jeudi 24 novembre 2016

Stop au bashing !

C’est sous le cri de ralliement de « Stop au Hollande-bashing ! » qu’est paru, dimanche 20 novembre, dans le Journal du dimanche, un appel signé par quelques célébrités ou, pour présenter mieux, quelques personnalités du monde artistique et culturel. Sans préjuger du mérite artistique de ces personnalités[i], qu’il nous soit permis de douter de leur maîtrise du français, puisqu’elles ont accepté de publier leur appel sous un titre non seulement saturé de franglais[ii] mais dont le vocabulaire traduit une soumission assez servile à la mode.
Soyons juste et rappelons le titre entier de cet appel[iii] : Une soixantaine de personnalités disent « stop au Hollande-bashing ! ».
Commençons par la question du franglais : stop peut facilement être remplacé par halte ; quant à bashing, la consultation d’un dictionnaire anglais-français nous apprend qu’au sens propre ce mot peut signifier rossée, raclée ou dérouillée et, au sens propre, dénigrement systématique. Le Journal du dimanche eût donc pu titrer : Une soixantaine de personnalités disent : « halte au dénigrement systématique du président Hollande ! », ou encore, pour éviter ce lourdingue style direct : Une soixantaine de personnalités protestent contre le dénigrement systématique du président Hollande.
Cette dernière formulation, gageons-le, n’aurait pas les faveurs d’un rédacteur en chef. Tant pis, dédisons-nous et passons par le style direct pour imaginer sa réaction : « Pas très punchy, ça. Ça manque de "peps", coco. On dirait un titre du Monde dans les années 70. » Et voilà comment on en vient à user jusqu’à l’écœurement de termes à la mode, comme bashing.
C’est probablement vers 2003 que ce mot a débarqué sur nos rivages pour envahir la langue des journalistes. C’était à l’époque où M. George W Bush[iv] avait décidé de semer définitivement la pagaille au Proche-Orient. On sait que la France manifesta son refus de suivre nos amis américains par la voix un peu ampoulée de M. de Villepin[v]. On sait aussi de quelle campagne de dénigrement notre pays fit l’objet alors aux Etats-Unis, jusque dans les détails les plus futiles[vi]. On nomma cela le French-bashing. Et le mot bashing fut accommodé depuis à toutes les sauces.
Bien entendu, écrire Hollande bashing au lieu de dénigrement systématique du président Hollande donne à cet appel le caractère dérisoire de ce qui suit la mode. Mais le choix de ce titre illustre fort bien le passage (définitif ?) du peuple de gauche, cher à feu Pierre Mauroy, aux people de gauche. La tendance a dû s’amorcer il y a une trentaine d’années, quand François Mitterrand adopta des poses d’oracle sibyllin mais éclairé de la gauche.
Observons que parmi les signataires de cet appel se trouve l’inévitable Jean-Michel Ribes, qui passa tout le quinquennat de M. Sarkozy à tourner ce dernier en dérision, le tout dans un théâtre subventionné, bien au chaud. Le voilà donc qui reproche à d’autres de faire ce qu'il fit naguère, cinq ans durant.
Du reste, M. Hollande fait-il réellement l’objet d’un dénigrement systématique de toutes parts ?[vii] Nous ne le croyons pas : c’est plutôt de dérision ou de ridicule qu’il faudrait parler. La chose est d’ailleurs peu recommandable, car peu charitable, peu constructive, peu élégante parfois et témoignant d’une inspiration qui tend de plus en plus à se tarir. Sans compter le risque de sombrer dans un état qui tiendrait autant du cynisme que de la déprime. Ne perdons donc pas notre temps à ridiculiser nos politiciens. Ils s’en chargent fort bien eux-mêmes. Laissons-les exercer leurs compétences.


[i] Catherine Deneuve, qui figure en bonne place parmi les signataires, fut autrefois admirable, dans La vie de château ou La sirène du Mississipi, par exemple.
[ii] Parmi ces personnalités se trouvent certainement quelques partisans de l’exception culturelle française. Félicitons-les pour ce combat, mais invitons-les aussi à un peu de cohérence.
[iii] Et contentons-nous de ce titre. Le reste est pitoyable. Ceux qui insistent pourront aller voir ici.
[iv] A côté de qui, en matière d’imbécillité politique, M. Donald J Trump fait figure d’amateur. De riche amateur, certes, mais d’amateur quand même.
[v] Reconnaissance perpétuelle à lui et à M. Chirac pour cela, malgré à peu près tout le reste.
[vi] Certains ordinaires, mess et cantines américains cessèrent, dit-on de servir des frites (y compris, probablement, en doubles rations) sous l’appellation French fries, les nommant désormais freedom fries. Le diable est dans les détails, la stupidité aussi.
[vii] La même question peut être posée en ce qui concerne M. Sarkozy.

dimanche 20 novembre 2016

Considérations d’un abstentionniste

Aujourd’hui avait lieu le premier tour de ce qui s’appelle la primaire de la droite et du centre ; qui voulait bien pouvait voter pour son préféré parmi sept candidats pour représenter, donc « la droite et le centre » à l’élection présidentielle de l’an prochain. Parmi ces sept candidats, on dénombre : un ancien président de la république, son ancien premier ministre, trois de ses anciens ministres, un insignifiant apparatchik, tous membres du parti « les républicains », auxquels il faut ajouter M. Jean-Frédéric Poisson.
On voit par là que cette élection au caractère officieux sert surtout à vêtir d’oripeaux démocratiques la désignation par un parti politique d’un candidat à la prochaine élection. En gros, personne n’aura à se plaindre de ce « candidat unique de la droite et du centre », puisque son choix émanera de la « volonté du peuple ». La presse nous a déjà vendu trois favoris : MM. Sarkozy, Fillon et Juppé. Le premier sent le déjà vu (pour ne pas dire le grillé), les deux autres rivalisent de propositions libérales.
Les quatre autres candidats font ce qu’ils peuvent pour exister. Qu’allait faire M. Poisson dans ce bocal ? Certes, il a acquis un peu plus de notoriété publique, mais pour quoi faire ? Pour s’engager à soutenir ensuite un candidat dont les idées ne seront pas les siennes ?
Question de milieu sans doute, j’ai rencontré pas mal de personnes (dont quelques-unes que j’estime fort) qui sont allées voter. Certaines ont même voulu m’y inciter, mais…
Et puis ces campagnes de retape sur Internet : « Le vendredi, c’est Poisson aussi », « Avec Alain Juppé, il est urgent d’agir », sans compter les épanchements de la Weltanschauung de M. Hervé Mariton, lequel n’a pas eu l’heur de s’aligner dans la course… Je soupçonne que quelques connexions « Manif pour tous » ont fini par me valoir ces courriers électroniques envoyés en masse. Bon, pour M. Poisson, je veux bien, mais pour les autres (à l’exception, peut-être de M. Mariton, lequel etc.)… Sans doute est-ce dû à une hâtive association « catho-LMPT-donc-de-droite-donc-intéressé-par-LA-droite » ?
A propos de « cathos », le Secours catholique a publié un message sur la pauvreté le jour du dernier débat télévisé entre ces candidats. Les pauvres, en substance, ont avant tout besoin de soutien (matériel, mais pas seulement) et non de discours sur la nécessité de « débloquer » l’économie. A propos de ces débats, observons que leurs décors façon « jeu télévisé » ont dû avoir leur coût : combien, aux frais de qui, dans la poche de qui ?
Du reste, le Secours catholique distribuait aujourd’hui des enveloppes à la sortie des églises, pour ceux qui souhaiteraient les emplir de quelque chèque. Et la Providence, toujours fidèle, avait lesté mon porte-monnaie de pièces de deux euros destinées aux mendiants que je croise chaque dimanche en sortant de la messe. Le nombre de mes pièces de deux euros étant limité, je ne suis pas allé ensuite en donner une à un parti me demandant de départager quelques sous-chefs de bureaux en mal de dorures élyséennes. Ce parti, en outre, m’aurait demandé de signer une déclaration en faveur des « valeurs républicaines de la droite et du centre ». Etant peu amateur de blancs-seings, j’attends toujours une énumération de ces « valeurs ». Mais peut-être suis-je un peu vétilleux, voire intransigeant : si ces valeurs sont communes à Mme Kosciusko-Morizet et à M. Poisson, elles ne doivent pas engager à grand-chose.
En somme, ce cirque ne peut que renforcer mes penchants royalistes.
Mais n’en faisons pas un drame. C’était aujourd’hui aussi (et surtout) la solennité du Christ roi de l’Univers. Tout autre chose que les simagrées républicaines ou que mes penchants royalistes, ces simagrées et ces penchants me paraissant soudain bien vains…

jeudi 17 novembre 2016

Trumperies (2)

