lundi 27 juin 2016

L’exeat

Etant bachelier depuis maintenant plus de vingt-cinq ans, j’ignore si, après l’obtention de ce diplôme, il est toujours nécessaire d’aller à son lycée réclamer un papier nommé exeat. Ce petit brimborion, dont le nom signifie en latin qu’il sorte, nous signifiait que nous n’étions désormais plus lycéens.
Traversons la Manche et transposons les choses à la politique : les notes données jeudi 23 juin au Royaume-Uni par ses citoyens l’autorisent à s’en aller à Bruxelles demander son exeat. Le Royaume-Uni ne sera plus, lorsque cela sera fait, un Etat membre de l’Union européenne.
Les plus avisés – ou ceux qui se croient tels – cherchent une explication simple à ce résultat. S’ils sont « souverainistes » ou « eurosceptiques », ils parleront de la revanche des peuples sur le machin technocratique apatride qui s’est installé à Bruxelles. Les « europhiles » souligneront (pour se rassurer ?) que les électeurs les plus jeunes auraient voté majoritairement contre cette séparation ; tant pis pour eux : un référendum n’est pas un sondage et, par conséquent, le vote n’est pas une intention de vote et il est secret.
En vérité, il semble que la majorité de Britanniques qui a voté pour quitter l’Union européenne l’ait fait pour un tissu de raisons, bonnes, mauvaises ou vagues, et même parfois contradictoires. Cela va probablement de la lassitude chez des ouvriers ou d’anciens ouvriers appauvris ou inquiets[i] au rêve, chez quelques nantis, de bâtir un paradis fiscal ; sans oublier le nationalisme ou un goût assez anglais du défi adressé au reste du monde[ii]. A droite, à gauche ou nulle part, il existe certainement une foule d’autres causes[iii].
Mais revenons aux réactions « à chaud », qui sont autant de tentatives de ne pas réfléchir. Elles semblent reproduire les arguments utilisés pendant la campagne par les deux bords : c’est à qui sera le plus simpliste, le plus démagogue. Notons que, du côté des opposants au départ, le principal argument était l’annonce d’une série de catastrophes qui allaient à peu près anéantir le Royaume-Uni. Pour l’instant, le seul drame avéré a eu lieu pendant la campagne : l’assassinat d’une députée par un homme manifestement dérangé[iv].
Les réactions, donc, sont à peu près aussi bêtes que les propos de campagne. Chez les intéressés, quelques célébrités ont touité – c’est plus fort qu’elles – et le résultat vaut son pesant de porridge, comme le « je ne crois jamais avoir autant désiré qu’il y ait de la magie[v] » de J.K. Rowling, auteur de Harry Potter. D’autres, Français compris, se sont fendus d’articles plus ou moins longs, avec l’arrogance aussi polie que pontifiante d’un Jacques Attali (ici) ou la haine assumée d’un Gaspard Koenig ()[vi].
