicaines ou que mes penchants royalistes, ces simagrées et ces penchants me paraissant soudain bien vains…

jeudi 17 novembre 2016

Trumperies (2)

Il me faut faire ici un aveu : comme tous les experts ès américaineries, j’ai été surpris par l’élection de M. Donald J. Trump au poste de président des Etats-Unis. Le personnage était tellement grotesque que même Mme Clinton ne pouvait que l’emporter. J’avais même ma petite théorie du complot à ce sujet, que j’avais exposée ici. A ma décharge, je ne suis en rien un expert en américaineries, moi.
Les experts, quant à eux, tentent de recoller les morceaux en nous expliquant comment ce « séisme » a pu se produire. Il leur faut quand même sauver leurs boutiques. On nous a donc servi une réaction des « mâles blancs déclassés » à un sentiment d’humiliation provoqué par la candidature d’une femme après huit ans de présidence d’un homme noir : manière un brin condescendante, quoique polie, de traiter les électeurs de M. Trump de ploucs racistes et misogynes ; au fond, c’est en gros ce que Mme Clinton avait dit d’eux pendant sa campagne.
Peut-être ces experts n’ont-ils pas pressenti qu’en fait n’importe qui, même M. Trump, avait des chances de donner du fil à retordre à Mme Clinton, voire (ce qui s’est finalement produit) de l’emporter sur elle. Non pas parce que c’est une femme, encore moins à cause du teint de M. Obama. Simplement (mais ce n’est qu’une hypothèse) parce que Mme Clinton représente jusqu’à la caricature les vieux routiers (et les vieilles routières) de la politique politicienne. Dans ces conditions, n’importe quelle chaussure, même, disons, si elle était rose avec des étoiles vertes, pouvait convenir à certains pour botter le derrière de ceux qui les écœurent.
Il est à noter que cette élection, comme tous les quatre ans, fascine le monde entier ou une bonne partie de celui-ci. On se croit un peu partout tenu de prendre parti pour l’un ou l’autre candidat, ou du moins autorisé à le faire. Certes, les Etats-Unis sont un pays puissant et influent, mais jusqu’à plus ample informé nous sommes une vaste majorité à ne pas en être les citoyens, ni même – du moins officiellement – les vassaux[i] ou les obligés. Comment expliquer cette frénésie ? Le rêve américain ? L’esprit « yéyé » ? Ou peut-être s’agit-il d’un désir de se soumettre au bon vouloir d’un empire ? Dans ce dernier cas, ce serait bien commode pour nos politiciens, qui ne se sentiraient en rien tenus de décider quoi que ce soit[ii].
Les cas les plus paradoxaux de ce genre d’hypnose se rencontrent chez ceux que nos journalistes nomment « populistes », avec la hargneuse condescendance qui convient. Quels cris d’enthousiasme pour M. Trump n’entend-on pas depuis un bon moment chez bon nombre de nationalistes ! Ceux-ci nous étonneront toujours, tant ils sont occupés à se chercher des modèles, voire des maîtres, à l’étranger (et ce n’est pas d’hier). Curieux comportement de la part de ceux qui placent l’identité nationale (ou l’idée qu’ils s’en font) au-dessus de tout.
Mais que craindre ou espérer de l’élection de M. Trump si l’on n’est pas Américain ? Deux choses, peut-être : dans le registre des craintes, celle d’une remise en cause des engagements de son pays en matière d’émissions de gaz à effet de serre ; dans celui des espoirs, celui de relations apaisées entre les Etats-Unis et la Russie, une fois congédiés (permission de rêver) une certaine coterie de néo-conservateurs et leurs idiots utiles.
C’est sur ce dernier point que surgissent les doutes : M. Trump ne gouvernera pas seul et devra compter en outre avec le Congrès. D’ailleurs, on le verra probablement s’entourer – ou se laisser entourer – de vieux briscards qui lui dicteront sa politique. Si c’est le cas, bien des espoirs et des craintes s’envoleront. Tout le monde en aura alors pour ses frais : les contempteurs, les électeurs et les admirateurs de M. Trump. La cuisine habituelle reprendra ses droits. M. Trump semble en fait être une outre vide où chacun aura versé ce qu’il aura voulu, pour le détester[iii] ou l’aimer.
Chez nous, nos farouches nationalistes en seront quittes pour aller se chercher un nouveau maître, encore ailleurs.
Du reste, M. Trump a donné un signe étrange en déclarant renoncer à son traitement de président des Etats-Unis. Peut-être est-ce un signe d’honnêteté : nous avons certainement affaire à un homme qui sait qu’il faut payer – et non se faire payer – pour s’amuser un peu[iv].