Il me faut faire ici un aveu : comme tous les experts ès américaineries, j’ai été surpris par l’élection de M. Donald J. Trump au poste de président des Etats-Unis. Le personnage était tellement grotesque que même Mme Clinton ne pouvait que l’emporter. J’avais même ma petite théorie du complot à ce sujet, que j’avais exposée ici. A ma décharge, je ne suis en rien un expert en américaineries, moi.
Les experts, quant à eux, tentent de recoller les morceaux en nous expliquant comment ce « séisme » a pu se produire. Il leur faut quand même sauver leurs boutiques. On nous a donc servi une réaction des « mâles blancs déclassés » à un sentiment d’humiliation provoqué par la candidature d’une femme après huit ans de présidence d’un homme noir : manière un brin condescendante, quoique polie, de traiter les électeurs de M. Trump de ploucs racistes et misogynes ; au fond, c’est en gros ce que Mme Clinton avait dit d’eux pendant sa campagne.
Peut-être ces experts n’ont-ils pas pressenti qu’en fait n’importe qui, même M. Trump, avait des chances de donner du fil à retordre à Mme Clinton, voire (ce qui s’est finalement produit) de l’emporter sur elle. Non pas parce que c’est une femme, encore moins à cause du teint de M. Obama. Simplement (mais ce n’est qu’une hypothèse) parce que Mme Clinton représente jusqu’à la caricature les vieux routiers (et les vieilles routières) de la politique politicienne. Dans ces conditions, n’importe quelle chaussure, même, disons, si elle était rose avec des étoiles vertes, pouvait convenir à certains pour botter le derrière de ceux qui les écœurent.
Il est à noter que cette élection, comme tous les quatre ans, fascine le monde entier ou une bonne partie de celui-ci. On se croit un peu partout tenu de prendre parti pour l’un ou l’autre candidat, ou du moins autorisé à le faire. Certes, les Etats-Unis sont un pays puissant et influent, mais jusqu’à plus ample informé nous sommes une vaste majorité à ne pas en être les citoyens, ni même – du moins officiellement – les vassaux[i] ou les obligés. Comment expliquer cette frénésie ? Le rêve américain ? L’esprit « yéyé » ? Ou peut-être s’agit-il d’un désir de se soumettre au bon vouloir d’un empire ? Dans ce dernier cas, ce serait bien commode pour nos politiciens, qui ne se sentiraient en rien tenus de décider quoi que ce soit[ii].
Les cas les plus paradoxaux de ce genre d’hypnose se rencontrent chez ceux que nos journalistes nomment « populistes », avec la hargneuse condescendance qui convient. Quels cris d’enthousiasme pour M. Trump n’entend-on pas depuis un bon moment chez bon nombre de nationalistes ! Ceux-ci nous étonneront toujours, tant ils sont occupés à se chercher des modèles, voire des maîtres, à l’étranger (et ce n’est pas d’hier). Curieux comportement de la part de ceux qui placent l’identité nationale (ou l’idée qu’ils s’en font) au-dessus de tout.
Mais que craindre ou espérer de l’élection de M. Trump si l’on n’est pas Américain ? Deux choses, peut-être : dans le registre des craintes, celle d’une remise en cause des engagements de son pays en matière d’émissions de gaz à effet de serre ; dans celui des espoirs, celui de relations apaisées entre les Etats-Unis et la Russie, une fois congédiés (permission de rêver) une certaine coterie de néo-conservateurs et leurs idiots utiles.
C’est sur ce dernier point que surgissent les doutes : M. Trump ne gouvernera pas seul et devra compter en outre avec le Congrès. D’ailleurs, on le verra probablement s’entourer – ou se laisser entourer – de vieux briscards qui lui dicteront sa politique. Si c’est le cas, bien des espoirs et des craintes s’envoleront. Tout le monde en aura alors pour ses frais : les contempteurs, les électeurs et les admirateurs de M. Trump. La cuisine habituelle reprendra ses droits. M. Trump semble en fait être une outre vide où chacun aura versé ce qu’il aura voulu, pour le détester[iii] ou l’aimer.
Chez nous, nos farouches nationalistes en seront quittes pour aller se chercher un nouveau maître, encore ailleurs.
Du reste, M. Trump a donné un signe étrange en déclarant renoncer à son traitement de président des Etats-Unis. Peut-être est-ce un signe d’honnêteté : nous avons certainement affaire à un homme qui sait qu’il faut payer – et non se faire payer – pour s’amuser un peu[iv].


[i] Le caractère quelque peu féodal de ce terme a des résonances chevaleresques. J’en use donc faute de mieux s’il s’agit des Etats-Unis d’Amérique.
[ii] Et ce serait normal chez bon nombre de journalistes, de financiers et de snobs qui se rêvent en citoyens du monde tout en se proclamant réalistes.
[iii] J’avoue avoir été ennuyé par les reportages sur des manifestations anti-Trump après l’élection de ce personnage. S’il a été élu… Le mieux pour ses opposants sera de se mobiliser lorsqu’une fois installé il annoncera telle ou telle mesure. Sinon, n’importe quelle élection dans n’importe quel pays pourra donner à l’avenir lieu à d’interminables manifestations.
[iv] Et je recommande quelques avis intéressants ici et chez P. de Plunkett, ou encore chez J. Leroy (mais oui, mais oui…). Ah, et aussi  : une parfaite synthèse.

samedi 12 novembre 2016

« Les visages pâles » (Solange Bied-Charreton)

