samedi 17 octobre 2015

Motifs et prétextes (4) : « L’Imposteur », de Javier Cercas

Quoi de plus romanesque qu’une imposture, si l’on considère que l’intrigue d’un roman digne de ce nom s’appuie souvent sur une situation bancale ? L’inadéquation entre ce qu’est un homme et ce qu’il paraît est à ce titre une aubaine pour le romancier. Surtout si cette inadéquation repose sur un mensonge, que l’imposteur mente aux autres ou qu’il se mente à lui-même, voire aux autres et à lui-même (ayant parfois fini par s’intoxiquer à force de mentir).
Cela peut donner des perles, des chefs-d’œuvre, voire des classiques, aussi bien sous des formes comiques que dramatiques, voire tragiques ou mystiques. On pense évidemment dans ce dernier cas aux tourments de l’abbé Cénabre dans L’Imposture de Bernanos. Dans le premier, bien entendu, il y a Don Quichotte, farce essentielle. On pourrait encore citer, entre le grotesque et le drame, Madame Bovary[i].
Javier Cercas, écrivain espagnol, s’est penché, lui, sur le cas bien réel (pour ainsi dire) d’Enric Marco dans L’Imposteur, dont la traduction est parue cette année chez Actes Sud.
La carrière d’un imposteur
Qui est cet Enric Marco dont il est question dans L’Imposteur ? C’est aujourd’hui un alerte nonagénaire qui a connu quelque notoriété dans son pays à partir de la mort de Franco. A cette époque, il deviendra président de la CNT, syndicat anarchiste qui ne survivra que quelques années à sa sortie de la clandestinité. Puis il occupera de hautes fonctions dans une association catalane de parents d’élèves, avant de prendre la tête de l’amicale des anciens déportés espagnols de Mauthausen, où il deviendra, selon les termes de Cercas, « une rock star de la mémoire historique ». Et là, en 2005, tout s’effondre : un historien révèle que Marco n’a jamais été déporté en Allemagne, comme il le prétendait.
Nous avons en fait affaire à un homme qui a connu une enfance difficile dans une famille aux idées anarcho-syndicalistes, qui s’est vraisemblablement porté volontaire dans l’armée républicaine en 1938, à l’âge de dix-sept ans. Désireux d’échapper sous Franco au service militaire, il sera travailleur volontaire en Allemagne à partir de 1941 ; là, pour avoir tenu des propos imprudents, il sera emprisonné quelques mois puis relâché après son acquittement ; à la fin d’une permission qu’il passe dans sa Barcelone natale, il ne repartira pas. Il deviendra garagiste, connaîtra des hauts et des bas et même quelques ennuis avec la police « franquiste », mais plutôt pour de menus larcins ; il épousera successivement trois femmes, la dernière ayant été séduite par son bagout et les récits de ses exploits d’opposant clandestin qu’il fait volontiers sur les bancs d’une université où il s’est lancé dans des études d’histoire. C’est à cette dernière époque, vers 1970, qu’il commencera à se pousser dans les milieux de moins en moins clandestins de l’anarcho-syndicalisme…
Voilà une matière première pour le moins alléchante pour un romancier, pourrait-on croire.
Une riche matière
L’imposture d’Enric Marco permet de fait à Cercas d’aborder de nombreux thèmes. Il y a évidemment la psychologie de l’imposteur, qui donne lieu à un rappel du mythe de Narcisse vu dans son vrai sens : c’est de voir son image que Narcisse meurt. Marco peut donc être perçu comme quelqu’un qui, en premier lieu, se ment à lui-même : ses mensonges finissent par devenir sa vérité. Un cas classique mais toujours intéressant, en somme.
Dans son enracinement historique, cette imposture permet aussi de traverser l’histoire de l’Espagne depuis les années 1930 : la guerre civile, l’installation puis le déclin du franquisme sur fond de résignation de la population, qu’elle y soit favorable ou non, la transition vers la démocratie puis la résurgence d’une mémoire peut-être occultée.
Les demi-vérités et les mensonges dont Marco a fait usage pour ériger sa statue de combattant héroïque nous font plus particulièrement entrevoir le petit monde de l’extrême gauche anarchiste, avec les conflits de générations qui la déchirent après 1975. Quant à la vérité, elle nous suggère comment Franco a pu finasser pour mener sa barque pendant la seconde guerre mondiale : flattant d’abord l’Allemagne en y envoyant des travailleurs volontaires[ii], il ne se formalisera guère, à partir de 1943, si ceux-ci choisissent, à l’issue d’un congé ou d’une permission, de ne pas y retourner ; le vent a tourné et Franco a désormais d’autres vainqueurs à séduire. C’est à peu près ce qui arrivera à Marco, avec en plus quelques mois de prison du côté de Kiel, expérience qui, des décennies plus tard, sera enjolivée pour servir au récit d’une déportation.
La transition démocratique, en Espagne, se fit apparemment au prix d’un pacte tacite : ne pas remuer le passé, afin de ne raviver aucune querelle qui eût pu s’avérer dangereuse. Le procédé n’est pas neuf, et nous autres Français pouvons citer les exemples - hautement politiques et honnis par toutes sortes d’ultras – de Henri IV et de Louis XVIII.