De telles inepties sont regrettables. Certes, les circonstances sont aussi inédites pour l’Union européenne que pour le Royaume-Uni, mais nul ne sait si elles sont catastrophiques. On verra. Ce ne sera sans doute pas confortable, ce sera même pénible ou douloureux par moments à plus d’un point de vue, mais après tout c’est l’occasion pour tous les politiciens d’Europe de faire de la politique. Et de se demander quel sens, quel contenu peut avoir leur fameux projet européen dont ils nous rebattent les oreilles et auquel nous ne comprenons pas grand-chose, à part quelques propos technocratiques ou sentimentaux. Ce devrait être pour eux une stimulation intellectuelle, mais apparemment ils en ont perdu l’habitude[vii].
Un seul politicien mérite peut-être une mention spéciale : M. David Cameron, qui a eu l’élégance de reconnaître sa défaite et d’annoncer sa démission prochaine, histoire de dire qu’il ne se lave pas tout à fait les mains des affaires dont il a (ou avait) la responsabilité.
On sera plus dubitatif quant à son vieil ami-ennemi, M. Boris Johnson. Le jour de l’annonce des résultats du référendum, ce dernier s’est paraît-il fait attendre avant de paraître et de s’exprimer. Avait-il la gueule de bois ? Etait-il embarrassé à la suite d’une victoire inattendue, voire non désirée ? En tout cas, il ne paraît pas pressé d’aller chercher son exeat.
Du reste, fêter les examens au point d’avoir la gueule de bois le lendemain, voilà un domaine où M. Johnson peut revendiquer quelque expérience, puisque du temps de ses études à Oxford il fut membre du célèbre Bullingdon Club, tout comme son camarade et à peu près contemporain David Cameron. Ledit club est une des institutions dont l’université d’Oxford fait assez peu la publicité, mais qui fit les délices d’écrivains dotés de talents satiriques, comme Evelyn Waugh dans Grandeur et décadence ou Retour à Brideshead. Il s’agit d’une sorte de troupe de jeunes gens de bonne famille qui aiment les beuveries et les mauvaises blagues dans un registre n’excluant pas la brutalité ni le vandalisme. En somme, quelque chose de posh et de grossier qui se voudrait la quintessence d’une certaine britishness. Peut-être s’est-il agi pour M. Johnson de surjouer l’Anglais pour compenser des origines pour le moins variées : suisses, allemandes, tcherkesses et même un peu anglaises.
Il y a peut-être aussi quelque chose de français chez M. Johnson dans son peu d’empressement à aller chercher son exeat. Quelque chose que n’aura pas compris, par exemple, M. Steinmeier, qui est allemand[viii]. Un mot latin au sens proche de celui d’exeat est utilisé en Allemagne pour désigner le baccalauréat (et non un papier que l’on va chercher ensuite) Abitur, soit qu’il parte.


