dimanche 12 janvier 2020

« Encyclopédie des écrivains ratés » (C.D. Rose)

La pseudobibliographie est une discipline fascinante en ce qu’elle constitue, peut-on dire, une sorte de littérature au carré : l’évocation, dans une œuvre littéraire, d’une autre œuvre littéraire – dont il faudra bien donner au moins quelques citations – et de l’auteur de celle-ci – sur qui il faudra bien fournir quelques détails. Diverses approches de cette discipline sont possibles, que l’on pourrait classer en deux grandes catégories, romanesque et pseudo-savante. Ce classement vaut ce qu’il vaut, s’exposant à être accusé d’un certain arbitraire, mais il a le mérite de me permettre de développer mon propos.
Dans le domaine romanesque, on pourra évidemment penser à quelques nouvelles de Borges (auteur, d’ailleurs, d’une Anthologie personnelle). Certes, mais le choix est un peu facile, quoique Borges n’ait en rien ce défaut. Plus virtuoses sont les incursions de Nabokov dans ce domaine. Il est alors permis de parler de littérature au cube, voire à une puissance supérieure. Dans Le Don, par exemple, le lecteur peut prendre connaissance de quelques poèmes écrits par le héros. Le procédé est encore simple, voire facile. Mais quand ledit héros entreprend d’écrire (et de publier) biographie de Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski, force est d’avouer que l’on est pris d’un léger vertige : cette biographie est tellement farfelue qu’un lecteur qui n’est pas Russe (vous o moi, quoi, si comme moi vous n’êtes pas Russe) serait porté à croire que l’auteur – avant Lénine – d’un Que faire ? n’était qu’une invention de Vladimir Vladimirovitch Nabokov ou de son héros ; il n’en est rien, il a réellement existé et la vive imagination de Fiodor Konstantinovitch Godounov-Tcherdynstev lui vaudra d’amères critiques dans un petit milieu libéral russe émigré qui se souvient encore de ce Tchernychevski dans les années 1920. Il y plus fort chez Nabokov, Feu pâle : mille vers puis leur interminable exégèse formant chacun une histoire ; une seule, vraiment ? Il est possible de se perdre, non sans plaisir, en conjectures.
Toujours dans le domaine romanesque, la trame d’un récit peut aussi s’appuyer sur un ou plusieurs auteurs imaginaires dont la vie et l’œuvre auront été oubliées. C’est le cas, par exemple, de La Bibliothèque des livres disparus, de Kristoffer Leandoer. Dans ce cas précis, il n’est pas interdit de supposer que l’auteur prête au narrateur une vision délirante du monde, incluant ces écrivains et leurs œuvres respectives. Du reste, il n’existe pas à ma connaissance de traduction française de De Försvunna böckernas bibliotek, et un lecteur exclusivement francophone pourrait me soupçonner d’avoir inventé Kristoffer Leandoer, ainsi que le susnommé ouvrage, si le nom de cet écrivain n’était récemment apparu dans quelques brèves culturelles de nos journaux à propos de ses relations houleuses avec une Académie suédoise encore convalescente.
La tentation d’un certain encyclopédisme n’est jamais loin, ni celle de verser dans la parodie ou le canular. C’est le cas du Ludwig Schnorr de Jean Dutourd, dont il a déjà été question ici.
Nous en arrivons donc à la catégorie « pseudo-savante ». C’est celle-ci qui est illustrée par l’Encyclopédie des écrivains ratés de C.D. Rose. Cette traduction (dont le titre original, The Biographic Dictionary of Literary Failure, me paraît plus juste) regroupe 52 notes biographiques sur de supposés écrivains dont l’œuvre ne nous serait pas parvenue pour diverses raisons : perte ou destruction d’un manuscrit, incapacité à écrire malgré le désir d’être un écrivain, voire tout simplement nullité manifeste pour un auteur à succès aujourd’hui oublié (c’est le cas d’un certain Belmont Rossiter, qui fait l’objet d’une des meilleures entrées).
Le parti pris est celui de la blague pince-sans-rire, correspondant tout à fait à l’idée qu’un Français se doit d’avoir de l’humour britannique. Il faut louer l’apparence de sérieux – le pince-sans-rire, donc – avec laquelle l’entreprise a été menée : de même que dans le domaine romanesque évoqué plus haut, feindre de garder son sérieux est la condition nécessaire pour que le lecteur accepte de se laisser (un peu) prendre à toutes sortes d’absurdités. La littérature au carré peu offrir des plaisirs au carré (dont, souvent, celui de rire, ou disons de sourire), mais cela implique un travail au carré. Avez-vous jamais ri à une plaisanterie racontée par quelqu’un qui s’esclaffe ?
Pour les connaisseurs, cette Encyclopédie des écrivains ratés peut faire penser, en plus littéraire, aux guides de la collection « Jet Lag » qui nous invitaient, il y a quelques années, à visiter le San Sombrero, la Molvanie, le Bongotswana ou encore l’archipel de Takki-Tikki. Le plaisir éprouvé à la lecture est du même ordre qu’à celle de tels guides, avec des défauts de même nature : sur 52 notices, il y a fatalement un peu de déchet et de procédés comiques un peu répétés qui finissent par sentir un peu le système. Mais il est après tout permis de considérer la littérature comme un monde où des contrées magnifiques ou ridicules peuvent être explorées, voire inventées.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Un commentaire ? Inscrivez-vous ! Si vous êtes timide, les pseudonymes sont admis (et les commentaires modérés).