samedi 3 janvier 2015

Vieux palefrenier, vieux hussard

Une phrase mériterait de figurer parmi les proverbes bantous chers à Alexandre Vialatte : « un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Certes, il est loisible de visiter les souvenirs et les pensées d’un vieillard autant qu’il voudra bien les répéter, de même qu’il est permis de rouvrir les livres de sa bibliothèque. Cependant, à chaque fois qu’un vieillard vous entretiendra de ses vieilles histoires que vous connaissez si bien, vous repérerez un détail qui diffère, contrairement à ce qui est écrit dans un livre. Vous n’approuverez peut-être pas toutes les ronchonneries qu’il vous livrera au passage, mais de temps en temps remontera une pensée ou une anecdote jusque-là inconnue de vous.
Les vieillards finissant par mourir et en étant souvent conscients, les plus précautionneux d’entre eux recueillent dans des livres leurs souvenirs et leurs réflexions, souvent accompagnés de leurs inévitables ronchonneries, histoire d’en laisser une trace. Certains le font même avec talent.
Christian Millau : Ravi de vous avoir rencontré
C’est le cas de Christian Millau qui, dès 1999, dans Au galop des hussards (paru aux éditions de Fallois), faisait revivre, à peine septuagénaire, sa jeunesse de journaliste littéraire, dans les années 1950, avant de devenir le « Millau-du-Gault-et-Millau ». Un livre riche en rencontres drôles, inattendues, tragiques ou amères, et placé sous l’ombre tutélaire d’un Roger Nimier trop tôt disparu, fermant par sa mort le rideau d’une époque bénie pour le jeune Millau. Si Nimier fut le hussard, disons que Millau fut un palefrenier qui n’a pas à rougir d’un office humble mais rempli avec entrain.
En 2014, toujours aux éditions de Fallois, est paru Ravi de vous avoir rencontré, recueil de portraits de célébrités croisées de près ou de loin par notre vieux palefrenier ces soixante ou soixante-dix dernières années (voir passer, à bord d’une jeep, Lee Miller accompagnée d’Ernest Hemingway à Paris en 1944, c’est plutôt un début honnête) : des écrivains et des cuisiniers, bien sûr, mais aussi des politiciens, des acteurs, des noctambules ou des milliardaires. On regrettera cependant de constater qu’en quinze ans Millau est passé d’un allègre galop à un petit trot plutôt pépère, quoique digne.
Bien des portraits et des anecdotes nous étaient en effet déjà connus, figurant, outre Au galop des hussards, dans le Journal impoli et dans le Journal d’un mauvais Français, agréables traversées parues respectivement en 2011 et 2012 aux éditions du Rocher. Ce qui donne une déplaisante impression de radotage, d’autant que le style paraît se relâcher ici et là dans Ravi de vous avoir rencontré. Son hommage à Roger Nimier, par exemple, outre certaines facilités (les ronchonneries d’un vieillard de droite à la porte des Cieux), tombe même dans une syntaxe parfois approximative, comme un « Mais ce n’est pas de mes rognons dont je voudrais vous parler ». Soit dit en passant, je tiens ce « de… dont » pour un solécisme plutôt de gauche : si les vieux messieurs de droite se mettent à user d’une syntaxe de gauche, où va la France, je vous le demande !
Ne soyons point trop sévère toutefois : ses portraits de milliardaires (Pierre Bergé, Paul Getty ou Marcel Dassault) sont joliment brossés et en cuisine, domaine où il s’est rendu célèbre, il fait encore preuve d’éclat : le lecteur se régalera du portrait d’Alain Ducasse ou encore de celui d’un certain Paul B (non, non, ce n’est pas… quoique…) ; ce dernier portrait nous révèle même un style Millau dans ce qu’il a de meilleur, notamment dans l’art de donner de l’allant aux participes présents et aux gérondifs, ce qui n’est pas rien. Dans le même chapitre (Du côté de la table), on relèvera des propos justes et profonds de Jean-Paul Aron sur le luxe – vrai ou faux – que Millau a eu l’intelligence de retenir et de transcrire.
Des écuries de la cavalerie littéraire aux cuisines, disons que Christian Millau pourrait faire un aimable maître Jacques, à qui ses redites seront pardonnées[i].
Jacques Laurent, ses vies, ses œuvres
Un qui n’aimait pas plus que cela être qualifié de hussard, c’est Jacques Laurent, qui aimait à rappeler qu’en 1940 il avait été fantassin[ii]. Les éditions Pierre-Guillaume de Roux ont récemment fait paraître un Jacques Laurent à l’œuvre, où Alain Cresciucci (auteur notamment d’une fort recommandable biographie d’Antoine Blondin parue chez Gallimard en 2004) tente de nous faire entrevoir la vie de Jacques Laurent à travers son œuvre, voire en tant qu’œuvre : le cliché sur Sainte-Beuve pris à rebrousse-poil, en somme.
Un trait qui ressort de cet essai, c’est le risque couru à trop se fier à un mécène, en l’occurrence Cécil Saint-Laurent pour Jacques Laurent. Certes, les romans populaires du premier ont assuré une certaine aisance au second (au point de lui permettre de lancer sa revue, la Parisienne, dans les années 1950), mais lui ont aussi pris pas mal de temps. Le nombre de romans signés Jacques Laurent s’en est ressenti, ainsi que la qualité de certains, si l’on excepte deux chefs d’œuvre, Les Corps tranquilles (paru en 1948) et Les Bêtises (paru en 1971) : deux romans opposés, le premier brillant par la liberté avec laquelle son auteur multiplie les points de vue, le second par la complexité de sa construction (la synthèse pouvant être trouvée dans Le Miroir aux tiroirs, paru en 1990).
Une autre piste ouverte par Cresciucci en ce qui concerne le petit nombre des romans de Jacques Laurent (avant les années 1980) est celle du goût pris à mener une vie parfois romanesque (y compris dans le genre historique !) : plaisirs des pseudonymes[iii], des écritures multiples, des aventures politiques ou féminines… Là où d’autres écrivent des romans autobiographiques, il se pourrait donc que Jacques Laurent se soit appliqué à vivre une existence « autoromancée », imaginée par lui : une forme de dandysme[iv] ?

Et, bien entendu, une très bonne année 2015 à tous ceux qui ont la patience de me lire !


[i] Et comment en vouloir à un homme qui s’est fendu en 2011 d’une lettre à Antoine Gallimard où il s’est permis de lui écrire : « Savez-vous que Nimier adorait le papier ? En particulier, le papier bible. Ce serait peut-être le moment d’y songer… » ?
[ii] Ce que j’avais déjà évoqué ici. Le radotage me guette-t-il ? Mon âge étant à peu près la moitié de celui de Christian Millau en ce moment, il y a peut-être lieu de s’inquiéter à mon sujet.
[iii] Au moins dix-huit selon la B.N.F. ; du reste, pour l’état-civil, Jacques Laurent se nommait Jacques Laurent-Cély, son grand-père ayant fait ajouter le nom de son épouse au sien : goût atavique du changement de nom ?
[iv] A ce propos, on pourra lire ici l’avis – différent mais intéressant – du Chouan des villes.

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