[i] Voir l’analyse qu’en fait ici Pierre Jova dans Limite.
[ii] C’est en Angleterre et au Pays de Galles que l’on a le plus voté pour cette séparation.
[iii] La presse a raconté avec gourmandise qu’après ce référendum on aurait relevé en provenance du Royaume-Uni une recrudescence sur Internet de la question « qu’est-ce que l’UE » ? De quoi se moquer des électeurs britanniques, qui auraient voté pour une séparation sans savoir de quoi ils se séparent. Mis à part le fait que cette observation peut se retourner contre ceux qui ont voté pour rester sans savoir dans quoi ils voulaient rester, il est légitime de se demander si cette ignorance quant à la nature ou aux buts de l’Union européenne (que les plus hautes instances d’icelle ne font rien pour dissiper) n’est pas une cause de méfiance.
[iv] Le fait que cet homme ait selon toute vraisemblance eu des relations avec quelques groupuscules d’extrême-droite ou néonazis ne vient en rien infirmer cette hypothèse. Bien au contraire.
[v] I don’t think I ever wanted magic more
[vi] M. gaspard Koenig (déjà évoqué ici) est le jeune « philosophe » chéri des magazines libéraux. Vu le niveau des propos de ce béjaune prétentieux, s’il est philosophe, alors je suis champion de natation. Pauvre petit Gaspard !
[vii] Il y a pourtant beaucoup de pistes. L’aspect spirituel des choses n’est pas à négliger, comme cela est suggéré ici par Henri Hude ou dans Bad Catholic par un jeune « philosophe » américain (qui vole plus haut qu’une escadrille de Gaspards, même en vol transatlantique).
[viii] M. Steinmeier souhaite que le Royaume-Uni quitte au plus vite l’Union européenne. Tout comme M. Juncker, mais M. Juncker ne mérite pas qu’on parle de lui.

jeudi 23 juin 2016

Glacis et coulisses de Paris (2)

