Quartier
incertain
(…)
Franziska Stanley me donnait
à cette époque l’impression qu’elle faisait mystère de ses origines. Cette grande
fille élancée portait avec naturel des vêtements démodés depuis des décennies. J’étais
alors vaguement étudiant. En fait, nous ne nous connaissions presque pas. Je crois
qu’elle ignorait mon nom. Son regard m’avait parfois frôlé pour d’évasives
salutations lors de soirées dont j’ai à peu près tout oublié.
C’est au cours d’une de
ces fêtes que Farouk, que nous appelions aussi l’Islandais, la désignant du
regard, me dit qu’elle ressemblait à un personnage de Patrick Modiano. Il ne s’appelait
pas Farouk et n’était pas, autant que je sache, Islandais. Il avait, je crois
me le rappeler, un nom flamand. J’ai perdu le carnet d’adresses où j’avais noté
son véritable nom lors de l’inondation de la cave d’un appartement que j’occupai
quelques années non loin de l’avenue de Saint-Mandé.
Modiano… J’en avais
entendu parler à l’époque, sans avoir lu aucun de ses romans. Il me fallut
encore quinze ans pour les aborder. Le souvenir de Franziska, peut-être. Je l’avais
perdue de vue et n’y pensais guère. Une autre raison, quelconque, pourrait être
invoquée.
Cela devint une habitude :
désormais, dans les rayonnages des librairies où j’avais coutume d’errer, dès
qu’il se présentait un « Modiano » qu’il me semblait ne pas avoir lu,
je l’achetais pour le lire. Je ne tardai pas à me perdre dans cette grisaille. Je
n’étais jamais sûr de ne pas avoir déjà lu chaque roman que j’ouvrais, jusqu’au
moment où un détail me détrompait.
D’ailleurs, je n’y
retrouvai jamais Franziska.
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier : j’avais acheté
son dernier roman, mais je ne l’avais pas encore lu, quand j’appris que l’Académie
suédoise venait de lui décerner le prix Nobel. De littérature, je crois.
Je me rappelai aussitôt
une vieille photo, datant de mai 68, que j’avais vue dans un livre que je n’aimais
pas : un jeune homme en cravate et veste pied-de-poule, qui présente au
photographe La place de l’Etoile, dont la couverture est barrée d’un bandeau :
Prix Roger Nimier 1968.
Un soir, j’errais dans
une petite rue du XVe arrondissement. Une petite rue à l’abri des lumières de
Paris, à jamais ignorée des touristes, faite pour des brumes et des frimas d’automne
qui tardaient à venir. J’avisai l’entrée d’un hôtel discret, oublié par le
temps. Peut-être, en y entrant, y trouverais-je un hall où, assis dans un
canapé couvert d’un plaid, un homme de haute taille attendrait quelqu’un, l’air
surpris. Je reconnaîtrais le jeune homme de la photo de mai 68, le cheveu plus
blanc et plus rare. Peut-être oserais-je le déranger.
« Monsieur Modiano ?
-
Je… Je… Oui. »
Je lui tendrais mon exemplaire
de son dernier roman, en n’osant lui demander de le dédicacer.
« Vous êtes monsieur… ? »
Tirant de ma poche un
carnet d’adresses, je l’ouvrirais à la lettre L et le lui montrerais :
« Sigvard Lacausse »,
murmurerait-il.
Stupidement, je
marmonnerais des compliments pour son prix Nobel avant d’être interrompu.
« Non… Je ne sais
pas pourquoi… »
Après un silence, il
reprendrait :
« On m’a dit que les
Suédois avaient aussi pensé à Thomas Pynchon et à Milan Kundera. »
Ceux-là, je les avais moi
aussi inscrits sur un de mes carnets. Ils ne m’étaient pas inconnus, contrairement
à ceux de poètes poldèves ou de grandes consciences guatémaltèques dont le prix
Nobel avait l’habitude de nous révéler l’existence. Les Suédois sont parfois
facétieux.
Mais je n’entrai pas dans
l’hôtel. D’ailleurs, il est fort probable que je n’y aurais vu ni canapé
couvert d’un plaid, ni le jeune homme de mai 68, maintenant vieilli. Pour me
consoler, je songeai à écrire un médiocre pastiche de Modiano, ne serait-ce que
pour lui rendre hommage.
Et si l’Islandais m’avait
dit que Franziska ressemblait à un personnage de Pynchon, peut-être aurais-je
pu l’imaginer vivant sur une île de la Méditerranée, déguisée en pope ?
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