Faire d’une époque un objet romanesque est une tâche noble à laquelle, de temps en temps, s'attellent les écrivains. La tâche est en apparence plus facile s’il s’agit pour un écrivain de dépeindre son époque ou un passé proche qu’il a bien connu : le travail de documentation, à première vue, est léger, l’écrivain peut utiliser ce qu’il sait, ce qu’il a vu ou entendu, et le rendu de l’ambiance générale peut sembler un mince effort, à moins que quelques contemporains vétilleux viennent chipoter sur quelques détails. Cependant, une époque, c’est aussi riche que vague : autant se limiter à des événements précis et à des milieux particuliers s’il y a quelque chose à en écrire, quelque intérêt à en tirer.
Pour citer quelques références écrasantes, pourquoi ne pas songer à L’Education sentimentale de Flaubert où à quelques épisodes de Gilles de Drieu la Rochelle ?
Il serait tentant de voir dans Les visages pâles, dernier roman de Solange Bied-Charreton, le « roman de la Manif pour tous », et plus particulièrement celui des jeunes manifestants, avec leur enthousiasme, leurs incohérences, leurs rages, le mépris que leur opposent les indifférents, leurs déceptions et leurs évolutions… Ce serait un peu court. Après tout, seuls deux des personnages principaux des Visages pâles, une mère et son fils (auxquels il faut ajouter un comparse, ami du fils), iront manifester contre le « mariage pour tous ». Il s’agit plutôt de voir se déliter un milieu, illustré par une famille de grands bourgeois mâtinée de ce qu’il faut de vieille noblesse.
Nous sommes donc au milieu de 2013. La famille Estienne n’a rien d’exceptionnel dans son genre : fortune faite depuis quelques générations dans la fabrication de brosses à dents, elle a acquis au cours du temps ce qu’il faut de lustre. Jean-Michel Estienne, paterfamilias en titre, a trois enfants, Hortense, Lucile et Alexandre, issus de son mariage avec Chantal de Sainte-Rivière. Tout cela aurait l’air parfait si Jean-Michel n’avait pas vendu depuis plus de vingt ans l’entreprise familiale (scandalisant ainsi son vieux père) et s’il n’avait pas divorcé pour remplacer sa légitime épouse par une fastidieuse succession de maîtresses ou de compagnes. Chantal de Sainte-Rivière, de son côté, vivote dans un petit appartement où s’empile, sous la forme d’un mobilier ancien, hétéroclite et abondant, tout son pedigree.
Si Hortense, la fille aînée, porte tous les signes modernes de la réussite (elle dirige une start-up, a un compagnon banquier et deux jolis enfants ; elle maîtrise parfaitement le franglais, qu’elle parle avec naturel et un accent éthique très travaillé) et si Alexandre, le benjamin, a fait de bonnes études d’ingénieur et débute de manière prometteuse dans l’automatisation de procédés industriels, Lucile a perdu depuis belle lurette ses ambitions artistiques pour devenir graphiste dans une agence de communication.
Tout est en place, par conséquent, pour que les fissures s’élargissent. Il ne manque que la secousse initiale. Celle-ci survient dès les premières pages[i] : c’est la mort du grand-père, Raoul Estienne, et le désir qu’a son fils de vendre la maison de celui-ci, la Banèra. Ce à quoi s’opposeront ses trois enfants.
Au fond, Jean-Michel Estienne est un bourgeois cohérent : c’est un homme de mouvement plus qu’un homme d’ordre. L’ordre, les choses immuables, ce sont des traits d’ancien régime : plutôt le côté Sainte-Rivière.
Au premier abord, ses deux filles sont elles aussi cohérentes : l’aînée est une entrepreneuse, à la mode du temps – sa start-up ne produit rien mais rapporte beaucoup d’argent ; la cadette est à sa façon dans le mouvement, par son emploi « branché » et ses amours passagères. Mais c’est une « artiste » et aussi une « âme sensible » qui pensera un temps vivre une grande histoire d’amour, une vraie : goût aristocratique de l’inutile et de l’immuable ?
Alexandre, le plus jeune, est plus vif et plus confus : auxiliaire de la modernité dans ses formes techniques, il en rejette le versant « sociétal ». Il se jettera dans la Manif pour tous avec passion[ii], nourrissant son antimodernisme paradoxal de citations (notées sur son smartphone) d’auteurs qu’il n’a pas lus, de slogans on line et de doctes liens hypertextes. C’est un bon petit singe savant ou un preux chevalier, selon les points de vue. Il a « des préciosités de verbicruciste » et réponse à tout. Il est prêt à lutter virilement pour la France catholique, avec autrement de panache que les évêques : « L’Eglise catholique se doit de défendre, en premier lieu, nos valeurs », lui arrive-t-il de proclamer[iii].
Alexandre est souvent flanqué d’un ami, Côme, sorte de néo-néo-hussard raté qui cultive avec soin un certain détachement. Il écrit des romans – tous refusés – avec « deux adverbes par phrase, un héros misanthrope […], des morts par accidents de voiture, une dénonciation du sartrisme, quelques vues audacieuses sur la bourgeoisie, [situés] malgré tout dans les années 2010. » En matière d’aphorismes cinglants, il prendra une leçon humiliante auprès de prolos identitaires, après une manifestation : « On aimerait plus ou moins être pris au sérieux »…
Alexandre, au fil des manifestations et des rencontres, semblera gagner en lucidité, en cohérence aussi, mais surtout en lassitude ou en amertume. Quant à ses sœurs… Hortense démolira son ménage et Lucile sera lâchée par son amant, Charles[iv].
Tout retombera dans la médiocrité, dans la dépression, quand l’évidence de la comédie s’étalera sous leurs yeux : la jeune entrepreneuse (et mère de famille épanouie), l’artiste ratée amoureuse mais lucide, le jeune homme intransigeant, « libéral-conservateur » puis « décroissant », tous n’étaient peut-être pas même des personnages. Tout juste des figurines, des « Playmobil en mal de sensations fortes », peut-être ? Ils finiront par voler en éclats ou par tomber en morceaux, en quelque sorte. Leur restera la Banèra, seul repère.
Ce long roman est composé de brefs chapitres, presque des nouvelles que l’on pourrait lire séparément. Le ton, un brin sarcastique ou ironique, frise parfois le lyrisme quand il s’agit de dépeindre les amours de Lucile et de Charles. Assurément, s’il faut citer Drieu la Rochelle parmi des références fatalement écrasantes, il faut plutôt songer à Rêveuse bourgeoisie qu’à Gilles, toutes proportions gardées : la satire est en sourdine, avec un fond mélancolique s’abandonnant un peu trop parfois[v]. Le ridicule des personnages réside plus dans le conformisme que dans la folie[vi]. La langue, comme les décors, porte les stigmates du temps, les relevant ou les absorbant. On évolue ici dans une France contemporaine bétonnée, plastifiée, standardisée ; on traverse Paris en RER pour aller à la Défense. Et Solange Bied-Charreton semble avoir renoncé dans Les visages pâles à l’imparfait du subjonctif. On pourrait le lui reprocher, à moins que ce manque ne contribue à dépeindre une époque « sans rien de grandiose, […], muette, sans saveur délectable, sans beauté spécifique ».


[i] Où donc, sinon ? Sans cela, pas de roman…
[ii] Contrairement à ses sœurs, en particulier à Hortense, dont les intérêts ne sont pas menacés par la loi Taubira : sommet de la morale libérale.
[iii] Une perle. Le genre de came que revend une certaine presse de droite et qui semble (c’est regrettable) avoir trouvé son public.
[iv] Encore un qui, à sa manière, est plus « hussard » que le pauvre Côme.
[v] « Un grand roman contemporain, une satire sociale où résonnent humour, tragédie et émotion », nous dit la quatrième de couverture. Rien que cela !
[vi] C’est donc bien un roman français, et non anglais, par exemple…