(Suite et fin du billet précédent)
Ainsi donc, en parcourant par mes propres forces et à une allure somme toute honorable les quinze kilomètres qui séparent mon domicile de mon bureau, j’avais accompli mon petit exploit. Mais, la journée de travail achevée, il m’allait falloir rentrer chez moi. Gare aux retours triomphaux : vous connaissez sans doute Le Salaire de la peur ?
Bon, ramenons quand même les choses à leurs justes proportions. La traversée d’Asnières – par un chemin différent de celui emprunté à l’aller – puis celle de Levallois une fois la Seine péniblement franchie au pont d’Asnières se font sans encombre notoire. Il en va de même pour le XVIIe arrondissement, facilement praticable par les voies de bus et quelques pistes fort bien aménagées. Il suffit, aux carrefours, de prendre garde à quelques voitures dont les conducteurs ignorent que la fonction principale des clignotants n’est pas décorative : Noël et Pâques étant derrière nous, ils ne clignotent pas. Ma sonnette, elle, n’étant pas destinée à retentir aux seules fêtes carillonnées, pourquoi renoncerais-je à en user ? Elle ne paie pas de mine : un battant externe monté sur une lame de ressort vient heurter une petite cloche d’acier, peinte en noir, lorsqu’on le relâche après avoir tiré dessus d’un pouce ferme ; l’usage en est fort instinctif et permet de soutenir un tintamarre insistant en répétant vite les coups. Ah, mais !
C’est à la porte Maillot que les choses se gâtent : appâté par un passage souterrain, je rate le chemin qui devait me ramener au glacis, au no-man’s-land traversé à l’aller. Et me voilà lancé dans le bois de Boulogne, risquant si je n’y prends garde de me retrouver au pont de Suresnes !
C’est vers le Sud que je dois aller pour rectifier ma trajectoire. Donc, vu l’heure, il me faut avoir le soleil à ma droite, autant que le maudit tracé des allées et routes de ce bois me le permet. Tant pis, la crainte n’est pas de mise. J’attaque l’enfer vert, déjà trempé de sueur.
L’enfer et ses raouts ne sont ici pas seulement nocturnes. On connaît la réputation du bois de Boulogne. Des femmes d’âge et d’origine indéfinissables, court-vêtues, aux corps munis d’attributs comme hypertrophiés[i] se comportent envers le promeneur ou le cycliste autrement qu’avec l’automobiliste, qui passe en coup de vent au milieu de la chaussée. Quelques mines et bruits suggestifs sont censés aguicher le passant. Cela semble machinal : elles font leur boulot, les pauvres. Il serait malséant d’éprouver quelque dégoût : c’est plutôt la pitié qu’elles inspirent. Leurs âmes sont peut-être trop fatiguées pour le savoir. Les voir à deux mètres permet d’imaginer qu’un cortège de misères a dû les amener à cet esclavage, celui d’outils destinés à l’exploitation d’une autre misère, celle des pauvres types qui traînent dans les parages. De quoi refroidir les tenants du mythe de la p… au grand cœur pourvoyant joyeusement des plaisirs à quelques hommes affranchis…
Mais n’en faisons point trop. Cet enfer a un périmètre limité et il me suffit de passer mon chemin, l’air indifférent, glissant sur mes hautes roues. Il finit au sud de la route de l’hippodrome, si l’on évite par l’Est l’allée de la reine Marguerite. Ce sont plutôt quelques couples de retraités se promenant paisiblement que je croise désormais.
Et, puisqu’il est question d’un hippodrome, la traversée de ce bizarre et parfois triste arrière-monde m’amène derrière l’hippodrome d’Auteuil : en bon Parisien, je ne connaissais que l’autre côté. C’est par cette dernière coulisse que je me laisserai descendre, vite et sans effort, à la porte d’Auteuil. Et revoici le boulevard Exelmans, puis le pont de Garigliano et le boulevard Victor : encore quelques minces embûches (redoutables toutefois si on les sous-estime) à éviter et je serai chez moi.
Cette fois, le triomphe est moins éclatant : que de temps perdu à chercher la sortie de cet ennuyeux bois… Mais, encore une fois, le cœur a tenu bon, le souffle aussi. Cependant, les articulations n’ont plus vingt ans : un genou me lance, et il faudra l’apaiser avec une bonne dose de pommade.
L’expérience mérite d’être répétée, en évitant les jours trop chauds ou trop pluvieux et en adaptant ma vêture. Et comme je suis résolu à ne plus être un écologiste de salon…
Soit dit en passant, à propos d’écologie, il serait bon de s’interroger sur la distance que nous avons à parcourir pour nous rendre à notre travail. Et encore, je ne suis pas à plaindre : certains de mes collègues prennent le train chaque matin à Tours ou à Arras…


