En ces temps ou une
brutalité parfois terrifiante nous guette toujours et nous frappe parfois, comment
ne pas rechercher dans nos lectures quelques grâces ? Dans l’art d’un
écrivain, par exemple, qui ferait passer, en contrebande ou par inadvertance,
sans rien perdre de sa finesse ou de son ironie, des sentiments nobles ?
A propos d’ironie, il se
trouvera toujours quelques esprits sérieux pour mépriser ce désir de beauté :
ne serait-ce pas là chercher à fuir la dure réalité ? Il n’en est rien,
évidemment : il s’agit au contraire de se rappeler de temps à autre des
choses qu’il nous appartient de défendre et d’illustrer.
Au moment de faire mes
valises, donc, parcourant de la main ma bibliothèque, j’en ai tiré, pour le
relire au calme, un beau roman de Vladimir Nabokov, La défense Loujine.
Il n’y a pas que Lolita
dans la vie (ni dans l’œuvre)
Aux esprits sérieux
succèderont les esprits prudes : comment, des sentiments nobles, voire
élevés, chez l’auteur de Lolita ? Il est vrai que le sujet de ce
roman a, depuis soixante ans environ, de quoi scandaliser quelque peu : l’amour
(ou le désir ?) monstrueux – d’autant qu’il n’est pas seulement platonique
– d’un homme mûr pour une fillette de treize ans. Cet homme mûr, Humbert
Humbert, narrateur de Lolita, est un professeur de lettres, fort
cultivé, présentant bien et s’exprimant avec une aisance toute… nabokovienne. De
cette qualité d’écriture, du caractère éminemment civilisé de Humbert Humbert
et de l’imagination de Nabokov naît le malentendu somme toute banal (confusion
entre l’auteur et le narrateur) qui est la source du scandale. Nabokov passa
ensuite des années à répéter combien pour lui Humbert Humbert était un type
répugnant, pervers, monstrueux.
Et l’œuvre abondante de
Nabokov ne saurait se limiter à Lolita.
Monstrueux, grotesques ou ridicules
Laissons donc Humbert
Humbert à son enfer, où il côtoie sans doute pour l'éternité le rival qu’il a tué, Clare
Quilty, soit dit en passant un type encore moins recommandable[i]. L’œuvre
de Nabokov ne manque pas de personnages qui présentent quelques aspects allant
du monstrueux au grotesque, ou tout simplement ridicules. Que l’on veuille bien
songer à Bachmann, à mademoiselle O ou à Pnine[ii] ;
ou encore à Ivanof dans Perfection ou à Vassili Ivanovitch dans Lac,
nuage, château. Allez y vérifier, Nabokov ne les épargne pas : laids,
voire difformes, mal fagotés, affectés, maniaques, côtoyant pour certains la
folie… Cependant, Nabokov semble ne pas pouvoir s’empêcher de les aimer. Leur frère
à tous, le plus bizarre et le plus pathétique, se nomme Alexandre Ivanovitch
Loujine.
Art et empathie
Ce Loujine est un
personnage étrange : petit garçon que rien n’intéresse, il apprend un jour
à jouer aux échecs. Ce sera désormais sa seule raison de vivre, le seul point
de vue par lequel il sera capable d’envisager la vie. Le reste lui échappe[iii], à
l’exception d’une jeune fille, la seule personne qui désirera (au point d’y
consacrer sa vie) faire son bien en le sauvant d’une passion qui le tue mais
sans laquelle il est si peu…
Si pour Loujine on
éprouve de la sympathie, ne serait-ce pas de l’empathie que Nabokov
parviendrait à faire naître chez le lecteur pour cette jeune fille ? Qui,
à la lecture de ce roman, ne rêverait pas d’accomplir de tels efforts pour
porter secours à un être perdu ? Naturellement, Nabokov n’est pas un
écrivain engagé, ni un auteur de romans à thèse ou de romans édifiants[iv]. Il se
fût sans doute récrié devant de tels jugements, de même qu’il eut à se défendre
du contraire dans le cas de Lolita.
Cependant, outre les
personnages à la fois ridicules et profondément attendrissants évoqués plus
haut, on rencontre au détour des pages de l’œuvre de Nabokov quelques êtres
faibles dont leur auteur sait faire sentir à quel point leurs souffrances sont
injustes et à quel point ils méritent l’attention ou la protection. Comment ne
pas penser, par exemple, au fils dans Brisure à Senestre, aux vieux
parents et à leur fils fou dans Signes et symboles, à la petite Irma,
mourant d’attendre son père infidèle dans Chambre obscure, ou à l’affection
inarticulée manifestée par Irina envers le héros de L’Exploit ?
Une forte émotion, une
grande empathie naissent chez tout lecteur normalement constitué pour ces
personnages, que Nabokov sait faire vivre – ce qui est après tout la
spécificité du romancier ou du nouvelliste[v].
Nabokov écrivit en russe La
défense Loujine en 1929, et traduisit ce roman en anglais dans les années
1960. Dans la préface qu’il écrivit à cette occasion (datée de décembre 1963),
force lui a été de reconnaître l’existence de tels sentiments, en des termes
que l’on peut lire au dos de l’édition « folio » des années 1990 que
je possède :
« De tous mes
livres russes, La défense Loujine est celui qui contient et dégage la
plus grande « chaleur » […]. En fait, Loujine a paru
sympathique même aux gens qui ne comprennent rien aux échecs et/ou détestent
tous mes autres livres. Il est fruste, sale, laid – mais comme ma jeune fille
de bonne famille (charmante demoiselle elle-même) le remarque si vite, il y a
quelque chose en lui qui transcende aussi bien la rudesse de sa peau grise que
la stérilité de son génie abscons. »
Un cas où l’artiste – et quel
artiste[vi] –
est dépassé par son œuvre ?
[i] Existe-t-il un enfer, un
paradis et un purgatoire pour les personnages de roman ?
[ii] Ces trois personnages ont
donné leurs titres respectifs aux nouvelles ou romans où ils apparaissent.
[iii] Au point d’en faire un
être égaré, ahuri, sauvage. En ces temps où chacun aime à jouer au psychiatre
de comptoir, on verrait en Loujine un autiste.
[iv] Ce dernier domaine est
laissé à Loujine père…
[v] Mais attention, dans l’art
de Nabokov, à l’illusion (Un « Léonard »)
ou au pur prétexte à la création d’une forme (Recrutement).
[vi] Un virtuose, pour le
meilleur (Le Don, Feu pâle) ou frisant l’indigeste (Ada ou l’ardeur).
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