vendredi 4 novembre 2016

Morceaux choisis

Des circonstances toutes personnelles m’ont récemment mis en possession de vieux livres, plus que centenaires, destinés aux collégiens et aux collégiennes d’un temps révolu. Outre un recueil des oraisons funèbres de Bossuet, me voici donc possesseur de Morceaux choisis des prosateurs et des poètes français depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Précisons que « nos jours », en l’occurrence, sont ceux qui s’écoulaient en l’an 1889.
Passé un moment d’émerveillement devant ce que l’on voulait bien faire connaître aux jeunes gens et jeunes filles (entre la sixième et la quatrième) en ces temps reculés, penchons-nous sur quelques-uns des noms d’auteurs qui ont retenu l’attention de M.L Ducros pour publier ces Morceaux choisis en 1889 à la librairie classique de F.-E. André-Guédon, à Paris.
Si pour le XVIIe et le XVIIIe siècles, voire pour le début du XIXe, les écrivains choisis nous sont, de nom sinon toujours de lecture, presque tous connus, cela se gâte un peu ensuite, particulièrement en matière de poésie. Qui lit encore, parmi les prosateurs, Villemain, Saint-Marc Girardin, Ernest Legouvé, Victorien Sardou, Gustave Droz, André Theuriet et quelques autres ? Chez les poètes, que nous disent des noms tels que Chênedollé, Millevoye, Lebrun, Soumet, Gousselin, j’en passe et de plus obscurs ?
Plus ils sont contemporains de ce recueil, moins les noms ont traversé les âges. Les lecteurs attentifs des souvenirs littéraires de Léon Daudet lèveront un sourcil distrait au nom de Jean Aicard, et celui de Paul Déroulède n’évoque plus qu’un sentimentalisme patriotard et brouillon. Il est écrit de ce dernier dans ces Morceaux choisis : « Ses vers, parfois incorrects, négligés et d’une rime insuffisante, ont "la mâle franchise et l’allure fière du soldat" ». Il est ajouté plus bas que Déroulède voue « une haine éternelle aux ennemis de son pays ». Drôles de critères pour clore, ou presque, une liste commençant par Malherbe, Corneille, La Fontaine, Boileau, Racine… Et puis ce n’est pas très aimable pour les soldats, qui devraient se contenter de vers de mirlitons. Quant à la haine éternelle envers les ennemis de mon pays, je la laisse à d’autres. Je préfère les palabres diplomatiques, les fusils quand il faut, les victoires et les traités de paix (ceux-là même que toute haine, surtout éternelle, interdit).
On voit par là combien il est difficile, le nez dedans, avec d’autres considérations que littéraires, d’évaluer les écrivains contemporains.
De tous les Lagarde et Michard qui ont pu passer entre mes jeunes mains (il y a déjà quelques lustres ; les lycéens d’aujourd’hui utilisent-ils encore ces anthologies déjà anciennes de mon temps ?), celui voué au XXe siècle m’a échappé. Dommage : il doit s’y trouver quelques surprises déjà amusantes. MM. Pierre Jourde et Éric Naulleau[i], il y a quelques années, eurent l’idée du Jourde et Naulleau, « précis de littérature du XXIe siècle » où, pastichant les Lagarde et Michard, ils pontifièrent  sur quelques médiocrités et fausses gloires contemporaines. Le résultat est assez drôle.
Pourquoi laisser, du reste, ce labeur à des tâcherons, à de brillants professeurs ou à des esprits narquois (mais assez clairvoyants) ? Il peut être assez drôle pour un écrivain, et déroutant pour ses lecteurs, de parier sur ce que la postérité retiendra de lui. C’est un pari osé, car il se fait au risque du ridicule ; après tout, la réponse peut être aussi cruelle que lapidaire : rien. La chose a pu arriver à quelques-uns, à qui un succès commercial ou critique sur le moment aura donné quelques espérances ; certains ignorent parfois qu’ils se survivent déjà. Dans Hiver caraïbe, Paul Morand écrivait :
« Un écrivain est un médium. Son talent est sa force vitale. S’il continue à écrire l’ayant perdue, il devra frauder, comme les médiums épuisés, et finira par se faire pincer. Si, jusqu’au bout, il aveugle ses contemporains, c’est au lendemain de sa mort que la postérité découvrira la supercherie. »
La barre est placée haut, donc, et le propos est des plus sérieux. Dans l’ensemble, Morand a passé l’examen. En cherchant bien, on trouvera probablement du déchet dans son œuvre (chez qui n’y en a-t-il pas ?), mais pas de quoi rendre celle-ci oubliable, quarante ans après la mort de Morand.
Dix ans après Paul Morand disparaissait Jorge Luis Borges : encore un qui nous parle toujours ; lui aussi a passé l’épreuve. Mais – on n’est jamais trop sûr – il fit le tri dès 1961 dans son œuvre, faisant paraître sur deux cent cinquante pages environ son Anthologie personnelle. Si peu d’une telle œuvre, vingt-cinq ans avant sa mort, voilà qui paraît sévère. Dans la préface qu’il fit à cette anthologie, il écrivait, fort sérieusement sans doute :
« Mes préférences ont dicté ce livre. Je veux être jugé par lui, justifié ou désapprouvé par lui, non par ces exercices de couleur locale excessive et apocryphe qui parcourent les anthologies et dont je ne peux me souvenir sans rougir. »
Est-ce si sérieux ? Peut-être, mais cela n’exclut pas l’humour : Borges trie dans l’œuvre de Borges, ce qui implique une critique de Borges par Borges. Et retient un court texte intitulé « Borges et moi » : « C’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent », lit-on pour commencer, avant de finir sur : « Je ne sais lequel des deux écrit cette page ».
Le pari semble avoir été gagné par Borges, puisque c’est cet automne qu’est parue une traduction française de cette anthologie[ii]. Ajoutons à cela qu’un concentré de Borges toujours à portée de la main dans un format maniable est une chose bien pratique.


[i] Editeur, écrivain et critique littéraire, quand il ne joue pas un personnage à la télévision avec M. Éric Zemmour ; mais ceci est une autre histoire…
[ii] Chez Gallimard, dans la collection « l’Imaginaire ».

vendredi 28 octobre 2016

« Livre pour adultes » (Benoît Duteurtre)

Impitoyables, les saisons se succèdent. Selon notre humeur, nous éprouvons de ce fait de l’impatience, de la nostalgie ou de l’ennui. Ainsi, après la rentrée littéraire, voici revenir la saison des prix littéraires. Cela passera. En attendant, on serait tenté de croire que les éditeurs (annonçant désormais la couleur sur les bandes qui ornent leurs nouveautés d’automne : « rentrée littéraire ») et les jurys considèrent les écrivains comme des écoliers. Quant aux écrivains, se prennent-ils au jeu ? Quelques-uns, entre la rentrée et la remise des prix, trompent peut-être leur anxiété en songeant avec regret à l’été et à la saison des mirabelles, qui annonce l’approche de cette fameuse rentrée.
L’élève Duteurtre a remis une copie cette année : Livre pour adultes. L’auteur de Ballets roses ferait-il dans l’égrillard ? Point : il nous emmène plutôt du côté des regrets et, pourquoi pas, des mirabelles, puisqu’il est parfois question dans ce livre d’un petit village des Vosges.
La nostalgie d’un monde passé, imparfait mais où l’homme avait sa place, avant d’être écrasé et desséché par la modernité, n’est pas une nouveauté chez Benoît Duteurtre. Elle rôde toujours au détour de ses romans, quand elle n’en est pas l’argument même, ce qui est aussi le cas de certains de ses essais. Ajoutons à cela que Benoît Duteurtre produit depuis longtemps sur France-Musique une émission où sont célébrées de vieilles gloires de la musique légère[i].
Comment, dans ces conditions, se renouveler ? Comment éviter à l’heure de la remise des prix une appréciation mêlant l’estime et la lassitude, comme : « l’élève Duteurtre a comme toujours de belles qualités, ses copies sont agréables et bien présentées, mais il traite toujours le même sujet. » ? En battant les cartes, par exemple, ou en feignant de les battre pour les juxtaposer : ainsi semblent se mêler souvenirs, évocations d’êtres aimés ou rencontrés, brèves fictions, essais… Tout réside alors dans l’art d’y mettre de l’ordre.
A bien y réfléchir, l’ordre n’a pas dû être difficile à établir pour Benoît Duteurtre ; chaque morceau trouve sa place dans un chapitre reflétant un de ses thèmes de prédilection (ou faut-il dire : une de ses obsessions ?) : la fuite du temps (et son effet sur nous), la mise à mort du voyage par le tourisme de masse (sous le titre astucieux de « Voyage au bout du voyage »), la transformation des villes en panneaux publicitaires, la désertification des campagnes, les articulations paradoxales (où personne n’est innocent) entre la modernité, la post-modernité et l’anti-modernité…
Ces articulations sont le prétexte de jolies et cruelles nouvelles (« Fou de musique », « La tribu » et « Le monastère ») qui sont peut-être les meilleurs morceaux de ce livre, avec l’évocation (« Mon village ») des effets dévastateurs de la modernité sur un patelin des Vosges et sur la vie de ses habitants – ou ce qu’il en reste.
L’ensemble est agréablement écrit, comme toujours chez Duteurtre, qui cherche probablement plus à provoquer la réflexion (et ce de manière plaisante) que l’éblouissement. La disparition, et avant elle la décrépitude, des êtres aimés et d’un monde familier ou attisant la curiosité, donnent à l’ensemble une tonalité triste, sinon sombre, qui justifie son titre : c’est bien un livre pour adultes[ii]. En revanche, la mention « roman » apposée sur la couverture par les éditions Gallimard laisse perplexe.