[i] Le caractère quelque peu féodal de ce terme a des résonances chevaleresques. J’en use donc faute de mieux s’il s’agit des Etats-Unis d’Amérique.
[ii] Et ce serait normal chez bon nombre de journalistes, de financiers et de snobs qui se rêvent en citoyens du monde tout en se proclamant réalistes.
[iii] J’avoue avoir été ennuyé par les reportages sur des manifestations anti-Trump après l’élection de ce personnage. S’il a été élu… Le mieux pour ses opposants sera de se mobiliser lorsqu’une fois installé il annoncera telle ou telle mesure. Sinon, n’importe quelle élection dans n’importe quel pays pourra donner à l’avenir lieu à d’interminables manifestations.
[iv] Et je recommande quelques avis intéressants ici et chez P. de Plunkett, ou encore chez J. Leroy (mais oui, mais oui…). Ah, et aussi  : une parfaite synthèse.

samedi 12 novembre 2016

« Les visages pâles » (Solange Bied-Charreton)

Faire d’une époque un objet romanesque est une tâche noble à laquelle, de temps en temps, s'attellent les écrivains. La tâche est en apparence plus facile s’il s’agit pour un écrivain de dépeindre son époque ou un passé proche qu’il a bien connu : le travail de documentation, à première vue, est léger, l’écrivain peut utiliser ce qu’il sait, ce qu’il a vu ou entendu, et le rendu de l’ambiance générale peut sembler un mince effort, à moins que quelques contemporains vétilleux viennent chipoter sur quelques détails. Cependant, une époque, c’est aussi riche que vague : autant se limiter à des événements précis et à des milieux particuliers s’il y a quelque chose à en écrire, quelque intérêt à en tirer.
Pour citer quelques références écrasantes, pourquoi ne pas songer à L’Education sentimentale de Flaubert où à quelques épisodes de Gilles de Drieu la Rochelle ?
Il serait tentant de voir dans Les visages pâles, dernier roman de Solange Bied-Charreton, le « roman de la Manif pour tous », et plus particulièrement celui des jeunes manifestants, avec leur enthousiasme, leurs incohérences, leurs rages, le mépris que leur opposent les indifférents, leurs déceptions et leurs évolutions… Ce serait un peu court. Après tout, seuls deux des personnages principaux des Visages pâles, une mère et son fils (auxquels il faut ajouter un comparse, ami du fils), iront manifester contre le « mariage pour tous ». Il s’agit plutôt de voir se déliter un milieu, illustré par une famille de grands bourgeois mâtinée de ce qu’il faut de vieille noblesse.
Nous sommes donc au milieu de 2013. La famille Estienne n’a rien d’exceptionnel dans son genre : fortune faite depuis quelques générations dans la fabrication de brosses à dents, elle a acquis au cours du temps ce qu’il faut de lustre. Jean-Michel Estienne, paterfamilias en titre, a trois enfants, Hortense, Lucile et Alexandre, issus de son mariage avec Chantal de Sainte-Rivière. Tout cela aurait l’air parfait si Jean-Michel n’avait pas vendu depuis plus de vingt ans l’entreprise familiale (scandalisant ainsi son vieux père) et s’il n’avait pas divorcé pour remplacer sa légitime épouse par une fastidieuse succession de maîtresses ou de compagnes. Chantal de Sainte-Rivière, de son côté, vivote dans un petit appartement où s’empile, sous la forme d’un mobilier ancien, hétéroclite et abondant, tout son pedigree.
Si Hortense, la fille aînée, porte tous les signes modernes de la réussite (elle dirige une start-up, a un compagnon banquier et deux jolis enfants ; elle maîtrise parfaitement le franglais, qu’elle parle avec naturel et un accent éthique très travaillé) et si Alexandre, le benjamin, a fait de bonnes études d’ingénieur et débute de manière prometteuse dans l’automatisation de procédés industriels, Lucile a perdu depuis belle lurette ses ambitions artistiques pour devenir graphiste dans une agence de communication.
Tout est en place, par conséquent, pour que les fissures s’élargissent. Il ne manque que la secousse initiale. Celle-ci survient dès les premières pages[i] : c’est la mort du grand-père, Raoul Estienne, et le désir qu’a son fils de vendre la maison de celui-ci, la Banèra. Ce à quoi s’opposeront ses trois enfants.
