A quel âge devient-on
vieux, peut-on rester jeune, et que signifient – ou peuvent signifier – jeune
et vieux ? Il ne sera point répondu à ces questions ici. Disons
simplement, pour ne point être soupçonné de jeunisme, que certains artistes
conservent jusqu’à un âge avancé des vertus que l’on peut prêter à la
jeunesse : la vigueur et la curiosité (cette dernière vertu impliquant
qu’il y ait quelques vieux auprès de qui apprendre quelque chose).
Thomas
Pynchon, Fonds perdus
De Fonds perdus,
le dernier roman de Thomas Pynchon (77 ans), paru en France cette année[i], les
grincheux, s’ils connaissent déjà l’œuvre passée de Pynchon, diront que c’est à
peu près le même roman que ceux qu’il écrit depuis cinquante ans[ii],
tandis que les enthousiastes seront ravis d’une nouvelle variation sur une
vision paranoïaque, inquiète et donc comique développée pendant ces mêmes
cinquante ans.
Que nous suggèrent ces
variations ? Que le monde n’est pas ce que nous croyons qu’il est, pas
plus qu’il n’est celui que nous croyons qu’il n’est pas. Qu’il pourrait – ou
non, peut-être l’hypothèse est-elle ridicule – être mû par des forces
invisibles, aux desseins criminels, bienveillants, intéressés ou futiles. Bien
des choses se trament (peut-être) dans des souterrains, des plis et des
coulisses, autant d’univers parallèles qui communiquent entre eux ou avec le
monde apparent par des canaux incongrus.
Cette vision demeure dans
Fonds perdus. Il y est question de transactions douteuses dans le monde
des start-ups new-yorkaises souffrant de l’éclatement de la bulle
internet, autour du 11 septembre 2001. Ces fonds perdus (meilleur titre que
l’original ?) pourraient donc consister en quelque argent détourné…
Internet, voilà une aubaine pour Pynchon, lui fournissant l’occasion de nous
faire explorer quantité d’espaces parallèles, de souterrains et de
tuyaux : d’autres fonds perdus… Dans ces mondes, les pistes et les
identités se brouillent et tournent en boucle, tout est manipulé, mais qui
manipule qui, on ne saurait plus trop le dire. Ajoutons que les informaticiens,
mais aussi les mafieux russes ou les agents secrets, qui peuplent ce monde
offrent à Pynchon une galerie de personnages bizarres comme il excelle à les
dépeindre.
Les pynchoniens historiques,
voire traditionalistes[iii],
seront cependant rassurés puisque Fonds perdus comporte son lot de
mondes parallèles plus « palpables », comme des caves, des
souterrains, les canaux de New-York ou même le dessous d’une piscine. Ils
seront déçus, en revanche, de ne rencontrer au détour de tous ces passages
(ancienne ou nouvelle mode) aucun des personnages croisés dans les précédents
romans de Pynchon[iv],
comme « Bloody » Chicklitz, « Pig » Bodine,
« Mucho » Maas ou quelque rejeton de la famille Traverse, dans une de
leurs quêtes incertaines, intéressées et souvent vaines. En tout cas, je ne les
ai pas trouvés. Je peux avoir mal lu, ou Pynchon peut les avoir camouflés… Qui
sait ce qu’il nous cache ?
(Bien entendu, il y a
aussi le fait que ces personnages finiraient par être rudement vieux, bien que
Pynchon ait réussi, dans Mason & Dixon, dont l’action se déroule au
XVIIIe siècle, à faire brièvement apparaître un matelot Bodine, ancêtre
probable du matelot Bodine de V. et de L’Arc-en-ciel de la gravité[v]. Mais
il est vrai qu’en ces temps de nouvelles technologies, tout est si vite
obsolète : dans Fonds perdus, pour un übergeek moyen de 2001,
1998 relève au moins de la haute antiquité. D’ailleurs, 2001, par certains
détails, a pris quelques rides en 2013[vi]. Le
suggérer est une autre réussite de Fonds perdus.)