[i] « Etonnez-moi, Benoît », titre qui est aussi celui d’une chanson créée par Françoise Hardy, sur des paroles d’un jeune inconnu nommé Patrick Modiano, spécialisé depuis dans le roman où l’on rumine doucement – mais sans grande nostalgie – le passé.
[ii] Dans un tout autre registre, je songe aux Fraises sauvages, d’Ingmar Bergman, où la bru du héros cloue sèchement le bec à un couple en train de se disputer, afin de ne pas ôter trop tôt leurs illusions à trois jeunes gens qui assistent à la scène…

jeudi 20 octobre 2016

Éric Zemmour dans le décor

Gardons-nous de croire que le fait de prendre les vessies pour des lanternes – ou celui d’essayer d’y inciter autrui – soit une particularité de nos temps troubles. D’ailleurs, l’expression est assez ancienne pour que personne, de nos jours, ne soit capable de prendre littéralement une vessie pour une lanterne.
D’aucuns ont été surpris de voir attribuer il y a quelques jours le prix Nobel de littérature à M. Robert Zimmerman, dit Bob Dylan. Les uns ont cru bon de saluer ce bol d’air frais (oubliant que Bob Dylan est âgé de soixante-quinze ans), tandis que les autres y ont vu un triomphe de plus du n’importe quoi contemporain. On serait tenté de donner raison à ces derniers et de signaler aux académiciens suédois qu’il existe bon nombre d’écrivains valeureux, célèbres ou obscurs, que lesdits académiciens pourraient récompenser sans se déshonorer[i]. Certes, cela s’est quelquefois produit depuis l’apparition du prix Nobel de littérature, mais il vaut mieux jeter un voile pudique sur le nombre de génies auxquels ont été préférés de médiocres faiseurs, que ces derniers aient bénéficié d’un effet de mode ou de considérations d’ordre plus politique que littéraire. Le cas de Bob Dylan est différent, ce qui lui confère son originalité : l’artiste est tout sauf médiocre, mais s’agit-il de littérature ? La question n’est pas neuve : après tout, un philosophe de la carrure d’Henri Bergson obtint jadis le même prix : Bergson relevait-il pour autant de la littérature ?
Du reste, pour nous cantonner au domaine de la chanson, rien n’interdit d’imaginer que l’Académie suédoise eût pu, si le prix Nobel de littérature avait existé à leurs époques respectives, récompenser Carl-Michael Bellman ou Pierre-Jean de Béranger.
Il ne serait guère risqué, en revanche, de supposer que les chances d’obtenir un jour le prix Nobel de littérature sont fort minces pour M. Éric Zemmour. Cette hypothèse ne constitue en rien un jugement sur le talent littéraire, réel ou supposé, de l’intéressé. Il s’agit plutôt de raisons politiques : M. Zemmour est assurément trop à droite pour cela. Et j’ignore si sa renommée dépasse nos frontières. Du reste, je ne me suis jamais donné la peine de lire les livres de M. Zemmour.
En revanche, il a pu m’arriver de lire, ici ou là, un article de lui ou un entretien accordé par lui à quelque périodique. Dans l’ensemble, j’aurais tendance à penser que tout ce qu’écrit ou dit M. Zemmour n’est pas juste, tout en n’étant pas entièrement erroné. Ses propos sont rarement neufs : la France souffre de haine de soi et d’avachissement (ce qui n’est pas faux), un certain libéralisme hédoniste contribue à cet état (c’est plutôt juste), il serait souhaitable de renouer avec nos racines : oui, cent fois oui, mais lesquelles et pour quoi en faire ? C’est là que M. Zemmour s’égare. Car M. Zemmour, outre le pessimisme, cultive le nationalisme.
Personnellement, je ne lui jetterai pas la pierre : M. Zemmour n’est pas un Gaulois de Gaule, ce qui est en partie mon cas ; les ascendances étrangères que l’on se fait renvoyer à la figure (sans malice la plupart du temps) peuvent donner lieu à diverses postures outrées, y compris celle qui consiste à se faire plus Français que les autres Français. Si tels sont les sentiments de M. Zemmour, je les comprends fort bien, les éprouvant parfois moi-même.
Cependant M. Zemmour, comme dit plus haut, s’égare parfois dans le nationalisme. On l’imagine fort bien chanter le blanc manteau d’églises ornant notre vieille et belle France, ce à quoi je veux bien applaudir. En revanche, la parole qui s’y répand depuis des siècles ne paraît guère avoir l’heur de retenir son attention, ce à quoi je n’applaudis guère (voir ici).
Ainsi, sans y passer trop de temps, il est possible de se faire un avis nuancé sur les propos de M. Zemmour. Point n’est besoin de se faire zemmouromane ni zemmourophobe. Les premiers se rencontrent à droite et les seconds, le plus souvent, à gauche. Qu’il ouvre la bouche ou décapuchonne son stylo, voilà que résonne un tonnerre d’éloges, d’insultes, de menaces de procès ou de défenses enflammées. Pourquoi ? Parce que ses propos sont pénétrants, odieux, délictueux ou libres ? Je ne le crois pas. La vraie réponse me semble : parce que c’est Zemmour.
M. Zemmour n’y est pas pour rien. Son succès, d’engouement ou de scandale, paraît le ravir. Il faut le voir en photo : il arbore le sourire du petit futé content de sa dernière astuce quand il ne lève pas l’index, en oracle qui condescend à donner son avis au peuple ignorant. En somme, M. Zemmour fait du Zemmour.
On retrouve ces traits dans l’entretien qu’il a récemment accordé à la rédaction de Causeur, paru dans le numéro d’octobre de ce magazine. Une phrase de cet entretien a fait quelque bruit, montée en épingle par les zemmourophobes : « Je respecte les djihadistes prêts à mourir pour ce en quoi ils croient – ce dont nous ne sommes pas capables. » Voilà, pour cette phrase, M. Zemmour menacé d’un procès pour apologie du terrorisme, ce qui est un contresens au vu du reste de l’entretien.
Ne faisons cependant pas preuve de naïveté : plus qu’une maladresse, il faut sans doute voir dans cette lamentable phrase[ii] une provocation. Encore un bon coup ! Objectons-lui au passage qu’il existe toujours en France des exemples, rares certes, mais infiniment plus respectables, de personnes prêtes à mourir pour ce en quoi elles croient. Que M. Zemmour veuille bien ne pas se limiter à l’extérieur du grand manteau blanc d’églises qui revêt la France et vienne se réchauffer dans la doublure de leurs nefs : il y entendra parler du père Hamel, martyr. Cette objection, à mon humble avis, vaut mieux que cent procès.
Il faut cependant ramener les choses et les êtres à leurs justes proportions. Prenons donc M. Zemmour pour ce qu’il est : ni un démon, ni un prophète. Tout juste un personnage, voire un élément du décor. Sous certains angles ou certains éclairages, il a des accents de vérité. Sous d’autres, le carton-pâte crève les yeux.


[i] Il en existe même en Amérique ! Pourquoi pas Thomas Pynchon, par exemple ?
[ii] D’autres avant lui ont prononcé ou écrit de semblables sottises. Par exemple Susan Sontag, dans le New Yorker, quelques jours après le 11 septembre 2001 : « En matière de courage (une vertu moralement neutre) : quoi qu’on puisse dire des auteurs du massacre de mardi, ce n’étaient pas des lâches. » ("In the matter of courage (a morally neutral virtue): whatever may be said of the perpetrators of Tuesday’s slaughter, they were not cowards”). Mais il est vrai que Susan Sontag est un nom sacré à gauche.

jeudi 13 octobre 2016

Les fantômes ne passeront pas !