Ce ne sont pas les ultras – en l’occurrence d’extrême gauche – qui mettront à mal ce « pacte » à partir des années 1980 ou 1990, mais bien plutôt une mode répandue en Europe qui a consisté – et consiste encore – à remplacer l’étude de l’histoire par la célébration de la mémoire. Célébration qui, selon Cercas, serait devenue une véritable industrie, remplaçant la vérité historique – ou sa recherche – par la fabrication massive de clichés jouant sur des émotions, tombant ainsi dans une forme du kitsch apparentée à celles identifiées par Hermann Broch dans ses Quelques remarques à propos du kitsch. Marco, fin opportuniste, toujours en quête d’un masque neuf et de notoriété, ne pouvait qu’enfourcher cette nouvelle monture. Et avec quel succès !
Un dernier thème que l’on ne saurait occulter dans le récit d’une imposture est le constant souci de l’imposteur de ne pas dévoiler qu’il n’est pas à sa place. Ce qui est évoqué dans les pages relatives au passage de Marco à la tête de la CNT :
« […] il n’avait pas […] une vision très claire des idées qui devaient ou pouvaient guider ses activités […]. Cependant, Marco […] a immédiatement déployé deux tactiques complémentaires pour cacher ces lacunes dramatiques. La première consistait à faire moins ; la seconde à faire plus. »
Au fond, cette manière d’essayer de durer autant que possible en ménageant les uns et les autres tout en exploitant quelques idées ramassées ici et là n’est pas pire que ce que fait à peu près n’importe quel politicien lorsqu’il est au pouvoir, qu’il soit un autodidacte ou un énarque…
Un roman ?
Ces considérations nous semblent fort pertinentes, de même que la découverte de morceaux d’histoire de l’Espagne – pour qui est peu au fait de ladite histoire – est passionnante. Cependant, le récit de la vie réelle et celui de la vie inventée d’Enric Marco nous sont ici servis par tranches d’une épaisseur variable, avec de nombreux recoupements, de nombreuses répétitions qui donnent au lecteur le sentiment de relire des passages entiers du même livre. Et ce sentiment n’est pas agréable.
Il est renforcé par la répétition de réflexions de l’auteur qui reviennent à tout bout de champ, comme celle selon laquelle le passé serait un aspect du présent (ce qui n’est pas faux, d’ailleurs), pensée que Cercas dit avoir empruntée à William Faulkner. D’ailleurs, les morceaux de la biographie réelle ou imaginaire de Marco sont entrecoupés de moments où Cercas s’interroge, hésite, se tâte quant à la pertinence de ce livre au point qu’un chapitre entier – le seul moment de fiction – en comporte une part de critique.
On pourrait croire, en somme, à une sorte d’essai – brillant par certains côtés, ennuyeux par d’autres, comme son caractère répétitif – historico-polémico-politico-moral dont la part d’introspection n’est pas sans sévérité.
Or nous lisons sur la couverture : « roman ». Nous nous attendions peut-être à trouver là un roman sur Enric Marco. Il n’en est rien. Cela serait plutôt un roman où un personnage nommé Javier Cercas rassemble la matière d’un roman sur Enric Marco, un « roman sans fiction », et s’interroge sur ce qu’il peut ou doit faire de cette matière.
Invité l’autre soir sur France-Culture[iii], Javier Cercas affirmait sa conviction de ce que tout est permis dans le roman : celui-ci peut prendre la forme qui semblera bonne à son auteur, quelle qu’elle soit. C’est un point de vue qui a sa pertinence.
Nous ne reprocherons donc pas à Javier Cercas de ne pas nous avoir livré un récit linéaire, léché et calibré. Il est nécessaire que les artistes cherchent en permanence des formes nouvelles, en particulier en ce qui concerne le roman. Néanmoins ce « roman sans fiction » présente quelques inconvénients de taille.
Tout d’abord, la présence de personnages uniquement réels bride l’imagination de l’auteur, d’autant plus que bon nombre d’entre eux sont encore en vie.
Ensuite, cette absence de fiction interdit à l’auteur la distance nécessaire au procédé de transposition qui permet l’écriture d’un roman : il reste au ras des faits réels et des hypothèses. En quelque sorte, par cette contrainte qu’il s’est imposée, il est obligé de se contenter de nous livrer le matériau brut assorti de quelques réflexions. Un peu comme si nous allions au restaurant pour rencontrer le chef et l’écouter nous parler de son pot-au-feu en nous montrant le plat-de-côte, les carottes et les navets.
Enfin, nous sommes toujours partagés entre l’intérêt et la déception devant ce roman : les interrogations, les atermoiements et les retours sur soi de l’auteur-narrateur, que nous eussions pu prendre au début pour une sorte de lever de rideau, viennent constamment briser l’élan du récit. L’impression générale est celle d’un livre qui serait constitué de sa préface finissant par devenir sa postface.
En somme, une forme élevée et raffinée de littérature n’est jamais bien loin, mais nous demeurons sur le pas de la porte.


[i] Pour sortir du roman, on peut aussi lire Le Collectionneur d’impostures, amusant et érudit recueil de brefs récits écrits par Frédéric Rouvillois, paru en 2010 chez Flammarion. Rouvillois n’a pas placé Marco dans sa collection, ce qui est regrettable.
[ii] Nous avons eu cela en France à la même époque. On se souviendra du cas de Georges Marchais…
[iii] Jeudi 15 octobre, dans un entretien avec Laure Adler. Plaisir d’entendre un homme posé, courtois, aux propos intelligents et articulés, s’exprimant dans un excellent français avec tout juste une pointe d’accent espagnol. Nous en aurions presque oublié le babillage de Mme Adler…

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