Au fond, Jean-Michel Estienne est un bourgeois cohérent : c’est un homme de mouvement plus qu’un homme d’ordre. L’ordre, les choses immuables, ce sont des traits d’ancien régime : plutôt le côté Sainte-Rivière.
Au premier abord, ses deux filles sont elles aussi cohérentes : l’aînée est une entrepreneuse, à la mode du temps – sa start-up ne produit rien mais rapporte beaucoup d’argent ; la cadette est à sa façon dans le mouvement, par son emploi « branché » et ses amours passagères. Mais c’est une « artiste » et aussi une « âme sensible » qui pensera un temps vivre une grande histoire d’amour, une vraie : goût aristocratique de l’inutile et de l’immuable ?
Alexandre, le plus jeune, est plus vif et plus confus : auxiliaire de la modernité dans ses formes techniques, il en rejette le versant « sociétal ». Il se jettera dans la Manif pour tous avec passion[ii], nourrissant son antimodernisme paradoxal de citations (notées sur son smartphone) d’auteurs qu’il n’a pas lus, de slogans on line et de doctes liens hypertextes. C’est un bon petit singe savant ou un preux chevalier, selon les points de vue. Il a « des préciosités de verbicruciste » et réponse à tout. Il est prêt à lutter virilement pour la France catholique, avec autrement de panache que les évêques : « L’Eglise catholique se doit de défendre, en premier lieu, nos valeurs », lui arrive-t-il de proclamer[iii].
Alexandre est souvent flanqué d’un ami, Côme, sorte de néo-néo-hussard raté qui cultive avec soin un certain détachement. Il écrit des romans – tous refusés – avec « deux adverbes par phrase, un héros misanthrope […], des morts par accidents de voiture, une dénonciation du sartrisme, quelques vues audacieuses sur la bourgeoisie, [situés] malgré tout dans les années 2010. » En matière d’aphorismes cinglants, il prendra une leçon humiliante auprès de prolos identitaires, après une manifestation : « On aimerait plus ou moins être pris au sérieux »…
Alexandre, au fil des manifestations et des rencontres, semblera gagner en lucidité, en cohérence aussi, mais surtout en lassitude ou en amertume. Quant à ses sœurs… Hortense démolira son ménage et Lucile sera lâchée par son amant, Charles[iv].
Tout retombera dans la médiocrité, dans la dépression, quand l’évidence de la comédie s’étalera sous leurs yeux : la jeune entrepreneuse (et mère de famille épanouie), l’artiste ratée amoureuse mais lucide, le jeune homme intransigeant, « libéral-conservateur » puis « décroissant », tous n’étaient peut-être pas même des personnages. Tout juste des figurines, des « Playmobil en mal de sensations fortes », peut-être ? Ils finiront par voler en éclats ou par tomber en morceaux, en quelque sorte. Leur restera la Banèra, seul repère.
Ce long roman est composé de brefs chapitres, presque des nouvelles que l’on pourrait lire séparément. Le ton, un brin sarcastique ou ironique, frise parfois le lyrisme quand il s’agit de dépeindre les amours de Lucile et de Charles. Assurément, s’il faut citer Drieu la Rochelle parmi des références fatalement écrasantes, il faut plutôt songer à Rêveuse bourgeoisie qu’à Gilles, toutes proportions gardées : la satire est en sourdine, avec un fond mélancolique s’abandonnant un peu trop parfois[v]. Le ridicule des personnages réside plus dans le conformisme que dans la folie[vi]. La langue, comme les décors, porte les stigmates du temps, les relevant ou les absorbant. On évolue ici dans une France contemporaine bétonnée, plastifiée, standardisée ; on traverse Paris en RER pour aller à la Défense. Et Solange Bied-Charreton semble avoir renoncé dans Les visages pâles à l’imparfait du subjonctif. On pourrait le lui reprocher, à moins que ce manque ne contribue à dépeindre une époque « sans rien de grandiose, […], muette, sans saveur délectable, sans beauté spécifique ».


