dimanche 4 février 2018

Ils commémorent rond (ou : comme est Maurras)

L’habitude de commémorer un événement de manière plus solennelle lorsqu’il est survenu il y a un nombre rond d’années est probablement une coquetterie qui nous affecte tous plus ou moins. Cette coquetterie n’épargne pas notre vie privée : songeons aux anniversaires – de naissance, de mariage…
La république française n’y échappe pas non plus. Certains de ses adorateurs voulant en faire l’objet d’un culte explicitement religieux, il ne faut pas s’étonner de l’existence depuis quelques lustres d’un haut comité des commémorations nationales, lequel publie chaque année un livre énumérant et présentant les faits et les événements dont la France républicaine fera mémoire.
Ne faisant pas partie des adeptes de ce culte étrange, j’ignore selon quel module est établie la rotondité de l’écart aux millésimes – rimant par les chiffres à la présente année – sur lesquels les doctes membres de ce haut comité sont censés se pencher. Dix, vingt, cinquante ans ? Toujours est-il que 2018, dans ce domaine, ne manque pas de ressources évidentes, si l’on s’en tient à un module de cinquante ans[i] : 1968, 1918, 1768…
Glissons rapidement sur 1968. Voilà déjà cinquante ans que les héros – ou les hérauts – d’une vieillissante jeunesse révolutionnaire se décernent les uns aux autres des médailles en chocolat, dans une permanente foire aux airs numismatiques. Ne les flattons ni ne les flétrissons point trop : mai 68 fut probablement plus un symptôme qu’une cause…
Pour ce qui est de 1918, comment n’être pas ému par la fin d’un carnage absurde ? Notons toutefois que les traités qui suivirent l’armistice furent porteurs, aux dires de beaucoup, de germes néfastes qui donnèrent leur pleine mesure en 1939.
Remontons gaiement les siècles pour nous arrêter en 1768 : cette année-là, un traité de Versailles, encore un, faisait de la Corse un territoire français. Il se dit que les Corses apprécient encore aujourd’hui l’événement de manière diverse. Qu’ils sachent toutefois que nous sommes vraisemblablement nombreux en France à ne point voir d’inconvénient à nous savoir leurs compatriotes.
1768 est aussi l’année de naissance de François-René de Chateaubriand. Comment nos commémorateurs républicains auraient-ils pu oublier un écrivain de cette taille ? Observons toutefois qu’ils ont dû être quelque peu gênés aux entournures par ses choix politiques, l’homme ayant émigré pendant la Révolution et ayant plus tard manifesté avec constance, quoique d’une manière jugée étrange, voire brouillonne, pour ne pas dire contre-productive, par certains, son légitimisme.
Cent ans après Chateaubriand naissait Charles Maurras, qui ne goûtait guère le romantisme de son aîné, auquel il reprochait de n’avoir « jamais cherché dans la mort et dans le passé, le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel ». Une notice avait été commandée à M. Olivier Dard, historien et biographe de l’intéressé, pour le livre des commémorations de 2018. Il a fallu l’en retirer[ii], devant le scandale : quoi, Maurras ? Il semble, vu la teneur des protestations, que certains n’aient retenu de lui que son antisémitisme, le réduisant ainsi à un genre de sous-Drumont[iii]. C’est sans doute un trait typique de notre époque : des gens qui ne savent à peu près rien de Maurras s’étranglent dès qu’ils lisent son nom ou l’entendent prononcer. Il y aurait cependant beaucoup à dire sur Maurras, si nous prenions la peine de le connaître un peu mieux, ne serait-ce qu’à cause de l’influence qu’il eut en son temps sur de nombreux intellectuels et hommes d’action, qui les mena sur des chemins fort divers et contribua un temps, en mal autant qu’en bien à infléchir le destin de notre pays. Il y aurait donc aussi beaucoup à dire sur l’homme et ses idées : beaucoup de mal et de bien, sans doute, à de nombreux points de vue. On trouve par exemple ceci, de Roger Nimier, dans ses Journées de lecture, alors que le sujet était encore chaud :
« Il aime à créer des mythes avec les personnages de son temps ou à les retrouver à travers eux. Le danger de ce procédé platonicien, trop subtil et trop fabuleux pour certains lecteurs qui lisent de travers comme on avale de travers (c’est-à-dire en s’étranglant), apparut finalement d’une manière dramatique. Les sages patries qu’il s’était constituées lui ont fermé les yeux sur le monde enragé des années 40. Il lui est arrivé de raisonner en philosophe grec, aveugle et sourd aux cris de l’époque, quand ses hypothèses, maniées par des fous et transformées en vérités d’Etat, servaient à tuer. Pendant l’occupation, il continuait à manier ses balances, sans savoir que les poids étaient truqués et que son antisémitisme littéraire, félibre, imbécile et d’ailleurs modéré, s’appelait ailleurs Auschwitz ou Dachau. Il est grave pour un politique d’ignorer son temps. Il est vrai que si l’époque avait compris sa politique, les choses auraient peut-être connu un cours différent. »
Tout n’est certainement pas dit dans ce long passage sur ce que Maurras peut avoir d’intéressant ou sur les reproches parfois graves qui peuvent lui être faits (d’un point de vue catholique notamment), mais retenons-en qu’un regard critique y est porté. C’est cela qui compte, et non se savoir quels noms devraient être retenus ou non dans je ne sais quel support d’une liturgie républicaine qui ne semble servir que de carburant à quelques journalistes, polémistes ou politiciens et qui, pour ma part, m’indiffère. La politique, comme la littérature[iv], appelle la critique et non l’idolâtrie ou le vomissement.


[i] Ne seront point mentionnés ici, donc, par exemple, Georges Bernanos ou Paul Morand, tous deux nés en 1888.
[ii] Il est possible de se consoler en lisant celle que le même a rédigée pour le Dictionnaire du conservatisme, récemment paru aux éditions du Cerf.
[iii] C’est dire.
[iv] On parle aussi de rayer le nom de Jacques Chardonne, mort en 1968, du fait de ses errements collaborationnistes…

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