[i] Ces formes bizarres ne sont pas sans évoquer celles des « Vénus » préhistoriques…

vendredi 17 juin 2016

Glacis et coulisses de Paris (1)

Ce qui suit paraîtra sans doute futile à quelques-uns au vu des tribulations que traversent notre pays et notre monde. Pourtant, c’en est en partie une conséquence.
Donc, nous vivons en ce moment dans un tourbillon assez pénible, entre les risques d’attentats (parfois avérés, hélas, comme c’est le cas pour deux policiers assassinés chez eux, à qui vont bien sûr nos pensées) et la peur qu’ils engendrent, un championnat de foutebôle qui est surtout une cause d’embouteillages et de bagarres, les grèves et les manifestations violentes où des brutes s’opposent à une loi stupide (ou prétendent le faire), les inondations… Il ne manquerait plus qu’une pluie de grenouilles ou une nuée de sauterelles. Sans compter la peur de manquer d’essence.
Manquer d’essence ? Eh bien, pourquoi en avoir peur et ne pas laisser la voiture au garage pour me rendre à mon travail ? Voilà en outre une belle occasion de ne plus être un écologiste de salon.
J’ai donc fait l’emplette d’un vélo d’occasion. Un vélo hollandais, bien entendu, les circonstances politiques l’imposent. D’un modèle digne de ma haute stature.
Après avoir longuement étudié les trajets possibles, j’étais prêt pour un périple de quinze kilomètres dans l’ouest de Paris et la banlieue nord-ouest. Jusqu’à la porte d’Auteuil, des pistes cyclables plus ou moins dignes permettent de longer les boulevards maréchaux. Passé ce cap, le cycliste pénètre dans un rassurant réseau de pistes plutôt tranquilles où le bruit des automobiles s’assourdit en une vague rumeur. J’étais parvenu, entre la porte de Passy et la porte Dauphine, dans un genre de glacis peu fréquenté ce matin-là. De temps à autre, je croisais un cycliste, en dépassais un ou me laissais dépasser par un autre (du genre sportif) : j’étais à peu près dans la moyenne.
Peu de vie, donc, sur ce glacis faussement serein, à part celle manifestée par la sporadique présence de mes nouveaux confrères. Ici ou là, un piéton distrait prend la piste cyclable pour un trottoir : la sonnette ne suffit pas, le piéton étant désormais connecté ; les yeux rivés sur son smart-quelque chose d’où sortent deux fils reliés à des écouteurs qui lui obstruent les oreilles ; il faut donc le héler. Ailleurs, deux soldats montent la garde devant je ne sais quel bâtiment officiel : deux Antillais, tringlots, qui s’ennuient et avec qui j’échange un sourire en guise de salutations. Quelques êtres hâves aux regards inquiets ou absents surgissent du bois de Boulogne tout proche : de quels enfers nocturnes émergent-ils ? Je l’ignore. Ils passent, indifférents : des fantômes[i]. Le spectacle, anodin ou ténébreux, de Paris n’est pas ici. Nous serions plutôt dans les coulisses.
A partir de la porte Dauphine, je retrouve un parcours plus urbain, où il n’y a pas de honte à mettre pied à terre à certains carrefours démesurés. Mais quelques honorables pistes subsistent encore, avant d’attaquer Levallois. Au fur et à mesure que je m’éloigne de Paris, l’environnement devient hostile : plus de piste cyclable, mais des rues qui s’élargissent, où l’automobiliste veut aller vite ; les camions se font plus nombreux, plus menaçants aussi. Mon immense et lourde monture et ma haute silhouette dressée sur elle prennent ici rang de fétus. La banlieue parisienne illustre parfaitement ce propos de Georges Pompidou : « que voulez-vous, les Français aiment la bagnole ». Mais le but approche.
Une fois l’engin proprement attaché, le casque retiré, l’habitude de marcher reprise, j’exulte : à peine plus d’une heure pour venir travailler, le souffle intact, le cœur étonnamment léger. Et non sans allure, en veston et cravate, s’il vous plaît. Mes collègues me traitent de fou ou m’admirent.
Mais ils me font remarquer que j’aurais dû penser à prendre une chemise de rechange…


