vendredi 8 janvier 2016

Est-il sérieux d’en rire ?

Jalons
Pour qui a été jeune dans les années 1990 (ou, pour être dans le ton, faut-il dire les boring nineties ?), le nom du « groupe d’intervention culturelle Jalons » n’est peut-être pas inconnu. Il rappellera à certains Jalons, « le magazine du vrai et du beau », qui avait été quelques années auparavant sous-titré « mensuel sensuel ». A chaque numéro, dont la parution tout sauf périodique forçait les amateurs à scruter attentivement les étalages des kiosques à journaux, c’était un feu d’artifices : le monde, ou plutôt ce que prétendaient en faire les puissants, leurs ennemis et les célébrités, devenait une vaste farce, devant laquelle il convenait de se tordre de rire, à condition de mettre en veilleuse un instant son bon goût. Ce jeu de massacre ridiculisait l’époque avec une efficacité que l’on pourrait qualifier de miraculeuse, car dépourvue d’aigreur.
Pour un public plus large, le susnommé groupe d’intervention s’était fait connaître dès 1985 par une manifestation contre le froid au métro Glacière, et bientôt par quelques pastiches de journaux célèbres. Ce sont ces pastiches qui nous sont aujourd’hui présentés par Basile de Koch, président à vie du susnommé groupe d’intervention culturelle, dans Les pastiches de Jalons, 1985-2015, recueil paru cet automne aux éditions du Cerf.
Dès la manifestation du métro Glacière, « les Jalons » furent soupçonnés d’être de droite : n’avaient-ils pas scandé « Verglas assassin, Mitterrand complice » ? On en frissonne[i]… D’ailleurs, les premières cibles de leurs pastiches, comme pour confirmer ce soupçon infâmant aux yeux de certains, furent Le Monde (Le Monstre) et Libération (Laberration) en 1985. Mais la gauche put se rassurer au printemps 1988, lorsque parut Le Lougarou Magazine, pastiche réalisé il est vrai avec la complicité de SOS Racisme, organisation contactée par Karl Zéro, frère du président : le résultat fut inégal, et n’ont été retenues dans le recueil que les pages rédigées par Jalons[ii].
Cette expérience étant peu concluante, « les Jalons » œuvreront désormais seuls : viendront encore, pour ce qui touche à la politique, Le Figagaro en 1993 et Le Cafard acharné en 1994 : du beau travail[iii].
La politique étant devenue, dès cette époque, un simple élément du spectacle permanent, voire de la chronique people[iv], pourquoi ne pas s’intéresser à la presse qui se nourrit de la vie des célébrités, voire à la presse à scandales ou à sensations ? Paraîtront donc Voiri en 1995, Pourri Moche en 1999 et Fientrevue en 2003. Ces pastiches avaient été précédés en 1986 par Franche Démence. Dans un registre un peu plus guindé, on regrettera l’absence de Coins de rue – images immondes.
Autant le dire, ces pastiches sont les moins convaincants, surtout en ce qui concerne Fientrevue. Une personne qui a lu une fois Entrevue (et qui souhaite par conséquent garder l’anonymat) m’en a donné la raison : l’original était déjà un torchon illisible… Peut-être est-ce le vide abyssal de ces magazines qui en rend les pastiches plus poussifs. Ou alors la lassitude des pasticheurs devant un monde qui ressemble de plus en plus à leurs plaisanteries ?
D’autres avant eux avaient réalisé des pastiches de journaux : le titre Franche Démence fut utilisé par Boris Vian dès les années 1950. Et après eux ? On trouve en ligne Le Gorafi, qui est drôle et bien fait, mais présente deux inconvénients : l’actualité, d’une part, lorsqu’elle n’est pas atroce, ressemble trop à ce que l’on peut lire dans Le Gorafi, tant elle est bête ; et Le Gorafi paraît en continu : on ne saurait voir le monde comme un canular en continu !
Il n’en demeure pas moins que l’on parcourt avec plaisir ce recueil, y picorant ici et là de quoi être secoué d’un rire énorme : beaucoup de ces pastiches ont bien vieilli et, comme dit plus haut, ils possèdent les qualités de Jalons : liberté de ton, satire efficace et sans aigreur… Tout le contraire du ricanement calibré pour petits bourgeois libéraux de gauche (mais pas trop) des rebelles subventionnés (par de grands groupes financiers) de Canal plus. J’ignore si Karl Zéro partage cet avis…
Quoi qu’il en soit, merci et longue vie au président de Koch !
A la une
Puisqu’il est question de rire, il paraît qu’il faut avoir un avis sur la « une » du dernier numéro de Charlie-Hebdo. Soyons honnête, quitte à être brutal : sans l’assassinat d’une partie de la rédaction de ce périodique par deux imbéciles criminels, en parlerait-on ? Au fond, ces assassins déments lui accordaient beaucoup trop d’importance, de même que ceux qui en font maintenant un symbole mondial de la liberté d’expression. Je ne pense donc rien de Charlie-Hebdo. Personne n’est obligé d’en penser quoi que ce soit. Le livre sacré du charlisme ne me regarde pas.
Je me contenterai donc de vous renvoyer à un bref article de René Poujol dans Causeur[v] ou à un commentaire lapidaire de Patrice de Plunkett[vi]. Voire, pour faire encore plus bref, à ce qu’en a dit le cardinal Vingt-Trois : « Je ne vois pas pourquoi je réagirais à quelque chose qui est fait pour provoquer » : simple et de bon goût, non ?