De récents propos du pape sur la « colonisation idéologique » opérée avec la « théorie du genre » ont eu l’heur de scandaliser le petit monde du progressisme français, qui a envoyé en pointe son fidèle grenadier-voltigeur, la brave Mme Vallaud-Belkacem, notre méritante ministre de l’Education nationale. On pourrait qualifier de reposantes de telles réactions, tant on s’est habitué en trois ans et demi à entendre venir de droite la plupart des sottises prononcées contre le pape François.
Donc, Mme Vallaud-Belkacem a cru bon d’exprimer sa « colère » contre le pape, qu’elle dit mal informé et sous l’influence des zintégristes (sans doute l’équivalent religieux ou spirituel des pseudo-z-intellectuels opposés à ses réformes) parmi lesquels on trouverait la fondation Jérôme Lejeune. Ce qui appelle plusieurs commentaires.
Remarquons pour commencer que ce gouvernement a un problème avec toute forme de contestation ou de critique à son égard : qui que l’on soit, si l’on a l’outrecuidance d’émettre la moindre réserve quant à ses projets réels ou supposés, l’on finira classé parmi les fanatiques, les intégristes, les extrémistes ou pire encore.
A ce propos, il est amusant (ou navrant) d’entendre qualifier d’intégriste la fondation Jérôme Lejeune, laquelle entreprend de poursuivre l’œuvre d’un médecin qui fut parmi les premiers à s’intéresser aux trisomiques en tant que personnes et non en tant que fardeau, luttant ainsi contre le mépris dont ils ont pu souffrir par le passé et contre les tentations eugénistes qui les menacent (et plus parfois) de nos jours. A propos de ces menaces, constatons qu’une des pires injures dans la bouche d’un progressiste est : pro-vie. On ose espérer que les progressistes ne se vantent pas (même en secret) d’être pro-mort.
Enfin, quant à l’influence supposée des intégristes catholiques sur le pape, cette hypothèse relève de la bouffonnerie la plus baroque, presque aussi baroque que les insultes vomies à longueur de temps par les plus flamboyants et les plus imbéciles des intégristes contre celui-ci. Certains d’entre eux n’ont d’ailleurs pas manqué de relever dans les propos du pape quelques paroles de bienveillance envers les transsexuels. Pour ma part, qu’ils se rassurent : je n’éprouve aucune haine envers les imbéciles, le pape non plus, certainement.
Naturellement, la presse libérale ou progressiste a rempli avec zèle sa mission, tartinant ses colonnes et ses sites internet de l’antienne désormais bien connu : la théorie du genre n’existe pas, combien de fois faudra-t-il le marteler ? Certes, dire que la théorie du genre n’existe pas, en chipotant sur les mots, cela peut s’admettre. Mais c’est insuffisant. On ne saurait nier qu’il existe une ambiance, un bain idéologique qui se nourrirait de ce qu’il faudrait nommer études de genre. Les média populaires et bourgeois en exsudent à pleines pores les lieux communs, et l’on ne saurait exclure une certaine perméabilité de quelques milieux scolaires…
Tout cela peut aussi bien être vu comme un prétexte pour séparer les enfants – et même les adultes – de toute vision traditionnelle ou fondée des choses et des êtres, pour mieux en faire les consommateurs indifférents ou les citoyens obéissants d’un système où la technique – médicale en l’occurrence[i] – et le commerce ou l’Etat décideront de tout[ii].
(Il faut aussi se rappeler que, selon une phrase bien connue attribuée à tant d’auteurs (Baudelaire ?), la plus grande ruse du diable consiste à nous faire croire qu’il n’existe pas. Bien entendu, nous ne saurions comparer Mme Vallaud-Belkacem au diable, pas plus que Mme Taubira lorsqu’elle considérait comme mensongers les soupçons sur ce que préparait sa loi sur le mariage. Ce serait leur faire injure, et elles n’ont d’ailleurs jamais prétendu ne pas exister. Mais, à force de vouloir dénigrer toute critique, qui sait si quelque responsable politique ne finira pas par le prétendre à leur place ? Si ce jour advenait, à la place de ces dames, je me méfierais.)
Observons enfin que quelques commentateurs politiques (j’en ai entendu un sur France-Culture) avancent qu’avec ses propos sur la « théorie du genre » et la « colonisation idéologique », le pape aurait cherché à « ménager son aile droite », voire à « mobiliser les troupes de la Manif pour tous pour le 16 octobre ». Comment dire ? Le pape, comme chaque chrétien (et même chaque homme) est appelé à la sainteté. Peut-être, « nous autres catholiques » le vénérerons-nous un jour comme un saint. Mais cela n’a rien à voir avec les ailes – que ce soit l’aile gauche ou l’aile droite –, lesquelles sont, comme chacun sait, des attributs angéliques, soit une toute autre affaire. Quant au 16 octobre et à la Manif pour tous, on ignorait jusqu’ici que le pape en fût un porte-parole[iii].


[i] Argument sentimental : on ne saurait empêcher les chercheurs de s’amuser un peu. Ce serait méchant, voire obscurantiste. Avec de tels arguments, on est loin du professeur Lejeune…
[ii] « Que tenter contre une puissance qui contrôle le Progrès moderne, dont elle a créé le mythe, tient l’humanité sous la menace des guerres qu’elle est seule capable de financer, de la guerre devenue comme une des formes normales de l’activité économique, soit qu’elle la prépare, soit qu’on la fasse ? » (Georges Bernanos, Les Grands cimetières sous la lune). La puissance ainsi désignée par Bernanos n’est pas l’Etat, mais bien l’Argent.
[iii] Quoi qu’il en soit, une sournoiserie aussi épaisse de la part des autorités politiques et de la presse donne envie d’aller se promener entre la porte Dauphine et le Trocadéro le 16 octobre.

samedi 8 octobre 2016

Lettre ouverte

Il m’a déjà été donné de dire ici et ce que je pensais de l’absurde projet de « Tour Triangle » et des procédés par lesquels Mme Hidalgo, maire de Paris, entend imposer cet affreux bâtiment à l’arrondissement qui n’a jamais voulu l’élire maire. Il se trouve qu’une enquête publique est en cours, encore pour quelques jours. Les Parisiens (et d’autres ?) peuvent faire savoir tout le bien qu’ils en pensent. Je ne me suis pas privé de le faire et le résultat est donné ci-dessous :

Il me serait facile de limiter mes objections contre le projet de « Tour Triangle » à l’expression d’un point de vue personnel : je ne souhaite pas plus que cela voir un machin haut de 180 mètres obstruer la vue que j’ai de mon balcon. Mais il me semble que ce serait manifester là quelque égoïsme.
Qu’il me soit donc permis de penser au quartier que j’habite, dont le trafic souffre déjà de fréquents encombrements, sources de bruit et de pollution. Ne préférant pas imaginer ce qu’ils seraient avec un chantier tel que celui de la « Tour Triangle » - outre les désagréments propres à ce chantier lui-même –, je souhaite encore moins avoir à les supporter effectivement. Encore un point de vue égoïste, pourrait-on me rétorquer. Pas tant que cela : je ne suis pas le seul habitant de ce quartier. Et il ne faut pas oublier qu’avant tout nous sommes des personnes à qui l’on ferait payer le fait de demeurer à proximité d’un chantier dont l’utilité pour nous reste à prouver.
Enfin, pour ne pas risquer de prêter le flanc à cette mince objection, je puis aussi penser à mon pays : la proximité des nouveaux locaux du ministère de la défense rend indispensables des précautions dont il serait pour le moins léger, voire criminel, de faire fi. Afin de ne pas avoir à regretter de ne pas les avoir prises, il importe donc de ne rien faire du projet de « Tour Triangle » sans l’avis dudit ministère.