[i] Ils me paraissent à la fois proches et lointains de ce qu’écrivait Paul Morand en 1915 dans son Ode à Marcel Proust :
« Proust, à quels raouts allez-vous donc la nuit
pour en revenir avec des yeux si las et si lucides ?
Quelles frayeurs à nous interdites avez-vous connues… »

vendredi 10 juin 2016

Recherche de paternité

Il y a quelques temps, j’évoquais ici (en note infrapaginale) les propos pour le moins condescendants tenus par Mme Vallaud-Belkacem sur France-Culture, le 23 mai, au sujet des rapports entre notre cher président et les Français. Pour mémoire, en voici une partie :
« Un responsable politique et en particulier un responsable politique au sommet de l'État, qui préside aux destinées d'un pays, d'une certaine façon il a un peu un rôle équivalent à ce que peut avoir un père de famille ou une mère de famille à l'égard de ses enfants. […] Mais réfléchissez à la façon dont vous vous comportez avec vos enfants. N'est-il pas utile que de temps en temps, vous leur donniez confiance en eux-mêmes, vous leur disiez où on va et comment on y va ? Parce que vous, vous avez l'ensemble des informations utiles pour éclairer, justement, leur chemin. »
Peut-être le poste qu’occupe actuellement Mme Vallaud-Belkacem l’aura-t-il poussée à tenir de tels propos : il se peut qu’un ministre de l’Education nationale, par une sorte de déformation professionnelle, finisse par prendre tous ses interlocuteurs – ou ses auditeurs – pour de petits enfants. Mais je n’en sais rien, après tout. Je comprendrai cela sans doute plus tard, quand je serai grand.
Cependant, quelque chose me gêne, qui me pousse à réfléchir, oh, sommairement, mon intelligence de petit garçon n’étant pas celle d’une grande personne comme, disons, M. Hollande ou Mme Vallaud-Belkacem. Et si le président n’était pas mon père, ni même un peu dans le rôle d’un père, pour moi ou pour quiconque de mes concitoyens ?
(Une précaution s’impose : le problème n’est pas la personne de M. Hollande. Je crois qu’il m’est difficile de considérer quelque Président de la République que ce soit depuis ma naissance – au temps vrombissant de Georges Pompidou – comme mon père.)
D’où me vient cette gêne ? Peut-être du fait que – du moins en théorie – le Président de la République est un citoyen comme un autre élu à ce poste par la majorité de ceux de ses concitoyens – ses pairs, ses égaux ! – qui auront bien voulu se déranger pour l’occasion. En quelque sorte, à en croire Mme Vallaud-Belkacem, il me serait demandé tous les cinq ans de contribuer au choix de mon père, y compris en décidant de le congédier s’il ne me convient pas. Voilà ce qui me laisse perplexe et dubitatif.
Je ne suis évidemment pas si naïf : je sais que Mme Vallaud-Belkacem a usé d’une image. Mais quand même, cette image me gêne.
Qu’en est-il de mon père ? Eh bien voilà, mon père, je ne l’ai pas choisi. C’est mon père, point. Et j’ai plutôt de la chance, m’entendant fort bien avec lui, ainsi qu’avec ma mère, merci. Et ils se dispensent en général de me parler comme à un petit enfant, vu mon âge.
Bien entendu, ne prétendant pas cacher mes convictions religieuses, je crois aussi que nous avons tous un Père, Qui est aux Cieux. Lequel nous aime infiniment. Et nous laisse libres de L’aimer ou non. Je ne L’ai pas élu. Il est.
De plus, étant catholique, si je m’adresse à un prêtre, je lui dirai père, et je n’ai pas prévu d’élire le curé de ma paroisse. On m’objectera que le pape est bien élu, lui : oui, mais par des cardinaux, pas par moi. Et, étant donc catholique, il ne me dérange pas de croire que la Saint-Esprit a Son rôle dans cette élection. Ajoutons que le pape mène rarement une campagne électorale semée de promesse plus ou moins démagogiques et d’attaques plus ou moins courtoises envers ses pairs au moment d’un conclave…
Observons qu’aucun de ces pères ne nous parle comme à de petits enfants qui ne comprennent pas grand-chose.
Dans un domaine plus profane et politique – et pour nous historique, mais qui sait ce que nous réserve l’avenir – il faut aussi relever la figure du roi. Le roi, normalement, ne choisit pas de le devenir, pas plus que le peuple n’est autorisé à le choisir ni à le congédier. Il est là, le peuple aussi (et il vaut mieux pour tout le monde que l’un et l’autre s’entendent). Pour le coup, le roi (ou la reine) acquiert une certaine ressemblance avec un père (ou avec une mère). Et pour le coup les responsabilités, voire les obligations, qui sont celles d’un père ou d’une mère. Un roi n’est pas là pour faire à sa guise ni pour faire avancer ses convictions ou ses intérêts, mais pour déterminer ce qu’il conviendra de donner, de laisser à ses « enfants ». Et aussi pour le leur expliquer, non pour faire leur éducation, mais parce qu’il le leur doit, en supposant que ses « enfants » sont… des adultes. Il est, en tant que « chef de famille », le responsable reconnu du bien commun.
A côté de cela, qu’est-ce qu’un président ? Un genre de syndic de copropriété, en somme. De ceux qui se vexent quand on ne les reconduit pas dans leurs fonctions. S’il outrepasse cette limite et commence à se prendre pour un père, il connaîtra vite le désamour dont pâtissent beaux-pères, marâtres ou tuteurs dans pas mal de romans, bons ou mauvais, et même dans certains contes de fées…