[i] Il me semble avoir entendu utiliser cet argument avec le plus grand sérieux par Caroline Fourest sur France-Culture au temps des Manifs pour Tous, où l’on retrouvait Frigide Barjot, épouse de Basile de Koch… Voir ici.
[ii] Ayant lu ce pastiche à l’époque en compagnie d’un camarade de classe – j’étais alors en seconde – qui avait pour père un photographe travaillant pour… Le Figaro Magazine, je me rappelle qu’il y avait un éditorial de « Louis Poubels » qui n’est pas reproduit dans le recueil.
[iii] Jusque dans les détails : si vous avez la bonheur de posséder un original du Figagaro, vous observerez avec quelle facilité, une fois plié (entre les deux « ga »), on peut le confondre avec Le Figaro.
[iv] Et aussi un objet de consommation : ce sera l’objet d’un numéro de Qui choisir ? en 2002 ; la tentative de sortir un autre Qui choisir ? en 2012 avorta, pour des raisons évoquées par Basile de Koch dans la présentation qu’il en fait.
[v] Mais oui. Quand M. Poujol a tort, il a tort (voir ici par exemple). Et quand il a raison, eh bien, pourquoi ne pas le dire, comme c’est le cas ici ?
[vi] Référence moins surprenante dans ce blogue ; et c’est ici.

2 commentaires:

  1. Cher Sven, la seconde partie de cet article (post ? comment traduire exactement?) est plus courte mais aussi juste que la première. En effet, Charlie hebdo a pris involontairement une place nouvelle dans le paysage éditorial français, un peu comme un passager brusquement surclassé. Pour donner dans le cynisme, que j'adore, je dirais que le destin de Charlie hebdo me fait penser à cet employé d'une major américaine du disque, qui commenta ainsi l'annonce de la mort d'Elvis Presley : "Good career move."

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    1. Je ne connaissais pas cette anecdote sur Elvis Presley, mais elle a sa petite saveur amère. Pour ce qui est du cynisme, on peut "donner dedans" sans être cynique soi même : simple question de lucidité.
      Dans ce registre, après tout, le culte charlique n'est sans doute pas, en effet, le fait de Charlie-hebdo. On doit y trouver des motivations politiciennes, voire "spirituelles" : comment meubler (ou exploiter) le vide des esprits modernes devant ces tribulations ?
      SL

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