samedi 11 octobre 2014

Une brève fiction pour saluer Modiano

Quartier incertain
 
(…)
Franziska Stanley me donnait à cette époque l’impression qu’elle faisait mystère de ses origines. Cette grande fille élancée portait avec naturel des vêtements démodés depuis des décennies. J’étais alors vaguement étudiant. En fait, nous ne nous connaissions presque pas. Je crois qu’elle ignorait mon nom. Son regard m’avait parfois frôlé pour d’évasives salutations lors de soirées dont j’ai à peu près tout oublié.
C’est au cours d’une de ces fêtes que Farouk, que nous appelions aussi l’Islandais, la désignant du regard, me dit qu’elle ressemblait à un personnage de Patrick Modiano. Il ne s’appelait pas Farouk et n’était pas, autant que je sache, Islandais. Il avait, je crois me le rappeler, un nom flamand. J’ai perdu le carnet d’adresses où j’avais noté son véritable nom lors de l’inondation de la cave d’un appartement que j’occupai quelques années non loin de l’avenue de Saint-Mandé.
Modiano… J’en avais entendu parler à l’époque, sans avoir lu aucun de ses romans. Il me fallut encore quinze ans pour les aborder. Le souvenir de Franziska, peut-être. Je l’avais perdue de vue et n’y pensais guère. Une autre raison, quelconque, pourrait être invoquée.
Cela devint une habitude : désormais, dans les rayonnages des librairies où j’avais coutume d’errer, dès qu’il se présentait un « Modiano » qu’il me semblait ne pas avoir lu, je l’achetais pour le lire. Je ne tardai pas à me perdre dans cette grisaille. Je n’étais jamais sûr de ne pas avoir déjà lu chaque roman que j’ouvrais, jusqu’au moment où un détail me détrompait.
D’ailleurs, je n’y retrouvai jamais Franziska.
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier : j’avais acheté son dernier roman, mais je ne l’avais pas encore lu, quand j’appris que l’Académie suédoise venait de lui décerner le prix Nobel. De littérature, je crois.
Je me rappelai aussitôt une vieille photo, datant de mai 68, que j’avais vue dans un livre que je n’aimais pas : un jeune homme en cravate et veste pied-de-poule, qui présente au photographe La place de l’Etoile, dont la couverture est barrée d’un bandeau : Prix Roger Nimier 1968.
Un soir, j’errais dans une petite rue du XVe arrondissement. Une petite rue à l’abri des lumières de Paris, à jamais ignorée des touristes, faite pour des brumes et des frimas d’automne qui tardaient à venir. J’avisai l’entrée d’un hôtel discret, oublié par le temps. Peut-être, en y entrant, y trouverais-je un hall où, assis dans un canapé couvert d’un plaid, un homme de haute taille attendrait quelqu’un, l’air surpris. Je reconnaîtrais le jeune homme de la photo de mai 68, le cheveu plus blanc et plus rare. Peut-être oserais-je le déranger.
« Monsieur Modiano ?
-          Je… Je… Oui. »
Je lui tendrais mon exemplaire de son dernier roman, en n’osant lui demander de le dédicacer.
« Vous êtes monsieur… ? »
Tirant de ma poche un carnet d’adresses, je l’ouvrirais à la lettre L et le lui montrerais :
« Sigvard Lacausse », murmurerait-il.
Stupidement, je marmonnerais des compliments pour son prix Nobel avant d’être interrompu.
« Non… Je ne sais pas pourquoi… »
Après un silence, il reprendrait :
« On m’a dit que les Suédois avaient aussi pensé à Thomas Pynchon et à Milan Kundera. »
Ceux-là, je les avais moi aussi inscrits sur un de mes carnets. Ils ne m’étaient pas inconnus, contrairement à ceux de poètes poldèves ou de grandes consciences guatémaltèques dont le prix Nobel avait l’habitude de nous révéler l’existence. Les Suédois sont parfois facétieux.
Mais je n’entrai pas dans l’hôtel. D’ailleurs, il est fort probable que je n’y aurais vu ni canapé couvert d’un plaid, ni le jeune homme de mai 68, maintenant vieilli. Pour me consoler, je songeai à écrire un médiocre pastiche de Modiano, ne serait-ce que pour lui rendre hommage.
Et si l’Islandais m’avait dit que Franziska ressemblait à un personnage de Pynchon, peut-être aurais-je pu l’imaginer vivant sur une île de la Méditerranée, déguisée en pope ?

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