Il est toujours intéressant de voir mûrir un écrivain. En 2017 paraissait Jonquille, où Jean Michelin peignait la vie d’une compagnie envoyée en 2012 en Afghanistan sous son commandement. Peindre n’est pas un mot choisi au hasard, tant la part belle était laissée aux portraits de ceux dont il avait la charge – de l’officier adjoint au jeune engagé – ou de quelques-uns de ses pairs ou supérieurs, sans oublier quelques Afghans, chefs locaux ou interprètes. Nous pouvions voir vivre des soldats en des lieux qui seraient autrement inaccessibles aux pauvres pékins que nous sommes (même à ceux qui, comme votre serviteur, ont connu « en amateurs » les joies et les mélancolies de la vie de garnison, qui est tout autre chose). Et, ces lieux étant un théâtre d’opérations, la vie de ces soldats est faite aussi bien de drames que de farces.
Voilà donc un beau récit,
bien écrit, où les personnages sont bien campés… Jean Michelin devrait s’essayer
au roman, pouvions-nous nous dire. Voilà qui est fait, avec Ceux qui restent,
paru pour cette rentrée littéraire (dure expression pour les écrivains, qu’éditeurs
et journalistes semblent ainsi considérer comme des écoliers priés de rendre
leurs copies lorsque sonne la cloche…). Nous sommes ici embarqués avec quatre
hommes qui n’ont – semble-t-il – rien en commun si ce n’est appartenir ou avoir
appartenu au même régiment et partir à la recherche d’un cinquième, disparu
sans laisser de traces. Nous les suivons dans une quête qui peut paraître
vaine, tant les indices sont minces et tant ils découvriront que leur frère d’armes
leur était en grande partie inconnu.
Cette quête nous fait
voyager entre ici (la vie quotidienne, en garnison ou en permission, au
contact du monde extérieur), là-bas (tel ou tel théâtre d’opération) et ailleurs
(peut-être là où l’on risque de se retrouver si quelque chose cloche entre ici
et là-bas). Ou plutôt : la quête mènera nos quatre hommes d’ici
à ailleurs pour retrouver leur frère d’armes – ou tenter de le retrouver
– passé de là-bas à ailleurs.
Voilà que je viens d’user
abondamment de la locution frère d’armes. Elle peut paraître pompeuse,
sentir la carte postale patriotarde ou encore je ne sais quel romantisme noir,
mais il n’en est rien. C’est une notion fort intéressante : on aura beau
comprendre que l’on connaissait mal un homme, que l’on avait en somme peu d’affinités
avec lui, on se sentira toujours son obligé, jusqu’à composer un petit groupe
soudé par le même sentiment – le même devoir – malgré d’évidentes différences
qui pourraient paraître rédhibitoires[i]. Après
tout, dans frère d’armes, il y a frère : c’est un lien qui
que l’on ne choisit pas, qui est tissé là-bas, en des lieux où il est question
de choses essentielles – la vie, la mort… – qu’il ne faut ici qu’effleurer de
peur de sombrer dans une grandiloquence qui serait insultante pour des soldats.
Entre ici, là-bas
et ailleurs, le ton varie. Si là-bas est rendu d’une manière qui
peut parfois faire penser aux passages les plus dramatiques de Jonquille,
ici peut paraître un peu poussif par moments, les dialogues manquant
parfois de relief ou semblant un peu forcés ; allez savoir, les militaires
ne sont pas toujours hâbleurs, et quatre gaziers rassemblés par un lien somme
toute ténu quoiqu’essentiel peuvent s’exprimer de manière parfois maladroite. Ne
leur en tenons pas trop rigueur, pas plus qu’à l’auteur. Quant à ailleurs,
c’est le lieu qui porte le plus à la description, un paysage propice à quelque
poésie hantée, souple et dangereux, où « Diego, impassible, fit gracieusement
pivoter la pirogue »…
Quant à « ceux qui
restent », mais qui sont-ils donc ? Ceux qui restent ici, qui
sont restés là-bas, voire ailleurs, ou encore ceux qui restent
après que là-bas et ailleurs ont prélevé leur tribut ? Les
acceptions de rester sont assez nombreuses pour ne pas choisir, et c’est
bien ainsi.
Libérée de fantômes militaires (par ailleurs admirables), la prose de Jean Michelin pourra sans doute gagner encore en aisance. Nous assisterons alors à une étape ultérieure dans le murissement d’un écrivain. Et cela pourra être passionnant. À ce titre, le grand prix du roman de l’Académie française serait un encouragement fort mérité[ii].
[i] Nos quatre enquêteurs – ou
quêteurs ? – étant un ancien adjudant, un sergent-chef, un jeune sergent
et un jeune lieutenant, tous issus de milieux fort variés, et le cinquième
étant un de ces vieux caporaux-chefs pas si bêtes que l’on a toujours croisés
dans l’armée française.
[ii] La liste s’est réduite,
et Jean Michelin y figure toujours, ce dont il faut se réjouir (contrairement à
Pauline Dreyfus, ce que votre serviteur déplore).
Pour finir, c'est Giuliano da Empoli qui a obtenu le grand prix du roman de l'Académie française pour "Le Mage du Kremlin", ce qui n'est pas un mauvais choix non plus (voir ici : http://chattycorner1.blogspot.com/2022/04/le-mage-du-kremlin-giuliano-da-empoli.html)
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