samedi 23 novembre 2013

Pamphlet ou satire ?

Peut-être vous attendiez-vous à un Cinématographe (3), la vengeance, mais je m’en voudrais d’épuiser si vite ce filon et d’abuser de ce procédé. Bornons-nous dans ce domaine à admirer les poses dramatiques prises par quelques-uns cette semaine après les méfaits d’un fêlé armé d’un fusil… Sans oublier les propos rêveurs, lyriques, de Mme Kosciuszko-Morizet sur le métro parisien. Il doit exister un métro parallèle, qui permet à la dame d’avoir de telles visions. J’aime bien, du reste, sa campagne électorale, frappée d’un logo NKM, où le « M » prend la forme d’un cœur, forme qui me rappelle, j’ignore pourquoi, un logo publicitaire pour quelque crème glacée… Ne comptez pas cependant sur moi pour commenter sa coiffure, il paraît qu’elle n’aime pas cela. Bien que, certains matins, au moment de me raser, j’envisage de me laisser pousser une barbiche, ou alors d’avantageuses côtelettes, pour me présenter aux élections municipales, à Paris.
Ces ridicules méritent-ils d’être flétris dans un violent pamphlet ou d’être moqués par quelque satire ? J’avoue avoir une légère préférence pour le second genre, lorsqu’il est pratiqué avec art. Il nous éclaire souvent sur les petites fissures d’un monde ou d’un milieu qui se croit parfait. Et reconnaissons que chez nous, en ce moment, le vernis craque pas mal.
 
Cycle mortel : entre deux files ?
J’évoquais plus haut le personnage sinistre qui a été arrêté cette semaine après avoir manqué tuer un assistant photographe de Libération, le laissant avec des blessures graves qui ont nécessité de lourds soins, et pris le siège d’une banque pour une baraque de tir forain, ainsi que les premières réactions qui ont suivi ces actes. Chacun aura pu observer la piteuse fin du grand numéro antifasciste qui avait suivi ces fusillades, lorsqu’il s’est avéré que le triste sire était plutôt un habitué de certains milieux d’extrême gauche. Justement, la routine antifasciste est un mécanisme fort bien décrit dans un chapitre (Où le fascisme ne passera pas) d’un récent roman, Cycle mortel, de François Marchand.
Cycle mortel est un petit roman sans haute prétention littéraire, que j’ai ouvert il y a quelques jours, avec un a priori plutôt favorable : il y a quelques années, j’avais lu avec plaisir L’imposteur, autre roman du même auteur, qui nous emmenait dans les couloirs d’une grande entreprise où la médiocrité semblait la vertu la plus récompensée avec la malhonnêteté (beau sujet de satire : un petit monde grisé par l’autocélébration, où tout est faux…) ; et Cycle mortel me semblait plutôt alléchant : en 2015, à Paris, soudain, les utilisateurs de Vélib’ tombent comme des mouches, terrassés par un mal mystérieux : voilà la faille dans le manège enchanté qu’est devenu Paris sous l’autorité de son maire.
Ce roman se place bien sûr sous le patronage de Philippe Muray, dont un poème, tiré de Minimum respect, est cité en exergue. Le chapitre 3, Où Paris est une fête, contient à ce titre un morceau de bravoure digne des meilleures pages de On ferme (pas ce que Muray a fait de mieux, mais du moins une estimable tentative d’écrire un roman mettant en scène le spectacle permanent qu’est devenu l’occident moderne). Naturellement, sous ce patronage, on rit beaucoup, de cette même jubilation désolée qui naît à la lecture de Muray.
Cycle mortel présente cependant une faiblesse, que je crois de taille : l’auteur peine à pousser son intrigue et à faire vivre ses personnages, comme s’il ne les aimait pas assez. Trop fidèles à des modèles réels ? C’est du moins le cas de Béchetoile, le maire de Paris, qui cache mal un certain M. Delanoë… Et le moins qu’on puisse dire, c’est que François Marchand n’apprécie guère le modèle :
« C’était aussi un redoutable manipulateur et un démagogue sans scrupules (…). Ses actes les plus ignobles étaient absous du seul fait de son "engagement" à gauche. »
Un tel passage me gêne : il a plus sa place dans un pamphlet que dans un roman, aussi satirique, aussi féroce soit-il. L’auteur eût pu se donner la peine de faire vivre son personnage sans nous livrer explicitement ses sentiments sur celui-ci, par ses apparences, ses attitudes, ses pensées, et par quelques épisodes qui eussent pu dire exactement la même chose. Le bâtir un peu plus, et ôter l’apprêt.
Ce défaut me semble suggérer une hésitation qu’a pu avoir François Marchand en écrivant Cycle mortel, hésitation qu’il n’aura pas su prendre le temps de surmonter, nous livrant ainsi un assemblage maladroit, peut-être un peu bâclé, en tout cas décevant, de morceaux parfois assez savoureux (le dernier chapitre notamment, dont le titre est tout un programme : Où l’humaniste friqué disparaît dans les poubelles de l’histoire). Dommage.
 