[i] Où donc, sinon ? Sans cela, pas de roman…
[ii] Contrairement à ses sœurs, en particulier à Hortense, dont les intérêts ne sont pas menacés par la loi Taubira : sommet de la morale libérale.
[iii] Une perle. Le genre de came que revend une certaine presse de droite et qui semble (c’est regrettable) avoir trouvé son public.
[iv] Encore un qui, à sa manière, est plus « hussard » que le pauvre Côme.
[v] « Un grand roman contemporain, une satire sociale où résonnent humour, tragédie et émotion », nous dit la quatrième de couverture. Rien que cela !
[vi] C’est donc bien un roman français, et non anglais, par exemple…

vendredi 4 novembre 2016

Morceaux choisis

Des circonstances toutes personnelles m’ont récemment mis en possession de vieux livres, plus que centenaires, destinés aux collégiens et aux collégiennes d’un temps révolu. Outre un recueil des oraisons funèbres de Bossuet, me voici donc possesseur de Morceaux choisis des prosateurs et des poètes français depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Précisons que « nos jours », en l’occurrence, sont ceux qui s’écoulaient en l’an 1889.
Passé un moment d’émerveillement devant ce que l’on voulait bien faire connaître aux jeunes gens et jeunes filles (entre la sixième et la quatrième) en ces temps reculés, penchons-nous sur quelques-uns des noms d’auteurs qui ont retenu l’attention de M.L Ducros pour publier ces Morceaux choisis en 1889 à la librairie classique de F.-E. André-Guédon, à Paris.
Si pour le XVIIe et le XVIIIe siècles, voire pour le début du XIXe, les écrivains choisis nous sont, de nom sinon toujours de lecture, presque tous connus, cela se gâte un peu ensuite, particulièrement en matière de poésie. Qui lit encore, parmi les prosateurs, Villemain, Saint-Marc Girardin, Ernest Legouvé, Victorien Sardou, Gustave Droz, André Theuriet et quelques autres ? Chez les poètes, que nous disent des noms tels que Chênedollé, Millevoye, Lebrun, Soumet, Gousselin, j’en passe et de plus obscurs ?
Plus ils sont contemporains de ce recueil, moins les noms ont traversé les âges. Les lecteurs attentifs des souvenirs littéraires de Léon Daudet lèveront un sourcil distrait au nom de Jean Aicard, et celui de Paul Déroulède n’évoque plus qu’un sentimentalisme patriotard et brouillon. Il est écrit de ce dernier dans ces Morceaux choisis : « Ses vers, parfois incorrects, négligés et d’une rime insuffisante, ont "la mâle franchise et l’allure fière du soldat" ». Il est ajouté plus bas que Déroulède voue « une haine éternelle aux ennemis de son pays ». Drôles de critères pour clore, ou presque, une liste commençant par Malherbe, Corneille, La Fontaine, Boileau, Racine… Et puis ce n’est pas très aimable pour les soldats, qui devraient se contenter de vers de mirlitons. Quant à la haine éternelle envers les ennemis de mon pays, je la laisse à d’autres. Je préfère les palabres diplomatiques, les fusils quand il faut, les victoires et les traités de paix (ceux-là même que toute haine, surtout éternelle, interdit).
On voit par là combien il est difficile, le nez dedans, avec d’autres considérations que littéraires, d’évaluer les écrivains contemporains.
