Résumé de l’épisode précédent : les Muses,
ayant fait la connaissance d’un étrange marquis, ont écouté ses sanglants
récits. D’abord horrifiées, elles se sont lassées du bavardage répétitif et
prétentieux du marquis. Elles ont alors pris la fuite et, leur carrosse s’étant
changé en automobile et leurs vêtements s’étant adaptés aux modes du temps, les
voici prêtes à faire une autre rencontre, guère plus réjouissante.
Imaginons maintenant,
pour poursuivre notre réflexion, un personnage bizarre. Nommons-le Marcel
Ragout, par exemple et supposons qu’il tient une petite station-service au bord
d’une route coupant d’immenses champs de blé, dans la Beauce. Il vit là, seul,
sans famille. Les villageois des environs ne le fréquentent guère. Nous sommes
au début de l’été 1976.
Cet homme solitaire et
taciturne a pour seule compagnie celle d’un petit poste de radio à piles, qui
grésille tout le jour. Ses seuls stimulants sont le Picon-bière, les
« maïs » et le café en poudre. De temps en temps s’arrêtent des
voitures dont les plaques d’immatriculation révèlent que leurs occupants ne
sont pas du cru, pour faire le plein. En cet été sec et brûlant, Marcel Ragout
a souvent soif, et aux vapeurs du Picon-bière se mêlent celles de l’essence.
Parfois, les voitures qui font une brève halte à sa station-service abritent
des passagères court-vêtues et alanguies. De quoi donner des idées au pauvre
homme.
Comme il est aussi timide
qu’engourdi par l’effet de ses mauvaises habitudes, il n’en résultera, Dieu
merci, aucun acte atroce. Cependant…
Cependant il sent un
besoin de se libérer de ces tentations. Comme les fortes chaleurs l’empêchent
de dormir la nuit, voilà qu’il se met à noircir des cahiers entiers des
bizarreries qui le hantent : des automobilistes blondes et innocentes, la
grossière symbolique des pompes à essence, les tuyaux… Glissons sur les
détails, ils sont sordides et violents. Contentons-nous d’indiquer que la
dernière des monstruosités qu’il imagine a un rapport avec le caractère
combustible de l’essence… Ses écrits, répétant plus qu’à satiété (ou plus qu'à l'écœurement) le même
scénario, finissent toujours par de minces variations autour d’un bûcher…
Au bout de quelques
semaines d’un pareil régime, Marcel Ragout n’est plus qu’un fantôme. Un matin,
une de ces voyageuses qui lui inspiraient les plus infectes rêveries le
trouvera mort dans sa boutique.
Les familles étant ce
qu’elles sont, il faudra quelques mois pour découvrir qu’il a un héritier, ou
plutôt une héritière, à qui échoiront ses maigres biens. C’est une jeune femme,
une cousine éloignée, qui vient tout juste de soutenir une thèse de doctorat ès
lettres sur le marquis de Sade. Elle trouve la pile de cahiers qu’en peu de
temps son cousin, dont elle ignorait tout jusqu’à présent, a eu le temps de tartiner
de ses insanités. Après les avoir parcourus, elle haussera les épaules avant de
les jeter au feu. « Quelles saletés », sera son seul jugement. Puis
la vie suivra son cours, et nous auront été épargnés le ragoutisme et les
gloses savantes des ragoutiens.
Il faudrait être naïf
pour s’en étonner et penser que de telles saletés, en effet, eussent pu valoir
à Marcel Ragout une gloire posthume chez quelques amateurs érudits et, qui
sait, les lustres passant, les honneurs d’une soirée mauvais genre sur France-Culture
agrémentée d’une interview de la cousine. Voici pourquoi :
Premièrement, c’est une
question d’ambiance : les tenues légères des voyageuses, les chemises à
carreaux pas toujours fraîches du pompiste, voilà qui n’a pas le charme de la
dentelle, des robes, des jabots et des perruques du temps du marquis ; de
même qu’une guitoune en parpaings et en béton, écrasée par l’immensité d’une
morne campagne, n’a pas le prestige d’un hôtel ou d’un château empli de recoins…
Ajoutons à ces détails l’odeur d’essence et de bière, et le fond sonore fourni
par la petite radio portative, qui n’a rien des élégants trilles d’un
clavecin : ce serait plutôt les chansons de variétés du moment, Joe
Dassin, Carlos…
Secondement, il eût
peut-être fallu à cette fine et délicieusement perverse universitaire
(maintenant une vieille dame très honorablement indigne) avouer que ce
répugnant pompiste était son cousin. Ce qui eût été un peu trop pour elle. Un
marquis eût quand même eu une autre gueule.
C’est que, voyez-vous, je
me demande si ces beaux esprits, certes épris de subversion, ne sont pas surtout
atteints de snobisme.
(A suivre !...)
Et, bien entendu, joyeuse
fête de la Toussaint à tous mes lecteurs !
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