vendredi 3 juin 2016

Quelques considérations sur nos racines chrétiennes

Les Français plus ou moins informés auront tous plus ou moins entendu parler d’un entretien accordé récemment par le pape au quotidien La Croix. C’est un entretien fort riche, dense du fait de sa relative concision, et il mériterait de longues analyses que je vous épargnerai, d’autres les ayant déjà faites et fort bien[i].
Naturellement, tous les commentaires suscités par cet entretien ne sont pas aussi fins ni aussi bienveillants que ceux auquel je renvoie. Quelques politiciens y sont allés de leur petit couplet superficiel, comme par exemple M. Le Maire, fort bien mis à sa place par Koztoujours. Il y a aussi, comme toujours hélas, le cas inquiétant des supercatholiques qui savent tout mieux que le pape, surtout lorsqu’il est question de catholicisme. Ces curieux individus semblent ne jamais se lasser de vomir sur lui depuis trois ans un flot de bile aussi abondant que ses couleurs sont peu liturgiques. Comme toujours, ils isolent une phrase, un mot, feignant d’ignorer (ou ignorant vraiment) d’autres paroles ou d’autres actes du pape, ainsi que leurs justifications proprement évangéliques et leur inscription dans une longue tradition.
C’est le cas, en particulier, de ce qu’a dit le pape, dans le susnommé entretien, à propos des racines chrétiennes de l’Europe.
Alors, avons-nous des racines chrétiennes ?
Les habitués de la présente chronique depuis ses origines auront peut-être un sentiment de déjà-vu (voir ici) en lisant cet intertitre. Mais venons-en aux faits – c’est-à-dire aux mots.
Rappelons ce qu’a dit le pape aux journalistes de La Croix au sujet desdites racines :
« Il faut parler de racines au pluriel car il y en a tant. En ce sens, quand j’entends parler des racines chrétiennes de l’Europe, j’en redoute parfois la tonalité, qui peut être triomphaliste ou vengeresse. Cela devient alors du colonialisme. Jean-Paul II en parlait avec une tonalité tranquille. L’Europe, oui, a des racines chrétiennes. Le christianisme a pour devoir de les arroser, dans un esprit de service comme pour le lavement des pieds. »
Je ne vois pas là de quoi nourrir – sinon artificiellement – l’hystérie des antipapistes : « L’Europe, oui, a des racines chrétiennes. » L’antipapiste de base traduit sans doute cela comme leur reniement par le pape…
On ne voit pas qui pourrait nier ces racines. Ne se manifestent-elles pas tous les jours devant nos yeux ou à nos oreilles ? L’art, l’architecture, la musique, la littérature en témoignent. La morale aussi, ou ce qui en reste, même d’une manière dévoyée. Le calendrier, la toponymie, les noms et prénoms, et aussi le vocabulaire : même inconsciemment, même en étant ignorant ou indifférent, n’importe quel Européen parlera une langue imprégnée d’expressions dont l’origine est chrétienne ; même pour dire les pires sottises, parfois les plus affreuses : c’est l’objet d’une bonne partie de l’Exégèse des Lieux Communs, de Léon Bloy.
Les racines chrétiennes de l’Europe sont donc une évidence, un fait. « Ne pas y croire », comme par exemple M. Moscovici, relève de l’ignorance, de la bêtise ou de la malhonnêteté (y compris envers soi-même, ce qui se nomme aveuglement). Et M. Moscovici, que je sache, est assez intelligent pour avoir fait quelques études. Alors…
D’où vient cet aveuglement ? Si j’en donne pour raison le reniement de ces racines, c’est insuffisant. Il faut tâcher d’expliquer le reniement. Donnons quelques pistes. Pour commencer, l’orgueil de quelques libertins et philosophes, aux XVIIe et XVIIIe siècles. D’abord marginal car réservé à une petite élite, il s’éleva peu à peu au rang de système. Il fut fort utile, dès la Révolution française, à l’établissement de nouveaux régimes politiques, des démocraties libérales aux totalitarismes divers qui contribuèrent peu à l’honneur de l’Europe au XXe siècle. Ces régimes totalitaires se sont effondrés en Europe, et les démocraties libérales sont bien fatiguées. Restent, dans un autre domaine que la politique, le matérialisme et le capitalisme, qui s’accommodent fort bien de ce reniement : les racines, quelles qu’elles soient, c’est encombrant et on n’a pas besoin d’en acheter de nouvelles tous les quinze jours ; rien de bon pour le commerce là-dedans.
Confusions
