Une exposition vient
d’ouvrir ses portes au musée d’Orsay : Sade, attaquer le soleil. Le
site internet du musée d’Orsay nous apprend que le marquis de Sade, mort en
1814, « débarrasse de manière radicale le regard de tous ses
présupposés religieux, idéologiques, moraux, sociaux ». Rien que ça…
Voyons, en un modeste aperçu, ce que peuvent donner des esprits ainsi
débarrassés.
Sadiques
Nous utilisons tous de
temps à autre les mots sadique et sadisme dans leur acception
courante, qui se ramène à un plaisir éprouvé à infliger à autrui des
souffrances. Et, pour la plupart d’entre nous, nous n’avons pas lu une ligne du
« divin marquis ». Pour ma part, j’ai le souvenir d’avoir entendu
dans une émission de télévision une Elisabeth Badinter lire à haute voix, d’un
ton consterné, un extrait de l’œuvre de l’intéressé : une accumulation de
cruautés outrées, qui faisait surtout penser à une variante hypertrophiée et
adulte de certaines logorrhées infantiles du genre « pipi-caca-prout »
transposé dans les domaines du viol et de la torture. La consternation de Mme
Badinter est compréhensible : si, en littérature, c’est là le résultat
d’un regard débarrassé de tous ses présupposés, etc., etc., eh bien, mieux vaut
conserver le fardeau de pas mal de ces présupposés.
Des êtres sadiques selon
l’acception courante, il en a toujours existé, bien avant Sade : reîtres,
pillards, assassins, ils finissaient souvent au bout d’une corde ou en haut
d’un bûcher. Qu’on veuille bien songer à Gilles de Rais, lequel a bien pu
passer pour possédé : un homme au regard pas si débarrassé, en somme[i].
Aujourd’hui, on trouve certainement bon nombre de cas de ce genre dans les
sections psychiatriques des prisons…
Mais Sade est bien de son
temps : celui des « lumières » et de la Révolution française, où
les « présupposés religieux » furent combattus avec la férocité que
l’on sait… ou que l’on oublie ; il est vrai que de tels
« présupposés » nous incitent souvent à l’humilité, en nous rappelant
que tout ne vient pas de nous, que nous avons été créés et que bien des choses
nous ont été données ; ce que ne saurait tolérer un esprit orgueilleux
(d’où le désir, sans doute, d’attaquer le soleil). Quand les Français
firent enfin un effort pour être vraiment républicains, on vit le
résultat : l’industrialisation de la mort, des noyades de Nantes aux
guerres napoléoniennes. Un temps où l’on considéra non seulement ses ennemis
mais aussi ses propres troupes comme des biens dont on pouvait disposer à sa
guise, en donnant parfois libre cours à son imagination, à ses petits plaisirs
même, pour peu que l’on eût un sens raffiné de la mise en scène[ii].
On sait quelle fut la
suite, surtout au XXe siècle, des camps soviétiques à ceux des nazis ou des
Khmers rouges, sans parler de la complaisance avec laquelle, de nos jours,
certains islamistes se filment en train de décapiter leurs otages.
Curieusement, c’est peu
après la libération des camps nazis que Jean-Jacques Pauvert entreprit d’éditer
et de vendre au grand public les écrits du marquis de Sade.
Sadiens
Jusque-là, en effet,
l’œuvre de Sade avait circulé, comme on dit, sous le manteau. Elle avait
fait les délices plus ou moins secrètes de quelques amateurs, bourgeois
apoplexiques ou artistes blasés au XIXe siècle, surréalistes ensuite (on
imagine ces derniers plus maigres, l’œil un peu hagard, à la recherche d’une
mystique de la cruauté), sans doute lassés d’une pornographie plus ordinaire,
qui avait dû cesser de les émoustiller. Chacun a ses petites misères, que
voulez-vous.
Depuis l’entreprise de
Jean-Jacques Pauvert, Sade est assez porté dans quelques milieux intellectuels
ou universitaires. Les gloses, les exégèses s’empilent. Moins téméraire que
Pauvert, les éditions Gallimard l’ont fait entrer dans « la Pléiade »
il y a une vingtaine d’années, à grand renfort de panneaux publicitaires :
« l’enfer sur papier bible », ha, ha !