De tous les Lagarde et Michard qui ont pu passer entre mes jeunes mains (il y a déjà quelques lustres ; les lycéens d’aujourd’hui utilisent-ils encore ces anthologies déjà anciennes de mon temps ?), celui voué au XXe siècle m’a échappé. Dommage : il doit s’y trouver quelques surprises déjà amusantes. MM. Pierre Jourde et Éric Naulleau[i], il y a quelques années, eurent l’idée du Jourde et Naulleau, « précis de littérature du XXIe siècle » où, pastichant les Lagarde et Michard, ils pontifièrent  sur quelques médiocrités et fausses gloires contemporaines. Le résultat est assez drôle.
Pourquoi laisser, du reste, ce labeur à des tâcherons, à de brillants professeurs ou à des esprits narquois (mais assez clairvoyants) ? Il peut être assez drôle pour un écrivain, et déroutant pour ses lecteurs, de parier sur ce que la postérité retiendra de lui. C’est un pari osé, car il se fait au risque du ridicule ; après tout, la réponse peut être aussi cruelle que lapidaire : rien. La chose a pu arriver à quelques-uns, à qui un succès commercial ou critique sur le moment aura donné quelques espérances ; certains ignorent parfois qu’ils se survivent déjà. Dans Hiver caraïbe, Paul Morand écrivait :
« Un écrivain est un médium. Son talent est sa force vitale. S’il continue à écrire l’ayant perdue, il devra frauder, comme les médiums épuisés, et finira par se faire pincer. Si, jusqu’au bout, il aveugle ses contemporains, c’est au lendemain de sa mort que la postérité découvrira la supercherie. »
La barre est placée haut, donc, et le propos est des plus sérieux. Dans l’ensemble, Morand a passé l’examen. En cherchant bien, on trouvera probablement du déchet dans son œuvre (chez qui n’y en a-t-il pas ?), mais pas de quoi rendre celle-ci oubliable, quarante ans après la mort de Morand.
Dix ans après Paul Morand disparaissait Jorge Luis Borges : encore un qui nous parle toujours ; lui aussi a passé l’épreuve. Mais – on n’est jamais trop sûr – il fit le tri dès 1961 dans son œuvre, faisant paraître sur deux cent cinquante pages environ son Anthologie personnelle. Si peu d’une telle œuvre, vingt-cinq ans avant sa mort, voilà qui paraît sévère. Dans la préface qu’il fit à cette anthologie, il écrivait, fort sérieusement sans doute :
« Mes préférences ont dicté ce livre. Je veux être jugé par lui, justifié ou désapprouvé par lui, non par ces exercices de couleur locale excessive et apocryphe qui parcourent les anthologies et dont je ne peux me souvenir sans rougir. »
Est-ce si sérieux ? Peut-être, mais cela n’exclut pas l’humour : Borges trie dans l’œuvre de Borges, ce qui implique une critique de Borges par Borges. Et retient un court texte intitulé « Borges et moi » : « C’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent », lit-on pour commencer, avant de finir sur : « Je ne sais lequel des deux écrit cette page ».
Le pari semble avoir été gagné par Borges, puisque c’est cet automne qu’est parue une traduction française de cette anthologie[ii]. Ajoutons à cela qu’un concentré de Borges toujours à portée de la main dans un format maniable est une chose bien pratique.


[i] Editeur, écrivain et critique littéraire, quand il ne joue pas un personnage à la télévision avec M. Éric Zemmour ; mais ceci est une autre histoire…
[ii] Chez Gallimard, dans la collection « l’Imaginaire ».