Force nous est de
soupçonner Denis Grozdanovitch d’éprouver un malin plaisir à nous surprendre,
voire à nous prendre à contre-pied sans ostentation. L’ancien champion de
France junior de tennis (en 1963) avait entamé sa carrière littéraire publique
en 2002 avec son Petit traité de désinvolture, dont le titre est un
chef-d’œuvre de pensée paradoxale : s’il faut s’appliquer à être
désinvolte, où ne risque-t-on pas d’être entraîné ? Quelques ouvrages,
aussi précis que désinvoltes, plus tard, voici qu’il nous donne Le Génie de
la bêtise.
Pour commencer, il est
nécessaire de s’entendre sur l’étendue de ce génie. La bêtise peut être celle
du simplet, celle du savant ou de l’expert, ou encore celle du snob (forme dégénérée
de la précédente), à laquelle il faudrait ajouter (on ne la rencontre guère
dans l’ouvrage de Denis Grozdanovitch) celle, encore plus dégénérée, de
l’expert universel de comptoir, de salon ou de blogue[i], pour
ne citer que ces exemples.
Du savant au snob (et
donc aussi à l’expert universel de comptoir, de salon ou de blogue) en passant
par toutes sortes de Besserwisser, cette bêtise recèle des trésors de
comique involontaire, dont Grozdanovitch confesse que c’est son père qui
l’initia à leur recherche. De nombreux exemples nous sont fournis du ridicule
dont, sans le savoir, bien des savants ou des experts peuvent faire preuve.
Chez les snobs qui veulent jouer aux honnêtes hommes, cela peut confiner au
sublime.
Le cas du simplet est
différent : traité avec mépris ou avec condescendance (au mieux avec
indulgence), il n’a personne ici-bas à qui confier ses richesses. A quelques
exceptions près, celle de Valentin, par exemple, « un petit maître en
"idiotie" », lointain cousin que l’auteur rencontra dans son enfance.
Peu gâté en apparence, ce petit homme laisse à Grozdanovitch un souvenir
émerveillé, celui de la simplicité (justement) de ses rapports avec la nature
en général et les animaux, sauvages ou domestiques, en particulier. Une sorte
de leçon d’humilité et de poésie naïve, assez émouvante, s’en dégage :
l’initiation par l’idiotie à quelques beautés négligées par les esprits mûrs et
solides.
Sur les différentes
formes de bêtise, pas toujours faciles à distinguer, Denis Grozdanovitch nous
livre force impressions, anecdotes et citations pour étayer une réflexion
nourrie de références allant de Flaubert aux blagues juives (qui ne sont jamais
bien loin de nous rappeler à un certain sérieux théologique). A propos de
Flaubert, il nous fait observer que des figures comme Bouvard et Pécuchet ou
Emma Bovary sont, en matière de bêtise, assez ambiguës quant au bien ou au mal
qu’il y aurait à en penser.
Voilà donc une manière
agréable, à la fois profonde et badine, d’être incité à réfléchir sur la bêtise
(la nôtre, la vôtre, la leur, la mienne aussi). Or un grain de sable s’y est
glissé et c’est aussi curieux que regrettable. Il semble que Denis
Grozdanovitch ait une dent – oh, point trop dure – contre la religion
chrétienne, comme par exemple page 202 au sujet de La Légende de saint
Julien l’hospitalier de Flaubert :
« Ce conte
représenterait donc une métaphore de notre très ancien faux rapport à
l’animalité […]. Terrible malentendu qui a induit les êtres humains au
fil des siècles en terre chrétienne et dans une fureur mystique mégalomaniaque,
à mépriser, massacrer et torturer leurs compagnons animaux… »
Mais où M. Grozdanovitch
est-il allé pêcher ce rapport entre christianisme (ou chrétienté, même
résiduelle) et mépris ou cruauté envers les animaux ? N’a-t-il jamais entendu
parler, je ne sais pas, moi, par exemple, de saint François d’Assise ?
Cela est regrettable dans un livre par ailleurs plus qu’intéressant dédié à la
mémoire de Pierre Ryckmans, lequel n’eût pas manqué d’arguments pour le
corriger d’une manière aussi plaisante et élégante que fraternelle[ii].
Après tout, aborder la
bêtise sous divers aspects et sur environ trois cents pages était une
entreprise périlleuse. Pour le défaut que nous venons d’évoquer, soyons
indulgents et supposons que c’est le tribut – cruel – qu’aura dû payer Denis
Grozdanovitch à la bêtise.
[i] Outre celle de jouer au
critique littéraire, je prétends avoir la capacité d’échafauder mille théories
politiques – de circonstance ou non – à faire rugir de rire qui les relira
quelque temps après, y compris moi-même.
[ii] A moins d’être saisi de
« hennissements de rire » (les connaisseurs de l’œuvre de Simon Leys
apprécieront).
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