vendredi 19 août 2016

« La Bibliothèque des livres disparus » (Kristoffer Leandoer)

Vous arrive-t-il, par une chaude journée d’été, de profiter de l’ombre bienfaisante des tilleuls, s’il y en a à proximité, pour vous y promener ou, lorsqu’un banc s’y trouve, vous asseoir ? Vous aurez alors sans doute éprouvé, outre une délicieuse fraîcheur, la désagréable sensation d’avoir les semelles collées au sol. Cette sensation, provoquée par les secrétions qui tombent de ces beaux arbres, le narrateur de La Bibliothèque des livres disparus l’éprouve plus d’une fois.
Seulement, sous l’influence d’une de ses lectures (Les Correcteurs, de Jean-Henri Ferley), ce narrateur est tenté d’assimiler ces secrétions collantes à la bave de quelque immense escargot ou limace. Si l’on en croit Ferley, ces traces seraient celles laissées par les Correcteurs, redoutables personnages qui ont donné leur titre à son unique (et introuvable) roman, paru vers 1910. Ces Correcteurs seraient des êtres venus du futur pour conquérir et coloniser notre passé en l’effaçant.
Il semble que ces Correcteurs aient pu exercer leurs effroyables talents sur l’œuvre et la vie de ce Ferley, ainsi que sur celles de son ami et mentor Aurélien de Kempff, symboliste mineur que certains ont cru apercevoir à quelque mardi de Mallarmé, mort prématurément et soupçonné de nombreux plagiats.
La Bibliothèque des livres disparus évoque bien d’autres cas d’écrivains aussi maudits que leurs livres : qui se souvient, parmi d’autres, de George M. Brenleyan auteur de l’Hermès aptère (Wingless Hermes), de Sol B. Johnson ou encore de Jon Lundström ?
Le narrateur, un bibliophile attiré par l’étrange, est convaincu en tout cas d’une chose : écrire certains livres peut s’avérer dangereux. En écartant les persécutions d’ordre politique ou religieux, il est facile de songer à ceux que leur art rend fous. Ou alors à ceux qui se trouveraient révéler quelque secret compromettant pour des puissances occultes, comme les Correcteurs[i]
L’écriture ne serait, du reste, pas la seule activité dangereuse dans ce domaine. La lecture peut en être une aussi : ainsi le narrateur découvrira-t-il qu’outre les huit volumes connus[ii] des aventures de Mary Poppins, Pamela L. Travers aurait écrit Mary Poppins au pays désolé, qui a pour fâcheuse propriété de plonger ses lecteurs dans un état dépressif qui peut confiner au désespoir et leur donner de funestes élans… Seuls les plus forts n’y succombent pas, s’empressant de se défaire par n’importe quel moyen des exemplaires qu’ils possèdent ; un bouquiniste dira au narrateur, au sujet de Mary Poppins au pays désolé : « Les livres sont des portes. Et l’on ne doit jamais ouvrir une porte si l’on n’est pas prêt à rencontrer ce qui se trouve de l’autre côté. »
Bien d’autres quêtes, rencontres et réflexions mettront le narrateur dans des situations tour à tour grotesques, embarrassantes ou périlleuses. Mais, après tout, il se peut que ces récits, au nombre de treize, constituent le paravent « réaliste », voire « naturaliste », d’autre chose. Dans ce cas, la mèche nous est vendue au cours du chapitre intitulé « Dans le labyrinthe du Minotaure, III : Lamia », par l’intermédiaire d’une référence aux aventures de Tintin[iii] :
« Le Senhor Oliveira da Figueira incarnait le réalisme, en divertissant le personnel avec des horreurs reconnaissables, de sorte à laisser les véritables héros et canailles du drame poursuivre leur chemin inaperçus. »
Quant à savoir ce que pourraient faire passer ces récits en contrebande, je n’ai pas de réponse précise à fournir. Ou alors, peut-être : quelques questions pertinentes sur la littérature, les livres, leurs auteurs et leurs lecteurs, ainsi que sur ce qui survit à l’oubli, l’auteur ou le livre ?
Ces récits nous sont contés sur un ton tour à tour sérieux (non sans céder parfois à quelque pédanterie), sombre, inquiet (on est aussi un peu inquiet pour le narrateur) ou pince-sans-rire (avec une mention spéciale pour le comique triste du chapitre « Ce n’est pas Beethoven, Maman »).
Kristoffer Leandoer, l’auteur de ces curieux récits, est présenté en quelques mots au dos du livre. Une photographie accompagne cette brève présentation. L’auteur tient en main un stylo à bille comme on tiendrait une seringue, un pistolet… ou un fume-cigarette. Je ne peux m’empêcher de penser que son regard a quelque chose d’ironique.
Ajoutons pour finir une précision utile : si, séduits par cette maladroite critique, vous vous précipitez pour demander à votre libraire La Bibliothèque des livres disparus, il est probable que vous provoquiez sa perplexité. Non que ce livre ait disparu, mais à ma connaissance il n’est pas encore paru en français. Mais, si vous savez le suédois, vous pourrez vous aventurer dans la lecture de De försvunna böckernas bibliotek, paru cette année aux éditions Natur och Kultur.


[i] Mais ceux-ci ne pourraient-ils pas être l’allégorie de tout pouvoir totalitaire quand il s’agit d’histoire ? Venus du futur pour conquérir le passé…
[ii] Enfin… connus des amateurs.
[iii] Les connaisseurs reconnaîtront qu’il s’agit d’Au Pays de l’or noir.

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