Naturellement, je ne me suis pas limité à publier ceci dans mon bloguscule : le collectif contre la Tour Triangle indique ici comment faire parvenir ce genre de courrier, avant le 14 octobre, à la mairie du 15ème arrondissement. Il serait triste de s’en priver…

dimanche 2 octobre 2016

Nos ancêtres les Gaulois (2)

Les commentaires que deux de mes lecteurs ont eu l’obligeance de laisser à propos de mon billet précédent sont intéressants par leur apparente opposition, que je qualifierais plus volontiers de complémentarité. On pourrait les résumer comme suit :
(1) Les Gaulois nous sont étrangers et ne signifient plus grand-chose pour nous, à part quelques clichés peu vérifiables pour nous autres, commun des mortels.
(2) Les Gaulois ont laissé plus de traces dans notre pays que nous ne le soupçonnons, ce dont témoigne notre toponymie.
Pourquoi ces arguments sont-ils plutôt complémentaires qu’opposés ? Eh bien, parce que si la proposition (2) est incontestable, elle ne permet de rien relever de plus dans notre éventuel héritage gaulois que la présence de traces, certes nombreuses, mais qui se limitent à des noms dont la plupart d’entre nous ignorent la signification et que nous prononçons sans y penser : où l’on retourne à la proposition (1).
De là le peu de pertinence à se réclamer de « nos ancêtres les Gaulois » pour célébrer le génie français. Il est bien des aspects de l’histoire, parfois assez anciens, que nous pouvons dire nôtres de manière plus sûre et plus éloquente.
Mais, à propos d’héritage, cette expression, nos ancêtres les Gaulois, peut susciter d’autres réflexions. Celles-ci sont également provoquées par un problème aigu de ce que certains nomment la modernité tardive : celui de la transmission et, pourquoi pas, des traditions.
L’autre jour, en entendant une émission de radio, j’appris que, désormais, pour garantir la conservation d’œuvres cinématographiques récentes (tournées sur des supports numériques), on en fait des copies sur pellicules, tant la durée de vie des supports numérique est brève comparée à celle d’une pellicule. Nous n’en sommes pas toujours conscients : ainsi, nous croyons souvent que numériser des documents contribue à leur conservation. Cela est vrai tant que les fichiers ainsi créés sont lisibles : que leurs supports périssent (relativement vite, semble-t-il) ou que de nouveaux systèmes d’information apparaissent jusqu’à supplanter leurs prédécesseurs…
Naturellement, il pourra m’être objecté que les supports sur lesquels on recopie les documents ont toujours varié. Mais, pour ne prendre que les livres, on ne numérise ceux-ci que depuis peu, tandis qu’on les imprime depuis cinq cents ans, après les avoir copiés et recopiés à la main pendant… Observons en outre que, pour lire un livre, point n’est besoin d’équipements particuliers autres que ses propres yeux et ses propres mains ; en somme, pour lire un livre, il suffit de savoir lire (et de connaître la langue dans laquelle il est écrit).
La photographie et l’enregistrement sonore étant des inventions plus récentes, elles sont plus intimement liées aux solutions techniques censées les servir. De sorte qu’il m’est par exemple difficile d’écouter mes cassettes, tandis que je suis équipé pour mes disques 78 tours : la cassette remonte aux années 1960 et a mis environ quarante ans à devenir parfaitement illisible, alors qu’avec quelque patience et quelques efforts, on trouve encore des tourne-disques disposant de la bonne vitesse pour lire des disques gravés disons entre 1905 et 1955.
L’obsolescence accélère, en somme : c’est toujours un moyen pour les industriels de perpétuer leurs ventes. Cela dit, ce procédé (de bonne guerre économique ?) fait toujours courir un risque de perte massive de documents et partant de mémoire, voire de compréhension.
Cette accélération, parallèlement, opère aussi dans les mentalités : l’Europe, ces deux cents dernières années (en gros), a souvent rompu de manière tout à fait consciente avec son passé, mue la plupart du temps par des volontés politiques. L’affaissement des humanités ces derniers lustres témoigne d’une certaine accélération, tout-à-fait voulue, dans le processus.
Du reste, gauche et droite, révolutionnaires et capitalistes, aucun n’y trouve à redire : il vaut mieux disposer de cerveaux privés de toute référence pour les emplir de propagande d’Etat ou de publicité commerciale.
De sorte que bientôt, si cela continue, nous n’aurons plus loisir de nous demander si les Gaulois étaient nos ancêtres, mais il nous faudra nous demander si nos ancêtres (et même parfois nos proches ancêtres) ne seront pas comme des Gaulois pour nous. Et nous serons peut-être aussi des Gaulois pour nos enfants. Il restera bien quelques traces pour le plaisir des érudits…

vendredi 23 septembre 2016

Nos ancêtres les Gaulois

Prendre le temps de livrer quelques réflexions sur un récent propos de M. Sarkozy est un exercice périlleux : le temps de mettre de l’ordre dans nos idées et de les formuler, l’intéressé aura déjà dit autre chose. Par exemple, parler aujourd’hui de M. Sarkozy et des Gaulois ne présente-t-il pas un risque de paraître démodé, tellement lundi dernier ? Tant pis, prenons-le.
Donc, lundi 19 septembre, M. Sarkozy, en campagne électorale (mais cela doit être de naissance), déclarait que « dès que l’on devient Français, nos ancêtres sont Gaulois ». Passons sur le solécisme qui fait peuple[i] (confusion de nous et de on) et contentons-nous d’observer que l’effet recherché a été atteint : scandale à gauche (surtout), où les machines à s’offusquer se sont offusquées, ce qui a permis de parler pendant quelques jours de M. Sarkozy.
Il n’y a évidemment pas que du faux dans ces récents propos : s’il s’agit de dire que les immigrés et leurs descendants auraient tout à gagner en apprenant, en assimilant, et pourquoi pas en l’aimant, l’histoire de France, c’est assez juste. Mais de là à répéter une vieille scie de la IIIe république[ii], c’est faire bon marché d’une riche histoire, qui eût d’ailleurs pu être pour M. Sarkozy l’occasion de prononcer, l’œil luisant, un beau discours bien lyrique[iii].
La presse française a donc bruissé d’une question essentielle en ce moment : descendons-nous des Gaulois ? Divers avis se confrontent, voire s’opposent. On peut soupçonner qu’ils le font parfois avec passion et fracas.
Pour ma part, il ne me déplaît pas d’imaginer que, pour ma part française[iv], je descends peut-être de quelques Rutènes, Ambiens ou Atrébates (j’hésite), Leuces et Triboques… Certes, mais aussi de quelques Ligures, Francs, Alamans : pas très Gaulois, ceux-là. Cette affaire d’ancêtres est donc compliquée, et en fait assez futile : c’est qu’entre-temps la France a fini par apparaître, et par avoir l’histoire que nous savons (ou que nous devrions savoir), bien plus intéressante si nous la considérons du point de vue de notre identité.
Du reste, les Gaulois, ce n’est jamais que le nom donné par les Romains à ceux que les Grecs nommaient les Celtes : il y en eut en gros tout le long du Danube. Certes, la France est pleine de villes dont les noms témoignent d’une ancienne présence gauloise. Mais il en va autant du Portugal, de l’Allemagne (au Sud), de l’Italie (au Nord) ou de l’Autriche : allez donc faire un tour à Bragance, à Ratisbonne, à Milan ou à Vienne ! Limiter « la Gaule » à un territoire qui eut le bon – ou le mauvais – goût de correspondre vaguement à celui de la France actuelle ne fut, dit-on, qu’une astuce de Jules César pour rassurer le Sénat romain lorsqu’il manifesta l’ambition d’envahir « la Gaule » : quoi, toute la Gaule ?
Cela étant posé, j’aime assez, depuis l’enfance, cette blague : les Gaulois épousaient des Gauloises, dont ils avaient des enfants qu’ils appelaient les mégots[v].
Enfin… il faut croire qu’il n’y a pas de questions plus urgentes en France que celle-là en ce moment. Le burkini fait sérieux à côté. Les plus cultivés pourront nommer cela du byzantinisme. Peut-être auront-ils tort : passer son temps à des querelles stériles était paraît-il chose courante chez les Gaulois.
Mais bon : M. Sarkozy a fait parler de lui, et n’est-ce pas cela qui comptait ? Au point de faire oublier que M. Hollande s’est vu décerner cette semaine le titre d’homme d’Etat de l’année par quelques distingués vieillards américains. Ce qui prouve que l’on peut être vieillard, distingué et Américain et demeurer facétieux. Sans aucune gauloiserie, du reste.