La gourmandise de ces
savantes personnes se pare, bien entendu, de prétextes littéraires, historiques
ou philosophiques – ces derniers étant sans doute les mêmes dont se parait
Sade. Et de même que les industriels du massacre se sont parés de prétextes
politiques : la lutte des classes, la pureté de la race, tout ça… et même
l’éradication de la superstition, pour commencer.
Nous savons bien,
naturellement, que les savants exégètes de Sade ne feraient pas de mal à une
mouche. Mais qu’ils devraient peut-être aussi réfléchir à l’indifférence au
mal, pour ne pas parler du goût pour le mal, qu’illustre leur héros, et à sa
parenté avec pas mal de crimes. Leur incohérence les rend assez pitoyables, au
fond[iii].
Mais
alors ?
On l’aura compris, les
zélateurs de Sade, débarrassés de tous les présupposés blablabla, n’iront
jamais justifier les pires crimes. Cependant, on en vient à se demander si
cette célébration n’est pas celle du monde hypersupranéomégalibéral-libertaire[iv], où
rien ne saurait être raisonnablement interdit, si c’est un désir, un plaisir…
ou un profit juteux : délocalisations, trafic d’êtres humains, sexualité
« sans tabous », tout ce qui fera de personnes des objets destinés à
des plaisirs ou des profits réservés à une élite d’initiés.
Et, en matière de profit,
on notera la finesse avec laquelle les mécènes de cette exposition, qui
présente notamment des tableaux, ont été choisis : des fabricants de peinture
pour bâtiment…
(A suivre !...)
[i] Avec toutefois un repentir
avant d’être exécuté, et les prières des proches des victimes pour le salut de
son âme : et on nous parlera encore du sombre
moyen-âge…
[ii] Sur les noyades de Nantes
(et d’autres villes voisines) : « Selon
les cas, les noyades sont individuelles, par couple, ou en nombre. Les noyades
par couples, appelées "mariages républicains", ont particulièrement
amusé les organisateurs et marqué les témoins en raison de leur
caractère : il s’agit d’unir nus (les vêtements sont confisqués et vendus
par les bourreaux) dans des positions obscènes un homme et une femme, de
préférence le père et la mère, le frère et la sœur, un curé et une religieuse,
etc. avant de les jeter à l’eau. » (Reynald SECHER, Guerre civile, génocide, mémoricide,
dans Le livre noir de la révolution
française, Cerf, 2008).
[iii] Voilà qui rappelle ce
qu’écrivit Roger Nimier à propos des surréalistes, dans Le Grand d’Espagne, en 1950 : « Le surréalisme, qui s’est flatté de ses principes sanglants, révèle
aujourd’hui la blancheur de son âme. Loin d’approuver les chefs de la Gestapo,
en pensant que ces pauvres jeunes gens avaient trop lu Isidore Ducasse, il les
hait. Au lieu de vanter les tortures employées, leur nombre, leur ingéniosité,
il les réprouve. En somme, il a des sentiments très honnêtes. […] L’initiateur, le prophète, ce n’était pas
Sade, c’était la comtesse de Ségur : excellente personne au demeurant,
avec un goût de Rostopchine et d’incendie. »
[iv] Ou appelez-le comme vous
voudrez, ce merveilleux monde moderne !
En fait, l'oeuvre de Sade est effectivement une critique prophétique du libéralisme, comme du reste vous le notez, et certains ou certaines sont après sa lecture entrés dans les ordres...
RépondreSupprimerVoilà une interprétation que je n'avais pas soupçonnée. Pourquoi pas ? La question qui peut se poser dans ce cas est : l'œuvre de Sade est-elle une critique voulue du libéralisme - en prophétisant de manière monstrueuse ses outrances - ou la critique du libéralisme est-elle alimentée par une interprétation logique de cette œuvre ? (En résumé : cette critique se nourrit-elle avec ou contre l'œuvre de Sade ?) Je n'ai pas la réponse...
SupprimerUne question analogue peut se poser en ce qui concerne ceux ou celles qui sont entrés dans les ordres après sa lecture. En ajoutant que la Providence fait ce qu'elle veut !
S.L.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerQuant à moi, je suis entré dans les ordres après avoir lu la Religieuse de Diderot. Vous ne me croyez pas ?
RépondreSupprimerDifficilement, je l'avoue. Ou alors c'est contre Diderot ?
SupprimerS.L.
PS : Ou, à la réflexion, pas si difficilement que cela : il n'y a peut-être pas de lien de cause à effet...
SupprimerS.L.