Quelques modèles
Gageons pourtant que François Marchand connaît ses classiques. A commencer par Muray qui, dans On ferme, avait créé un récit plus ample, mais lassant dans la durée. Des récits plus brefs de Muray (comme ceux parus dans le recueil posthume Roues carrées), outre ses essais et pamphlets, sont bien plus convaincants. Du côté des essais et pamphlets, Muray fait souvent preuve d’un talent comique qui eût pu inspirer François Marchand, lequel semble pencher de ce côté.
Nous écarterons donc parmi les modèles les magnifiques et rugissants pamphlets de Bernanos (ainsi que, dans le même esprit, quoique dans un style plus léger, Le grand d’Espagne, de Nimier), qui ne cherchent pas à convaincre – et encore moins à séduire – par le rire ou le sourire. On pourra trouver parfois un bon mot ici et là chez Bernanos, mais il est souvent craché avec rage et amertume.
A bien choisir dans le pamphlet violent, nous pourrions aussi citer Bloy (admiré par Muray, du reste). Je pense en particulier à Je m’accuse, descente en flammes de Fécondité, le premier des Quatre Evangiles (sic) de Zola, balayant au passage d’un furieux revers de la main dreyfusards et antidreyfusards. Ce pamphlet présente les avantages d’un humour dévastateur (dont l’autodérision n’est pas exclue) et d’un forme originale, se présentant comme le journal d’une expérience hasardeuse – la lecture en feuilleton, qui explique aussi la forme du journal, du susnommé roman de Zola.
Par ailleurs, Bloy fit aussi quelques incursions dans le domaine de la satire, notamment dans quelques textes des Histoires désobligeantes et même de L’exégèse des lieux communs, où son ironie à la fois froide et baroque lui permet d’éviter d’être trop explicite quant aux jugements – peu amènes – qu’il porte sur ses personnages.
De telles références sont-elles écrasantes ? Tant pis. Poursuivons, en matière de satire. J’évoquais plus haut mon cher Nimier : la même année que Le grand d’Espagne paraît son Perfide, un beau jeu de massacre où les imbéciles, les fourbes et les brutes ne manquent pas ; mais cela ne nous est pas dit : ils vivent, s’animent, parlent, pensent même parfois, et les situations ne sont pas expliquées mais exposées. L’art du roman, quoi. On pourrait encore citer quelques romans de Marcel Aymé, comme Travelingue, Le bœuf clandestin, Le chemin des écoliers ou Uranus
Poursuivons donc hors de nos frontières ! Pourquoi ne pas traverser la Manche et retrouver Evelyn Waugh ? Je ne comprends toujours pas pourquoi il n’existe pas, à ma connaissance, de traduction française de Love Among the Ruins, parfaite satire d’un monde moderne, futuriste, scientiste, démagogue et inhumain, qui commence fort :
« Malgré leurs promesses lors de la dernière campagne électorale, les politiciens n’avaient pas encore modifié le climat. »[i]
Nous pourrions aussi traverser les Alpes ou un bon bras de Méditerranée et descendre jusqu’en Sicile, où nous ne nous serions peut-être pas attendus à trouver une bonne dose de franche satire (ô puissance des réputations !), en lisant Le guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.
 