Torgny
Lindgren, Klingsor
Profitons d’une certaine
actualité suédoise (crise gouvernementale, visite récente du roi et de la reine
de Suède à Paris…) pour signaler la parution de cette année de Klingsor,
le nouveau roman de Torgny Lindgren (76 ans), écrivain dont j’avais mentionné
le nom dans une note de cet été. Ceux qui ne lisent pas le suédois devront
attendre sa traduction, en espérant qu’elle ne traînera pas trop, son précédent
roman, paru en 2007 en Suède, n’étant toujours pas traduit en français,
quoiqu’excellent[vii].
Ils pourront toutefois se consoler avec quelques œuvres plus anciennes, parues
en français chez Actes Sud, comme Miel de bourdon[viii], Fausses
nouvelles[ix]
ou encore La Bible de Gustave Doré[x].
Les romans de Torgny
Lindgren ont à voir avec sa province natale de Västerbotten. Une province
située loin au Nord, à peu près aussi exotique pour un lecteur de Stockholm que
par exemple le Sud de Flannery O’Connor (voir ici) pour un New-yorkais. Alors
pour des Français…
Cette province est rude,
pauvre, le climat y est parfois malsain, au point que la tuberculose y faisait
encore des ravages en des temps pas si anciens, comme cela est évoqué dans Fausses
nouvelles. Le cadre idéal, s’empressera-t-on d’imaginer, pour des romans
naturalistes, âpres, où pèsent de lourds secrets et de vieilles querelles
claniques… Eh bien, non.
Sans éluder certains
traits réalistes – mais l’exotisme de la contrée permet sans doute d’égarer de
temps en temps le lecteur, avec un sourire en coin chez l’auteur, dans le
grotesque ou le fantastique –, Torgny Lindgren introduit dans son œuvre la
fantaisie (y compris formelle, en usant à l’occasion de textes ou d’images
insérés dans le récit), l’ironie (jamais totalement dépourvue d’affection pour ses
personnages) et le bizarre, jusque dans les moments dramatiques. Le pittoresque
et l’inquiétude se nichent jusque dans la cuisine, souvent faite de bas
morceaux longuement mijotés et odorants.
Klingsor n’y échappe pas. Klingsor, c’est le nom d’un homme
issu d’une famille simple[xi] qui
se découvre une vocation d’artiste peintre. On ne saura jamais vraiment s’il
est parvenu à répondre tout à fait à cette vocation, aussi près du but qu’il
soit parvenu, car son œuvre disparaîtra. Mais son parcours suggère l’interrogation
qui peut toucher tout artiste encore en devenir[xii],
quel que soit son domaine : suis-je arrivé à me hisser à la hauteur de mes
ambitions, ou ne suis-je encore qu’un barbouilleur capable des erreurs, des
à-peu-près et des ridicules les plus grossiers, en somme un amateur plus ou
moins éclairé ?
(Soit dit en passant, la
quête de Klingsor le fera passer par Paris, où il se délectera… de boudin et de
rillettes, qui lui rappelleront le pays.)
[i] Et en 2013 en anglais,
sous son titre original, Bleeding Edge.
Signalons une note intéressante ici.
[ii] Depuis la parution de V. en 1963.
[iii] Ceux qui ne connaissent
pas encore l’œuvre de Pynchon peuvent la découvrir en commençant par La Vente à la criée du lot 49 (The Crying of Lot 49, 1965), roman plus
bref que les autres.
[iv] Personnages qui, passant
d’un roman à un autre avec des rôles plus ou moins importants, donnaient à son
univers une cohérence indispensable à tout paranoïaque qui se respecte, ah
mais !
[v] Gravity’s Rainbow, 1974.
[vi] Songez un peu qu’il y
avait vers 2001 quelques dingues pour rendre publiques leurs élucubrations dans
ce qui se nommait des weblogs.
[vii] Norrlands Akvavit. Soit : L’Eau-de-vie
de Norrland.
[viii] Hummelhonung, 1995.
[ix] Pölsan, 2002. La pölsa
est une spécialité culinaire du nord de la Suède. Quelque chose entre le
hachis, les rillettes et la bouillie, fait à partir… de la viande que le
cuisinier aura trouvée – souvent de la triperie.
[x] Dorés Bibel, 2005.
[xi] Mais soucieuse d’honorabilité :
on signe de temps en temps, dans cette famille, von Klingsor, ce qui a plus d’allure.
[xii] Mais un artiste est-il
jamais arrivé ?
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