Naturellement, la prudence des propos du pape sur nos racines chrétiennes a été confondue – à dessein ou par réflexe – par les supercatholiques évoqués plus haut avec cette stupide négation. Il est vrai qu’ils trouveraient certainement le moyen de le traiter d’hérétique s’ils apprenaient qu’il dit souvent que Dieu est Père, Fils et Saint-Esprit. Il est vrai que cette prudence contredit ces lassants personnages, portés à identifier strictement Europe et christianisme.
A mon avis, ils sont dans la confusion, les pauvres. Sans me vanter, je crois que ce que j’ai écrit plus haut sur le caractère omniprésent et la nature diverse des traces de nos racines chrétiennes permet de comprendre les raisons de cette confusion. L’imprégnation chrétienne de la civilisation européenne se manifeste de mille façons : dans les principes généreux de personnes à qui il ne viendrait pas à l’idée de se dire chrétiennes, mais aussi dans les habitudes de ceux qui se disent tels ; disons que ces derniers ont pour usage d’aller à la messe le dimanche matin, et de tout oublier dès qu’ils sont sortis de l’église. A bien des arguments de supercatholiques sortant su strict domaine rituel, il est facile d’opposer une parole d’Evangile[ii]. L’imprégnation chrétienne de notre civilisation a fini par leur faire confondre sagesse populaire et enseignement de l’Eglise.
Cette confusion s’est étendue à la géographie et aux peuples, en assimilant le christianisme à ce morceau de chrétienté qu’est (qu’était ?) l’Europe. Y compris les autres racines de l’Europe. La multiplicité de ces racines n’a d’ailleurs pas été omise par le pape.
De là le soupçon de « colonialisme », a priori un peu raide, qu’il manifeste : évangéliser au loin ne signifie pas exporter – encore moins imposer – l’ensemble de la civilisation européenne à des peuples lointains. Premièrement parce que nous ne sommes pas la seule civilisation imprégnée de christianisme (nos frères d’Orient en fournissent en ce moment un douloureux témoignage). Deuxièmement parce que j’ai du mal à imaginer un missionnaire prêchant à des Papous la nécessité de porter une cravate. Troisièmement parce que j’imagine encore moins le même missionnaire prêcher le port de hauts-de-chausse à des Chinois ou à des Japonais il y a quatre siècles.
Que faire de nos racines ?
Qu’en faire, donc ? Je me bornerai à nos racines chrétiennes. Plusieurs possibilités s’offrent. Comparons notre civilisation à un arbre, puisqu’il est question de racines.
·         Ne rien en faire, les oublier, et laisser l’arbre dépérir. Puis se plaindre de ce dépérissement. Rien ne va plus, mon bon monsieur !
·         Abattre l’arbre, arracher la souche, et jeter le tout au feu. Des racines, quelles racines ? Vous en voyez, vous ? Cette blague…
·         Déterrer quelques racines, les polir, les vernir et les exposer dans un musée. Quelles belles et curieuses racines avait cet arbre ! On se perd en conjectures pour y comprendre quelque chose.
·         Déterrer quelques racines, les polir, les vernir, et en faire des objets de décoration. C’est tellement joli et décadent, ces machins-là, dans le salon !
·         Déterrer quelques racines, les polir, les vernir. En faire des hampes où l’on pendra au mieux des bannières que l’on brandira lors de processions ou au pire des pancartes que l’on brandira lors de manifestations politiques. Puis rentrer chez soi en râlant parce que l’arbre se dessèche.
·         Déterrer quelques racines, les polir, les vernir. Sur chacune, à un bout, percer un trou où l’on fera passer une dragonne. Ferrer l’autre bout. Ensuite, aller casser la gueule aux mécréants avec ce beau bâton. Puis se plaindre parce que l’arbre dépérit, parce que M. le curé n’a pas approuvé la croisade (de toute façon c’est un gauchiste, comme tous les curés depuis cinquante ans au moins) et parce que tous les débiles qu’on a frappés ne sont pas contents.
·         Aérer le sol, arroser régulièrement les racines, voir fleurir l’arbre. Rendre grâce pour sa beauté. Demander conseil à M. le curé, qui a des notions de jardinage. La saison venue, cueillir les fruits, les savourer quand ils sont frais, tout en en offrant aux voisins – en ne manquant pas de leur suggérer de planter ensuite les noyaux dans une bonne terre.
Je ne suis pas plus prophète qu’un autre. Je vous laisserai donc deviner quelle est la possibilité qui s’impose à un chrétien.


[i] Comme par exemple Henri Hude, ici et (c’est en deux parties).
[ii] Essayez, vous verrez ! C’est très facile quand il s’agit par exemple de la pratique inconditionnelle de la charité, y compris envers ses ennemis.