Comment ? Le guépard ? Une satire ?
J’entends d’ici monter ces clameurs de surprise. Ceux qui les poussent, et je ne leur en veux pas, ont sûrement à l’esprit l’adaptation cinématographique de ce roman que fit Visconti. Ils se rappellent sans doute une somptueuse fresque sur fond d’unification italienne, en 1860, ornée de la mythique scène du bal
Il faut savoir que ladite scène est tirée d’un passage qui tient sur vingt-cinq pages dans un roman qui en fait environ trois cents. La fin de ce passage nous expose les visages fatigués, pâles ou jaunis, des invités, ainsi que… les pots de chambre qui débordent au petit lieu des messieurs. Cruauté flaubertienne ?
D’autres détails, d’autres passages, sont autant de signes d’un penchant satirique. Il y a bien sûr le célèbre « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » prononcé par Tancredi, le neveu du prince Salina, au moment de s’engager aux côtés des partisans de l’unité, contre le royaume de Naples et des Deux-Siciles, contre les intérêts, les fidélités et les traditions de sa famille. La suite du roman nous fera bien comprendre, en effet, que tout change sans que rien ne change, mais peut-être pas de la manière prévue : les princes cèderont la place à des bourgeois et à des parvenus, et les petites gens de Sicile seront toujours aussi pauvres.
Qui sont ces princes siciliens ? Oh, des gens pas très brillants, pas très lettrés… On finira par voir ce que deviendront les filles du prince Salina : trois vieilles filles qui vivent dans leurs souvenirs et qui se sont aménagé une chapelle privée, laquelle semble plutôt abriter une collection de reliques douteuses qu’une sincère dévotion. Lorsque le Pape ordonnera une inspection de ce type de chapelles, ces demoiselles s’indigneront, le considérant comme un « Turc »[ii]. Sans compter que le prêtre qui trie leurs reliques est un Piémontais !!! Ce dernier ne manquera pas de les doucher :
« "Je suis heureux de vous dire que j’ai trouvé cinq reliques parfaitement authentiques et dignes d’être des objets de dévotion. Les autres sont là", dit-il en montrant le panier. »
Et ne parlons pas de son fils, dont le seul intérêt semble résider dans son cheval…
On pourrait dire « bon débarras » en voyant disparaître ce monde vermoulu. Ce qu’aura sans doute conclu Tancredi, lequel fera une belle carrière politique, se plaçant commodément « à l’extrême gauche de l’extrême droite », après avoir préféré à l’amour de sa cousine l’ambition de la jolie fille du maire, un parvenu vulgaire et intéressé, tout à fait dans la ligne de l’Italie nouvelle.
Personne n’est donc épargné, pas même le prince Salina, pas même le monde qui naît devant lui, malgré lui, contre lui.
Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, eût pu en faire assez facilement des tonnes, et nous eussions eu devant nous une belle galerie d’imbéciles, d’ambitieux et de dupes, de pantins grimaçants s’agitant vainement dans une aigre satire. Mais un prince qui sait se tenir est certainement trop bien élevé pour cela. Au lieu d’épancher sa bile, il fait un pas en arrière ou de côté et, sourire en coin, glisse ici et là, dans un récit dramatique et désabusé, une remarque, un détail, qui fait apparaître sans insister le ridicule de bien des choses, de bien des personnages ou de bien des points de vue, sans les condamner. Entrant souvent dans les pensées du prince Salina, il nous les fait partager, nous révélant un univers mental plein d’erreurs et de lucidité, d’intelligence et de préjugés, de noblesse et de cynisme, de tendresse et d’hypocrisie, de bonté et de brutale injustice…
C’est que, je crois, il aimait ses personnages tout en savourant leurs ridicules – pas toujours minces. Une position délicate qui, avec un long et difficile travail d’écriture, donne la plus nuancée des satires.
 
Post-scriptum (le même)
Naturellement, il nous est permis d’avoir toujours la même pensée ou de faire les mêmes prières que la semaine dernière, pour le père Georges Vandenbeusch…


[i] C’est donc moi qui viens de traduire cette phrase. Pardon pour les éventuelles lourdeurs. Observons au passage qu’il semble, à ce que disent certains climatologues, que les hommes soient désormais parvenus à modifier le climat, mais d’une manière bien involontaire… Réalisation peu rassurante, si elle est effective.
[ii] Plus catholiques que le Pape… Voilà donc un travers qui n’est pas d’hier.

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