vendredi 5 juin 2015

« La Mort de Napoléon » (Simon Leys)

Quiconque a sorti le nez de chez soi a entendu ou lu le nom de Pierre Ryckmans (1935-2014) s’il s’intéresse à la civilisation chinoise, ou celui de Simon Leys (le même) s’il a quelque souvenir des bisbilles d’un intellectuel belge avec quelques maoïstes qui ne lui pardonnèrent pas, dans les années 1970, d’avoir écrit Les Habits neufs du président Mao. Les amateurs d’essais littéraires érudits, fins et légers auront aussi gardé le souvenir du Studio de l’inutilité. La Fédération Wallonie-Bruxelles nous donne, avec la réédition de La Mort de Napoléon[i], l’occasion de découvrir un Simon Leys romancier et fabuliste.
Une histoire belge ?
Sans vouloir radoter (voir ici), observons que tout Français (au moins) entretient un rapport ambigu avec la figure de Napoléon : tyran et usurpateur ou restaurateur de l’ordre et de la loi, génie universaliste ou envahisseur mégalomane et peu avare du sang des autres, toutes ces appréciations cohabitent plus ou moins chez nous. Aussi est-il parfois nécessaire de se fier au point de vue d’un étranger. Celui d’un Belge, par exemple : à la fois humble, prompt à repérer le ridicule, et profond sans se prendre au sérieux, avec ce qu’il faut de folie.
Ce point de vue belge (ou cette manière belge), c’est celui de Simon Leys. La Mort de Napoléon nous dépeint les mésaventures d’un Napoléon piégé par le ratage d’un complot qu’il n’a en rien orchestré : son évasion de Sainte-Hélène et sa reconquête du pouvoir. Cet échec nous fera voir notamment un Napoléon qui n’a pas tout perdu de son génie mais qui sera de plus en plus réduit à l’exercer à des choses insignifiantes. Il finira dans le commerce de melons et rencontrera même, un soir, toute une foule de faux Napoléon, naturellement internés dans un asile de fous (il ne sera pas confondu avec eux, s’étant empâté et ayant perdu ses cheveux). Pour rattacher ce roman à quelque récit de retour, on pensera plus au Colonel Chabert qu’au Comte de Monte-Cristo.
La leçon d’une fable
La Mort de Napoléon est un livre bref, qui tient sur cent pages d’une belle facture, au style classique, léger et précis ; la brièveté de ce récit n’ôte rien à son caractère romanesque, l’argument s’appuyant sur le grain de sable qui fera fonctionner une machine bien agencée d’une manière autre que celle prévue.
Cependant, il peut aussi s’agir d’une fable dont il nous revient de chercher la morale[ii]. Dans quelques passages, Napoléon se comporte comme une apparition bien incarnée, qu’il appartient aux uns et aux autres de reconnaître ou non. Cela se produira parfois chez quelques-uns de ses anciens partisans ; d’autres fois, cela tombera à plat. Ces manifestations ont quelque chose d’une parodie des apparitions du Christ ressuscité dans les Evangiles. Une parodie, parce que Napoléon n’est qu’un homme. Du reste, comment le croire revenu au moment où l’on annonce sa mort (en fait celle de sa doublure, un sous-officier dévoué qui l’a remplacé à Sainte-Hélène) ?
L’homme providentiel est une figure récurrente dans l’histoire, dans notre cher et vieux pays en particulier. Il y en aura toujours pour attendre avec langueur le retour glorieux de quelque grand homme injustement écarté du pouvoir. Ils croient, non, ils savent que tout s’arrangera en sa présence bénéfique. En quelque sorte, une projection – fatalement dérisoire – de la Parousie sur la dimension politique. La Mort de Napoléon nous suggère combien cette espérance en un salut strictement terrestre est démesurée, vaine et parfois ridicule[iii].
C’est donc un livre à recommander à bien des politiciens sur le retour (à droite en particulier, par les temps qui courent) ou encore à peu près jeunes et toujours ambitieux[iv] (à droite comme à gauche). Et à des militants parfois aveuglés par leur esprit partisan. S'ils ne comprennent pas la fable, ils y prendront au moins un grand plaisir.


[i] Initialement paru en 1986. C’est le seul roman écrit par Simon Leys. Il est ici suivi d’une intéressante postface écrite par une dame nommée Françoise Chatelain.
[ii] En bon romancier, donc en artiste, Simon Leys a l’élégance de ne pas nous la livrer de manière explicite.
[iii] Ce qui ne signifie pas que l’action politique ne peut rien. Elle a son utilité mais ne peut pas tout. De même pour un grand homme ou celui qu’on considère comme tel, à tort ou à raison.
[iv] Le petit Napoléon caricatural qui est représenté sur la couverture de cette réédition a une moue aussi crispée que volontaire, et un regard aussi noir que rageur et déterminé. Pourquoi m’a-t-il rappelé un certain Manuel V., lequel exercerait, dit-on, de hautes fonctions dans notre gouvernement ?

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