[i] A tant parler d’ancêtres, cela me rappelle que j’avais une arrière-grand-mère qui prononçait ce mot : pop et que chez elle il y avait de jolis mobs. Parler populaire parisien à peu près éteint aujourd’hui.
[ii] Un bon aperçu de ce mythe est donné ici par Patrice de Plunkett. A nuancer cependant, la revendication d’une ascendance gauloise ayant été un trait révolutionnaire et aussi un dada de Napoléon III.
[iii] Mais bon, peut-être le lyrisme a-t-il fui M. Sarkozy, depuis sa brouille avec M. Guaino…
[iv] J’ai quelques origines étrangères. Faut-il que j’évoque mes ancêtres les Goths restés au pays ?
[v] Soit dit en passant, mégot est un des rares mots français d’origine gauloise.

samedi 17 septembre 2016

« Les naufragés du Batavia » (Simon Leys)

« Un excellent choix », me dit mon libraire, comme je lui tendais, pour le payer, une édition de poche d’un ouvrage apparemment chétif de Simon Leys, que je venais de tirer de ses abondants rayonnages. Il n’avait pas tort : en une soixantaine de pages, j’allais parcourir un monde certes lointain et révolu, mais surtout terrifiant et riche en enseignements.
« Dans la nuit du 3 au 4 juin 1629, poussé par une bonne brise », le Batavia, navire de la compagnie hollandaise des Indes orientales, fit naufrage, à la suite d’une erreur de navigation, en heurtant un récif de l’archipel des Abrolhos, à l’ouest de l’Australie, alors qu’il était censé faire route vers Java. Le patron et le subrécargue (véritable commandant selon le règlement de la compagnie), après avoir fait débarquer sur un îlot la plupart des quelques trois cents passagers et membres d’équipage, partirent pour Java à bord d’une chaloupe, afin de chercher des secours. Ceux-ci parvinrent aux Abrolhos le 17 septembre de la même année.
Jusqu’ici, peu de choses nous permettent de distinguer ce naufrage d’autres, hélas nombreux, qui se produisirent à une époque où la navigation était fort difficile, même pour un patron expérimenté. Cependant, après trois mois et demi de séjour aux Abrolhos, ce furent soixante-dix survivants seulement qui purent être secourus. Ceux qui manquaient n’étaient pas tous morts de faim ou de soif, loin de là. Des choses étranges s’étaient produites entre temps.
L’histoire de ce naufrage et de ses suites est contée en détail dans un livre du nommé Mike Dash, L’Archipel des hérétiques (Batavia’s Graveyard), paru en 2002. Au grand dam de Simon Leys : non qu’il trouvât ce livre mauvais, bien au contraire, mais parce qu’il caressait depuis des années le projet d’écrire précisément ce récit. Qu’à cela ne tienne : puisant dans cette abondante matière, Simon Leys en fit un saisissant résumé, publié d’abord par la Revue des Deux Mondes avant de paraître en volume chez Arléa en 2003.
Ces événements furent en fait plus terrifiants qu’étranges. En l’absence de Pelsaert (le subrécargue) et de Jacobsz (le patron), un subrécargue assistant, nommé Cornelisz, va très vite prendre un ascendant sur tous les autres naufragés, qui le reconnaîtront, bon gré, mal gré, comme leur chef. Cornelisz s’appuiera sur un entourage avec lequel il s’était acoquiné à bord, en vue d’organiser une mutinerie contre Pelsaert, avec la complicité de Jacobsz, du reste.
Se contentant d’abord de rétablir un semblant d’ordre en sanctionnant sévèrement quelques larcins, Cornelisz ne va pas tarder à établir un régime de terreur n’admettant aucune objection. Après avoir envoyé les quelques soldats qui étaient à bord sur une île voisine (en espérant qu’ils n’y trouveraient aucune eau ni aucune nourriture), il va faire éliminer toute personne manifestant quelque velléité de désobéissance, et bien sûr les « bouches inutiles » : nourrissons, blessés, malades… Et ce n’est pas seulement la petite troupe qui l’entoure qui se livrera à ces massacres : tout le monde y sera convié, sous peine d’y passer.
Les soldats exilés ayant pu trouver de l’eau et de la nourriture[i] sur l’île où ils avaient été exilés et l’ayant fait savoir par des signaux de fumée, quelques naufragés tenteront de les rejoindre, fait insupportable pour Cornelisz. N’ayant pu faire couler tous les petits radeaux de fortunes des fuyards, il entreprendra d’aborder à son tour cette île pour massacrer ses nouveaux habitants, lesquels lui tiendront courageusement tête… C’est à ce moment-là qu’arrivera un navire de secours, sous le commandement de Pelsaert, mettant fin à cette lamentable aventure.
Simon Leys note avec humour que tous ces éléments « semblent avoir été spécialement conçus pour Hollywood », mais il n’en est rien. Car, comme il ajoute aussitôt, « dans une pareille histoire, nulle imagination ne pourra jamais rivaliser avec la nue réalité des faits. »
On comprend fort bien pourquoi une telle histoire a pu intéresser l’auteur des Habits neufs du président Mao, outre son goût, voire son amour, de la mer et des histoires de marins : il tenait là, sinon la matrice, le prototype de l’aventure totalitaire. Cornelisz est un assoiffé de pouvoir qui ne recule devant rien, exige une obéissance aveugle (et aimante !) de ses « sujets » et semble exercer sur eux quelque fascination. Et, pour que personne ne soit innocent, il parvient à faire de ses victimes des complices.
Pour parvenir à ses fins, il lui fallait une occasion : après avoir attisé la haine qui opposait Pelsaert et Jacobsz (sans réussir toutefois à faire « monter » la mutinerie qu’il projetait), il tira parti après le naufrage de l’absence d’autorité provoquée par le départ de ceux-ci[ii]. Restait le prétexte d’ordre idéologique. De ce côté-là, on ne peut que conjecturer que Cornelisz, né et élevé dans un milieu anabaptiste, aurait pu fréquenter des cercles adamites, voire des sectes satanistes. De là à en appliquer les préceptes, qui sait… Le goût psychologisant de notre époque y verrait sans doute un psychopathe, observe Simon Leys.
On pourrait aussi dire, tout simplement, que Cornelisz est d’une race particulière, de celle des grands timoniers, des guides, des chers leaders (quand ils ne sont pas maximaux), et même (dans une mesure moins brutale toutefois) des chefaillons que l’on rencontre ici et là dans quelque entreprise ou administration.
Quoi qu’il en soit, il mourra pendu, sans avoir exprimé le moindre repentir.
Il est à observer que les hérésies dont Cornelisz semble relever ont pour particularité de nier toute notion de péché. Ce qui amène Simon Leys à faire une remarque en passant, l’air de rien : « il est curieux de noter que ce sont encore les gens qui ne croient pas à l’Enfer qui semblent parfois les plus enclins à en fabriquer d’assez bonnes répliques ici-bas[iii] ». Ce ton parfois pince-sans-rire pour nous livrer « au passage » quelques vérités profondes, fait partie du plaisir qu’il y a à lire ce récit, dont il faut aussi louer la densité, la précision et la concision.
Simon Leys le clôt en évoquant la visite des Abrolhos qu’il eut l’occasion de faire en copagnie de pêcheurs de langouste venus d’Australie, et le souvenir chaleureux qu’il en garda. Cette manière élégante de finir constitue une excellente transition vers un autre récit, Prosper, qui est proposé à notre lecture à la suite des Naufragés du Batavia.
Prosper, c’est le nom d’un des derniers thoniers à voile de Bretagne, à bord duquel s’embarqua, en 1958, pour une campagne de quelques semaines, le jeune Pierre Ryckmans, avant de partir pour Taïwan, où commença pour de bon le parcours qui allait lui faire prendre le pseudonyme de Simon Leys. C’est la peinture d’une vie simple et rude, bientôt condamnée à disparaître. Comme dans tous les récits bien écrits et résultant d’une observation juste, l’idylle en est absente aussi bien que le naturalisme. Le lecteur côtoie un petit équipage aussi discipliné que haut en couleurs, soudé par une camaraderie fraternelle, sous l’autorité bienveillante d’un patron qui connaît son métier. Loin, très loin, des délires d’un subrécargue assistant hérétique et sanguinaire.


[i] Dont des langoustes : sort enviable pour des naufragés.
[ii] Qui avaient bien dû mettre leurs querelles sous le boisseau, le temps d’atteindre Java. Mais une fois arrivé à bon port, Pelsaert prit soin de faire mettre Jacobsz aux fers.
[iii] Personnellement, j’ajouterais à cette catégorie celle des gens qui tiennent à bâtir un paradis terrestre…