La pseudobibliographie
est une discipline fascinante en ce qu’elle constitue, peut-on dire, une sorte
de littérature au carré : l’évocation, dans une œuvre littéraire, d’une
autre œuvre littéraire – dont il faudra bien donner au moins quelques citations
– et de l’auteur de celle-ci – sur qui il faudra bien fournir quelques détails.
Diverses approches de cette discipline sont possibles, que l’on pourrait
classer en deux grandes catégories, romanesque et pseudo-savante. Ce classement
vaut ce qu’il vaut, s’exposant à être accusé d’un certain arbitraire, mais il a
le mérite de me permettre de développer mon propos.
Dans le domaine
romanesque, on pourra évidemment penser à quelques nouvelles de Borges (auteur,
d’ailleurs, d’une Anthologie personnelle). Certes, mais le choix est un
peu facile, quoique Borges n’ait en rien ce défaut. Plus virtuoses sont les
incursions de Nabokov dans ce domaine. Il est alors permis de parler de
littérature au cube, voire à une puissance supérieure. Dans Le Don,
par exemple, le lecteur peut prendre connaissance de quelques poèmes écrits par
le héros. Le procédé est encore simple, voire facile. Mais quand ledit héros
entreprend d’écrire (et de publier) biographie de Nikolaï Gavrilovitch
Tchernychevski, force est d’avouer que l’on est pris d’un léger vertige :
cette biographie est tellement farfelue qu’un lecteur qui n’est pas Russe (vous
o moi, quoi, si comme moi vous n’êtes pas Russe) serait porté à croire que l’auteur
– avant Lénine – d’un Que faire ? n’était qu’une invention de
Vladimir Vladimirovitch Nabokov ou de son héros ; il n’en est rien, il a
réellement existé et la vive imagination de Fiodor Konstantinovitch
Godounov-Tcherdynstev lui vaudra d’amères critiques dans un petit milieu
libéral russe émigré qui se souvient encore de ce Tchernychevski dans les
années 1920. Il y plus fort chez Nabokov, Feu pâle : mille vers
puis leur interminable exégèse formant chacun une histoire ; une seule,
vraiment ? Il est possible de se perdre, non sans plaisir, en conjectures.
Toujours dans le domaine
romanesque, la trame d’un récit peut aussi s’appuyer sur un ou plusieurs
auteurs imaginaires dont la vie et l’œuvre auront été oubliées. C’est le cas,
par exemple, de La Bibliothèque des livres disparus, de Kristoffer Leandoer.
Dans ce cas précis, il n’est pas interdit de supposer que l’auteur prête au
narrateur une vision délirante du monde, incluant ces écrivains et leurs œuvres
respectives. Du reste, il n’existe pas à ma connaissance de traduction française
de De Försvunna böckernas bibliotek, et un lecteur exclusivement
francophone pourrait me soupçonner d’avoir inventé Kristoffer Leandoer, ainsi
que le susnommé ouvrage, si le nom de cet écrivain n’était récemment apparu
dans quelques brèves culturelles de nos journaux à propos de ses relations
houleuses avec une Académie suédoise encore convalescente.
La tentation d’un certain
encyclopédisme n’est jamais loin, ni celle de verser dans la parodie ou le
canular. C’est le cas du Ludwig Schnorr de Jean Dutourd, dont il a déjà
été question ici.
Nous en arrivons donc à
la catégorie « pseudo-savante ». C’est celle-ci qui est illustrée par
l’Encyclopédie des écrivains ratés de C.D. Rose. Cette traduction (dont
le titre original, The Biographic Dictionary of Literary Failure, me
paraît plus juste) regroupe 52 notes biographiques sur de supposés écrivains
dont l’œuvre ne nous serait pas parvenue pour diverses raisons : perte ou
destruction d’un manuscrit, incapacité à écrire malgré le désir d’être un
écrivain, voire tout simplement nullité manifeste pour un auteur à succès
aujourd’hui oublié (c’est le cas d’un certain Belmont Rossiter, qui fait l’objet
d’une des meilleures entrées).
Le parti pris est celui
de la blague pince-sans-rire, correspondant tout à fait à l’idée qu’un Français
se doit d’avoir de l’humour britannique. Il faut louer l’apparence de sérieux –
le pince-sans-rire, donc – avec laquelle l’entreprise a été menée : de
même que dans le domaine romanesque évoqué plus haut, feindre de garder son
sérieux est la condition nécessaire pour que le lecteur accepte de se laisser
(un peu) prendre à toutes sortes d’absurdités. La littérature au carré
peu offrir des plaisirs au carré (dont, souvent, celui de rire, ou
disons de sourire), mais cela implique un travail au carré. Avez-vous jamais
ri à une plaisanterie racontée par quelqu’un qui s’esclaffe ?
Pour les connaisseurs,
cette Encyclopédie des écrivains ratés peut faire penser, en plus
littéraire, aux guides de la collection « Jet Lag » qui nous
invitaient, il y a quelques années, à visiter le San Sombrero, la Molvanie, le
Bongotswana ou encore l’archipel de Takki-Tikki. Le plaisir éprouvé à la
lecture est du même ordre qu’à celle de tels guides, avec des défauts de même
nature : sur 52 notices, il y a fatalement un peu de déchet et de procédés
comiques un peu répétés qui finissent par sentir un peu le système. Mais il est
après tout permis de considérer la littérature comme un monde où des contrées magnifiques
ou ridicules peuvent être explorées, voire inventées.
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